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Le microcrédit : solution ou mythe ?

Lundi 13 novembre 2006, par Alexander Cockburn

L’attribution du Prix Nobel de la paix à Muhammad Yunus, « avocat de l’argent des pauvres » (« Le Temps », 14.10.2006), a suscité une avalanche d’articles aux odeurs d’encens religieux. Il est vrai que le microcrédit est à la mode. Hillary Clinton n’a eu de cesse de parler de son voyage au Bangladesh et du rôle du microcrédit. L’ancien collaborateur de Donald Rumsfeld, spécialiste des armes de destruction massive, Paul Wolfowitz, aujourd’hui à la tête de la Banque mondiale, est aussi un fervent partisan du microcrédit. Il n’est donc pas étonnant que la généreuse idée de Muhammad Yunus soit aujourd’hui reconnue.

Ce qui a peu été souligné, tout d’abord, c’est que ce sont les « moyens pauvres » qui ont accès à ces microcrédits. Les indigents n’y ont pas accès. Ensuite, les études plus détaillées, comme celle de Gina Neff, montrent que bien peu sortent, par ce chemin, de l’insécurité et de la pauvreté, et que, huit ans après avoir eu accès à un crédit de la Grameen Bank, 55% des familles ne peuvent toujours pas faire face à leurs besoins alimentaires essentiels. Elles utilisent ces prêts pour des achats et non pour un investissement.

Thomas Dichter a publié les études parmi les plus fouillées sur le microcrédit (voir www. microfinancegateway.org). Et ce n’est pas un économiste radical. Il conclut que les personnes les plus pauvres ne peuvent utiliser ce type de crédit « de manière productive ». Selon lui, il leur faudrait des sommes plus importantes avec des conditions de crédit différentes, des taux d’intérêt beaucoup plus bas et à plus long terme. Même cette conclusion pourrait être discutée. Mais l’opinion modérée de Dichter n’a même pas été divulguée dans la presse.

Il est vrai qu’en Suisse le microcrédit existe à côté de la macrogestion des grandes fortunes privées. Le fondateur de BlueOrchard Finance à Genève, Jean-Philippe de Schreval, voit dans l’attribution du Prix Nobel à M. Yunus une occasion « d’accélérer la croissance du secteur » (« Le Temps », 14.10.2006). Ce secteur, rentable, est censé, selon De Schreval, établir « un lien entre deux mondes qui ne se parlaient pas : d’une part, les démunis qui n’avaient aucune chance d’accéder au crédit et, d’autre part, les clients des banques privées, les fonds de pension et les investisseurs institutionnels ». BlueOrchard travaille, entre autres, avec la Compagnie financière Edmond de Rothschild à Genève et avec Credit Suisse (pour ce dernier, par le biais du fonds de placement Respons Ability). A coup sûr, après ce Prix Nobel, « deux mondes qui ne se parlaient pas » vont se rencontrer. Où et comment, on l’apprendra plus tard. – Réd.

Le comité qui a jadis décerné le Prix Nobel à Henry Kissinger [1] l’a attribué cette année à Muhammad Yunus, l’économiste qui a popularisé le terme de « microcrédit » avec la Banque Grameen, dans son pays natal du Bangladesh. On peut dire qu’il s’agit là d’une sorte de progrès. Mais si toute phrase reliant le terme « paix » avec le nom « Henry Kissinger » est un non-sens, l’idée que des microcrédits peuvent aider – pour utiliser les termes employés lors de cette attribution par le Comité Nobel – de « larges groupes de population à trouver des voies pour sortir de la pauvreté » est tout aussi creuse.

Au cours des années 1980 et 1990, dans le vocabulaire courant des tenants des bonnes œuvres du Premier Monde, le terme de « microcrédit » est devenu un de ces mots magiquement passe-partout, inséré dans des milliers de rapports annuels de fondations et d’ONG, tout comme le terme « durable ». Qu’est-ce qui pourrait être plus vertueux, en termes de philanthropie prudente, que d’accorder de très petits prêts à des femmes très pauvres ? Ainsi les microcrédits évoquent un souffle sain et moral, sans lien avec le monde des sordides méga-prêts (bien que, en l’espèce, les taux d’intérêt ne soient pas méga), un peu comme les micro-brasseries de Budweiser [allusion à la mode des micro-brasseries que le géant Budweiser a su utiliser].

