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ÉTATS-UNIS

Les Démocrates à l’heure du choix

Dimanche 1er juin 2008, par Jérôme Leparoux

La campagne présidentielle américaine a commencé, il y a plus d’un an, dans un contexte économique et international bien différent de ce qu’il est aujourd’hui. La guerre en Irak était alors la préoccupation majeure des Américains. Ceux-ci venaient de donner aux Démocrates la majorité à la Chambre des Représentants, sur la promesse du retrait des troupes. La nouvelle majorité profitait alors d’une conjoncture favorable, pour augmenter le salaire minimum fédéral de 40%.

Depuis, l’ordre des priorités a changé. La guerre et le terrorisme demeurent des sujets essentiels, mais la crise économique a fait irruption dans les débats, comme pendant la campagne de 1992 qui aboutit à la victoire de Bill Clinton sur Georges Bush père. Après les deux mandats désastreux du second Bush, une Amérique qui se cherche et doute d’elle-même s’apprête à élire un nouveau Président dont elle attend beaucoup.

Les Etats-Unis dans la tourmente

En quelques mois, la récession économique s’est installée. La crise du crédit hypothécaire frappe de plein fouet des millions de foyers devenus insolvables, dont le logement est saisi. La hausse du prix du pétrole, combinée à la faiblesse du dollar, a fait exploser le coût de l’énergie, contribuant à porter l’inflation à des taux record, proches de 4% en base annuelle. La hausse des cotisations d’assurance santé, de l’ordre de 10% par an, accentue la baisse du pouvoir d’achat et le sentiment de vulnérabilité de nombreux ménages qui assistent, dans le même temps, à la délocalisation des emplois industriels, notamment vers la Chine. Pour ne rien arranger, la chute de la bourse menace directement les retraites, investies dans des fonds de pensions.

Sur la scène internationale aussi, la situation s’est aggravée. L’Irak est plus que jamais un bourbier qui, selon le probable candidat Républicain, John Mc Cain, exigera un siècle de présence de l’US Army. Le Pakistan est entré dans une zone de turbulence, comme l’assassinat de Benazir Bhutto l’a brutalement mis en lumière, et semble ne plus répondre aux demandes de son allié. L’Iran est perçu désormais comme un danger. La Russie et la Chine contestent l’ordre américain. La dépendance énergétique ou économique vis-à-vis du reste du monde ne cesse de croître.

En toile de fond, progresse le sentiment de la faillite de Washington. Le président a désormais si peu de crédit, que son dernier discours sur l’Etat de l’Union n’a rencontré dans le pays qu’un silence indifférent. Le pouvoir semble impuissant à sortir le pays de l’ornière, quand il n’est pas confisqué par le « big business » pétrolier et pharmaceutique ou par de nouvelles formes de dynastie politique. Depuis la fin de la guerre froide, la première puissance mondiale a rarement connu une situation aussi difficile. Elle se trouve, et le monde avec elle, à la croisée des chemins.

Dans ce contexte lourd, trois réponses politiques différentes ont émergé dans le camp démocrate, pour dessiner l’après Georges W. Bush. La confrontation de ces orientations, dans la campagne pour la désignation du candidat à l’élection présidentielle, a mobilisé - et continue de mobiliser - les électeurs de manière exceptionnelle. La très forte participation, deux fois plus importante que lors des primaires de 2004, souligne la soif de changement des électeurs de gauche.

John Edwards, la voix des déclassés

La première orientation, qualifiée de populiste dans les medias américains, est étrangement familière à des européens. C’est celle d’une aile gauche qui, sans nécessairement se revendiquer comme telle, souligne les ravages de la crise économique et l’accentuation des clivages sociaux qui en découlent, pour tenter de rassembler les classes populaires et les classes moyennes fragilisées.

Son credo, « Economic justice in America is our cause », est, dans le contexte américain, celui de la justice sociale. La dénonciation de la pauvreté et de l’exclusion a fait irruption dans la campagne par la voix de John Edwards, qui a enfourché le cheval de bataille de la couverture santé universelle. La lutte contre l’influence des lobbys et du business dans les décisions publiques est un autre élément essentiel de cette ligne politique, qui ose dénoncer les « profiteurs de guerre ».

Sur le plan économique, John Edwards a donné un débouché politique à un courant d’opinion qui oppose le commerce régulé (Fair Trade) au libre échange (Free Trade) et rejoint, ce faisant, les préoccupations de certaines centrales syndicales qui veulent voir progresser les standards sociaux dans les pays qui exportent vers les Etats-Unis, afin de protéger les emplois. Il défend aussi l’idée d’une politique volontariste de grands travaux pour relancer l’économie.