Le problème, c’est que les microcrédits ne font pas une macro-différence. Ils ont sans doute aidé quelques femmes pauvres. Mais d’une certaine manière, ils mettent en évidence une défaite. Au début des années 1970, il y avait toutes sortes de projets gigantesques destinés à changer tous les rapports entre le Premier Monde et le Tiers Monde, de telle manière à ce que les économies du Tiers Monde permettent d’atteindre des niveaux de vie décents pour la majorité, et non seulement pour quelques-uns. Dans le cadre des Nations unies, des économistes radicaux travaillaient avec acharnement pour élaborer des plans en vue d’un Nouvel Ordre économique mondial. Tout cela est parti en fumée, et voici que, trente ans plus tard, les classes bienveillantes acclament les microcrédits.

Les microcrédits sont des micro-pansements dans un contexte où, pour prendre l’exemple de l’Inde, plus de 100’000 paysans, dont un grand nombre de femmes, se sont suicidés parce que leur gouvernement fédéral et celui de leur Etat, ainsi que de grandes institutions internationales se sont fait les promoteurs des priorités brutales du néolibéralisme.

Comme me l’a dit avec une pointe de sarcasme l’économiste Robert Pollin lorsque je lui ai demandé ce qu’il pensait de l’attribution du prix à Yunus : « Le Bangladesh et la Bolivie sont deux pays reconnus comme ayant les programmes de microcrédits les plus réussis du monde. Ils restent également deux des pays les plus pauvres du monde. »

Dans les tableaux statistiques du développement humain (établis par le PNUD), le Bangladesh arrive au 139e rang, soit derrière l’Inde, avec 49,8% de sa population de 150 millions survivant en dessous du seuil officiel d’indigence. Dans la patrie de la banque Grameen, environ 80% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour [seuil de pauvreté]. Une étude du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) datant du début des années 1990 a montré que la totalité des microcrédits au Bangladesh constituait 0,6% du total des crédits dans ce pays. Ce qui n’est pas une transformation de taille.

Dans ce contexte, qu’ont pu apporter les microcrédits ? J’ai posé la question à Palagummi Sainath, auteur de Everybody Loves a Good Drought (« Tout le monde aime une bonne sécheresse ») et le journaliste le plus au fait du dénuement de l’Inde rurale et des conséquences de l’actuelle politique économique [2]. Oui, m’a-t-il répondu, le microcrédit peut effectivement être un instrument légitime dans certaines conditions pour autant que vous ne l’élevez pas au rang d’une « gigantesque arme ». Le fait de contracter une dette n’a jamais libéré personne. Cela dit, pour beaucoup de femmes pauvres, le recours à des microcrédits a pu constituer un soulagement en leur permettant de contourner les bureaucraties bancaires et les prêteurs d’argent.

Mais aujourd’hui la Banque mondiale et le FMI, tout comme les banques d’Etat et commerciales, sont en train de puiser dans le filon de la micro-finance. Le business des microcrédits devient rapidement un empire gigantesque, redonnant le contrôle à ces mêmes banques et bureaucraties que les femmes cherchaient à contourner. Le microcrédit est en train de devenir un macro-racket.

P. Sainath souligne que les taux d’intérêt que paient les femmes ayant contracté des microcrédits en Inde sont de loin plus importants que les taux d’intérêt des prêts accordés par les banques commerciales. « Elles paient entre 24 et 36% sur des prêts destinés à des dépenses productives, alors qu’une personne de la classe la plus élevée peut financer l’achat d’une Mercedes à un taux de 6 à 8% grâce au système bancaire. »

Le prêt moyen de la banque Grameen s’élève à 130 dollars au Bangladesh, et est inférieur en Inde. Or, le problème de base des pauvres dans ces deux pays est le manque de terre et le manque de capitaux. Dans la province indienne d’Andhra Pradesh, où il y a des milliers de groupes associatifs de microcrédits, la terre coûte 100’000 roupies l’acre [un demi-hectare] et une terre moins productive peut-être 60’000 roupies – c’est-à-dire plus de 2000 dollars. Avec 130 dollars, on ne peut pas acheter un ranch, ni même une bonne vache ou un buffle. Alors, combien de femmes pauvres ont-elles pu échapper au piège de la pauvreté dans cette province, demande Sainath. « Essayez donc de trouver la réponse », dit-il.