Bien que n’ayant plus de représentant dans la primaire, après l’abandon de John Edwards, cette ligne politique continue d’irriguer le débat car ses partisans sont devenus un enjeu pour les deux candidats encore en lice. Pour sa part, le colistier de John Kerry en 2004 entend peser sur l’orientation du futur champion démocrate et semble décidé à exprimer sa préférence le plus tard possible.

Hillary Clinton : classes moyennes et moralisme

La seconde voie est le miroir inversé de la première. Elle est classiquement américaine en ce qu’elle fait appel aux valeurs d’efficacité, d’expérience (Record), de ténacité (Resilience) et de travail pour construire une position électorale centrale, dans laquelle se reconnaisse l’ensemble des classes moyennes.

Elle repose sur une stratégie ambivalente qui prend comme pivot quelques mots d’ordre identitaires fondamentaux pour la famille démocrate - la couverture santé universelle ou l’augmentation du salaire minimal fédéral - et reprend dans le même temps à son compte des valeurs d’ordre et de fermeté qui sont l’apanage des Républicains. Dans un système bipartisan, de centrale et modérée, cette ligne anticipe la confrontation avec le candidat de droite et vire au centrisme, sans toujours éviter l’écueil de la démagogie.

Ainsi Hillary Clinton insiste t-elle sur le caractère universel, parce qu’obligatoire, du système de santé qu’elle propose, sans s’embarrasser de l’applicabilité de son projet. Comment, en effet, contraindre des gens qui n’en n’ont pas les moyens à payer une assurance maladie ? Faudra-t-il imposer des amendes à des foyers déjà en grande difficulté ? La Sénatrice de New York s’en tire par une pirouette : son plan garantira des niveaux de prix accessibles pour tous. Ce qui lui permet, au passage, d’envoyer un signal de connivence à l’électorat républicain qui, traditionnellement, dénonce les profiteurs (Free Riders) des systèmes de protection sociale. Pour autant, ni les conservateurs ni les progressistes n’ont oublié l’échec du plan Santé qu’elle proposa en 1993, rebaptisé « HillaryCare » par ses détracteurs, qui coûta la majorité aux démocrates lors des élections de mi-mandat qui suivirent.

En matière internationale, Hillary Clinton se veut réaliste et justifie par là son vote en faveur de l’intervention militaire en Irak. De même que sur les questions d’immigration, l’enjeu est la recherche d’une position républicano-compatible qui permette d’échapper au procès en angélisme ou en faiblesse de la part du camp conservateur.

Sur le plan politique, son approche du corps social est segmentée en catégories qui représentent autant d’intérêts particuliers à satisfaire de façon différenciée. Elle s’inscrit dans la tradition politique anglo-saxonne qui considère que la société a besoin de l’intermédiation de communautés auto-organisées et de groupes de pression. Ainsi s’adresse t-elle aux femmes en tant que Femme, aux hispaniques en tant que tels, ou encore aux classes populaires en tant que groupe social parmi d’autres. Quitte à jouer implicitement sur les tensions entre les différentes communautés, Latinos et Afro-Américains en particulier, pour contrer son concurrent démocrate, d’origine kényane. Quitte, aussi, à résoudre les contradictions sociales en transformant ses principales propositions en impératifs moraux : « We have a moral duty » est un de ses leitmotiv.

En résumé, l’orientation d’Hillary Clinton est plus empreinte de moralisme que portée par une idée du progrès social. Elle repose davantage sur une série de mesures techniques ou isolées, enchâssées aux valeurs nationales, que sur le projet d’une nouvelle société. Ses « solutions for America » visent à séduire à gauche, tout en rassurant à droite. C’est dans les Etats riches, comme la Californie et New York, les Etats frontaliers ou à forte communauté hispanique, comme l’Arizona, le Nouveau-Mexique ou la Floride, que l’ex-First Lady a jusque-là trouvé le meilleur écho.

Barack Obama ou l’espoir d’un renouveau américain

Enfin, le troisième type de réponse vise à recomposer l’espace politique, pour faire émerger une nouvelle majorité de gauche qui permette de dépasser les lignes de fracture traditionnelles de la société américaine. S’efforçant d’évacuer la question raciale, à la différence des candidatures de Jesse Jackson en 1984 et 1988, la ligne de Barack Obama rompt avec le communautarisme anglo-saxon classique d’Hillary Clinton et n’est pas sans rappeler, par contraste, la conception universaliste française de la citoyenneté.