« Avec 130 dollars, vous n’avez pas accès aux biens de base », explique Sainath. « La somme est minuscule. Les taux d’intérêt sont élevés, et les sanctions pour défaut de paiement sont féroces. Lors de récentes inondations dans l’Andhra Pradesh, quelques journalistes indépendants se sont rendus dans un village où tout avait été emporté. Ils ont pu constater que les premiers à revenir après l’inondation étaient ceux qui avaient alloué des micro-crédits, qui menaçaient les femmes, exigeant d’elles des versements mensuels alors qu’elles avaient tout perdu. »

Les gouvernements aiment les microcrédits, car ils leur permettent de renoncer à leurs responsabilités les plus élémentaires envers les citoyens pauvres. Le microcrédit fait du marché un dieu.

Supposons que USAID [United States Agencies for International Development] ou une autre agence du même genre décide de consacrer 10 millions de dollars à des microcrédits. Ce qui était autrefois une initiative d’un groupe de femmes au niveau du village est devenu une activité prestigieuse de financement. Bien avant que les femmes du village ne voient la première roupie, des ONG, des consultants, des dirigeants de banque et leurs proches se sont déjà tous servis. Lorsque le prêt parvient enfin aux villageoises, le coût est prohibitif, et les femmes très pauvres et issues des basses castes en sont souvent exclues. En plus, certains modèles de crédits renouvelables exigent que chaque femme verse une roupie par jour. Mais souvent les femmes n’ont pas une roupie par jour, et elles se rendent donc chez l’usurier local pour pouvoir payer l’intérêt du microcrédit.

Comme l’explique Sainath, le micro-prêt peut être utile, mais il ne devrait pas être idéalisé comme étant une activité qui va transformer la société, car sur ce plan-là il est inopérant. A l’opposé, comme le souligne Robert Pollin : « Les Tigres de l’Asie orientale, comme la Corée du Sud et Taiwan, ont fait appel durant une génération à des programmes de crédits massifs, subventionnés par l’Etat, pour soutenir une production manufacturière et des exportations. Et actuellement ces deux pays atteignent des niveaux de vie proches de ceux de l’Europe occidentale. Maintenant, les pays pauvres doivent s’adapter au modèle de macro-crédit de l’Asie orientale pour promouvoir non seulement des exportations mais aussi la réforme agraire, des coopératives de commercialisation, une infrastructure qui fonctionne et, avant tout, des emplois décents. »

Le problème avec les programmes de crédit publiquement subventionnés par l’Etat, c’est qu’ils sont publics et qu’ils sont importants, et vont à l’encontre du credo néolibéral. C’est pour cela que Yunus a obtenu son Prix Nobel, alors que des partisans radicaux de réformes agraires reçoivent des balles dans la nuque. (Traduction « A l’Encontre »)

1. Henry Kissinger, au côté de Nixon entre 1973 et 1977, a été l’un des artisans des bombardements massifs sur le Laos et le Cambodge. Il a reçu le Prix Nobel de la paix en 1973 suite aux « accords de Paris » du 23 janvier de la même année, accords qui ont marqué le début du retrait américain du Vietnam. Le négociateur vietnamien Le Duc Tho refusa ce prix, car il considérait que la paix n’était pas encore faite. Les liens de Kissinger avec le coup d’Etat au Chili en 1973 ont aussi été le sujet de nombreux articles aux Etats-Unis. – Ndlr

2. Les lecteurs peuvent prendre connaissance de ses études sur le site India Together (www.indiatogether.org). – Ndlr

* Alexander Cockburn est l’animateur du magazine Counterpunch, avec Jeffrey St-Clair, et auteur de nombreux ouvrages que l’on peut trouver sur le site de cette publication.