Autre rupture, toute aussi profonde, cette orientation politique promeut des valeurs de solidarité, par opposition à la posture traditionnelle américaine de responsabilité individuelle, de simple égalité des chances et de charité compassionnelle. Il fustige un marché de l’emploi qui met en concurrence les travailleurs entre eux, et souvent les générations, pour décrocher un emploi payé au salaire minimum. Il souligne l’injustice d’une politique fiscale qui, au prétexte de relancer l’économie, profite aux plus aisés et menace la cohésion sociale. Il affirme que l’Etat doit prendre en charge l’essentiel du coût exorbitant de l’enseignement supérieur, en contre partie d’une période de service civil.

La réforme du système de santé est aussi, bien sûr, au cœur du discours de Barack Obama, qu’il associe à une forme de reconquête démocratique. C’est par la soumission des intérêts des compagnies d’assurance et des laboratoires pharmaceutiques à l’intérêt général que pourra être mis en place un système plus juste et accessible à tous. C’est grâce à un débat législatif mené au grand jour que sera endiguée la collusion entre les grands groupes privés et certains secteurs du Congrès. De manière plus surprenante dans le contexte américain, c’est par la réhabilitation de l’impôt que seront dégagés les compléments de financement nécessaires, dans le domaine de la santé, comme dans d’autres champs de l’action publique.

En matière économique, la ligne du Sénateur de l’Illinois met en cause les accords de libre échange, dont le North American Free Trade Agreement (NAFTA), facteurs de raréfaction des emplois industriels sur le sol américain. Elle défend l’idée de la relance par l’investissement public, notamment en matière d’infrastructures. Elle fait aussi écho à l’indignation soulevée par les « superprofits » accumulés par les compagnies pétrolières, au détriment du pouvoir d’achat et de l’environnement.

Sur le plan international, opposé à la guerre en Irak depuis le début, Barack Obama propose ce qui passe ici pour une révolution : une diplomatie du dialogue, qui cherche à rapprocher les intérêts plutôt qu’à diaboliser. Il affirme en particulier, s’il est élu, vouloir rencontrer sans préalable les dirigeants iraniens, nord-coréens ou cubains dès le début de son mandat.

Au total, le courant démocrate que fédère ce leader, inconnu du grand public il y un an encore, défend une orientation exigeante et courageuse, en ce qu’elle heurte des conceptions politiques ancrées. Ajoutés à cela, le charisme et l’histoire personnelle de Barack Obama - bien que diplômé de Harvard, il a débuté en militant comme travailleur social dans les rues de Chicago - ont fait lever un souffle nouveau auprès d’un électorat très divers, qui souvent s’est rendu aux urnes pour la première fois, et veut croire à la politique. Il a reçu le soutien du journal de référence de la gauche américaine, The Nation.

La campagne du Sénateur de l’llinois rappelle celle de J. F. Kennedy. Il semble porter un espoir de changement qui résonne dans toutes les couches de la société et dans tout le pays. Cet espoir est vécu comme étant celui d’un projet collectif que traduit son slogan « Yes, We Can ! » : le renouveau de la société américaine.

Les candidats démocrates, comme nous venons de l’évoquer, affirment chacun à leur manière l’urgence de protéger les familles des soubresauts de la récession, de contraindre les sociétés de crédit à suspendre les saisies de logements, de relancer la « job machine », d’étendre l’assurance santé, de rendre l’enseignement abordable, de retirer les troupes d’Irak, de modifier le rapport des Etats-Unis au reste du monde... Ils incarnent cependant des conceptions de la politique et des ordres de valeurs différents. Surtout, leurs objectifs politiques sont de nature différente.

Alors que le résultat des primaires est encore incertain, celui ou celle qui s’imposera devra rassembler un parti Démocrate qui n’a jamais connu une course à l’investiture aussi disputée. La bataille peut théoriquement se prolonger jusqu’au vote des derniers Etats, au mois de juin, puisque, à ce jour, près d’un tiers des délégués doivent encore être désignés. En cas de relatif équilibre entre les candidats, l’hypothèse existe qu’il revienne finalement à la Convention Démocrate de trancher, fin août.

Dans tous les cas, la mobilisation inhabituelle des électeurs démocrates, environ le double de celle du camp conservateur, est un signe très encourageant dans la perspective de l’élection de novembre 2008.

Jérôme Leparoux est membre du Parti socialiste français. Il vit aux Etats-Unis