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La montée en puissance du complexe « Aide et Reconstruction »

Samedi 22 juillet 2006, par Walden Bello

Les catastrophes naturelles et sociales telles que les guerres ont eu pour conséquences communes des dégâts infrastructurels massifs et de grandes dislocations sociales. Jusqu’à ces dernières années, les buts de l’aide et de la reconstruction étaient assez simples : aide matérielle immédiate aux victimes, réduction de la dislocation sociale, rétablissement d’une organisation sociale fonctionnelle et réhabilitation de l’infrastructure matérielle. Dans les catastrophes majeures ou les guerres, les acteurs internationaux étaient des protagonistes centraux - en premier lieu, les agences des Nations Unies (ONU) et le Comité International de la Croix Rouge (CICR).

Toutefois, ces dernières années, les objectifs de l’aide post-catastrophes aussi bien que de la reconstruction après conflit sont devenus plus complexes. Les considérations stratégiques ont commencé à prévaloir dans les opérations militaires d’aide, menées suite aux catastrophes. L’organisation et la mise en œuvre de la reconstruction après désastre ou après conflit sont de plus en plus influencées par l’économie de marché néolibérale. Un nouvel humanitarisme militant imprègne non seulement le travail de reconstruction après conflit mais, dans certain nombre de cas, il a lui-même contribué à précipiter des conflits.

L’assistance après catastrophes et la reconstruction après conflits sont ainsi de plus en plus enchevêtrées, si bien qu’il est difficile de comprendre la dynamique de l’un des deux théâtres d’opérations sans s’intéresser à l’autre. C’est d’autant plus vrai que la même équipe d’acteurs domine désormais les deux scènes : le commandement politico-militaire américain, la Banque mondiale, des entrepreneurs du secteur privé et des organisations non gouvernementales pour l’humanitaire et le développement (ONG). Les missions humanitaires coordonnées par l’ONU et par la Croix Rouge appartiennent au passé, même si ces acteurs continuent à participer au travail d’assistance et de reconstruction, aux côtés, bien sûr, des gouvernements nationaux. Ce nouvel establishment de la reconstruction après catastrophe ou après conflit, nous l’appellerons ici « le Complexe Aide et Reconstruction » (CAR). Des structures de pouvoir développent des idéologies légitimantes et accompagnent la montée du CAR par un discours stéréotypé basé sur des appels à la sécurité nationale et internationale, sur l’économie ultralibérale et sur un humanitarisme se référant aux « droits », lequel est en plein essor militant.

Le Pentagone utilise le Tsunami

Dès les premières heures qui suivirent le raz-de-marée gigantesque qui a touché au moins onze pays de l’Océan Indien le 26 décembre 2004, l’avion de reconnaissance Orion de la marine US s’est mis à survoler les zones touchées pour fournir une aide d’urgence et évaluer les dégâts. Ce fut le prélude à une expédition massive qui engloba finalement plus de 24 navires de guerre américains, plus de 100 avions et quelque 16.000 personnes employées par l’armée - la plus forte concentration militaire américaine en Asie depuis la fin de la guerre du Vietnam.

Il ne s’agissait pas d’une mission militaire désintéressée en temps de paix. Un des indices les plus immédiats en fut l’effort délibéré des USA pour marginaliser les Nations Unies, dont beaucoup attendaient qu’elles coordonnent, au moins formellement, l’effort d’assistance. Au lieu de cela, Washington chercha à contourner les Nations-Unies en créant un « consortium » d’aide séparé avec l’Inde, l’Australie, le Japon, le Canada et plusieurs autres gouvernements, le Centre de Coordination Combinée du corps expéditionnaire de l’armée américaine à U-Tapao en Thaïlande servant en réalité d’axe à l’ensemble de l’opération d’aide.

Pour l’administration Bush, montrer le drapeau américain était considéré comme un objectif important, car les relations étaient au point froid entre les Etats-Unis et beaucoup de communautés du sud-est asiatique. En effet, pour beaucoup de musulmans - majoritaires dans le pays le plus dévasté, l’Indonésie - la « guerre contre le terrorisme » était ressentie comme dirigée contre eux. La guerre d’Irak, elle aussi, était généralement impopulaire dans toute la région ; il s’agissait donc d’une occasion pour montrer les militaires américains sous un jour autre que celui d’une force imposant une dure occupation militaire.

Cependant il y avait aussi d’autres objectifs directement militaires. Les militaires indonésiens avaient fait l’objet d’un embargo sur les ventes d’armes américaines ainsi que de restrictions sur l’entraînement militaire américain pendant près d’une décennie, grâce au succès de la campagne menée pendant les années 90 par des groupes militant pour les droits humains, campagne qui avait dévoilé l’oppression systématique exercée par l’armée indonésienne, la TNI. L’effort d’aide après le tsunami fut l’occasion pour le Pentagone de pousser à l’abandon de ces restrictions. Comme Paul Wolfowitz, alors Secrétaire à la Défense l’exprima lors d’une visite à Jakarta quelques semaines après la catastrophe : « plus nous pouvons coopérer sur une base de paix, en temps normal, avec les militaires de cette région, plus nous pouvons augmenter notre capacité de réponse aux catastrophes ».

Il ajouta : « chacun a beaucoup à perdre d’une longue période de limitations sévères des capacités de ses militaires... quand vous coupez leurs contacts avec des militaires, que ce soit au Pakistan... ou ici, comme nous l’avons fait dans une moindre mesure mais en continu. Je pense que cela ne sert pas les objectifs mêmes que ces restrictions sont censées réaliser. »

La coopération de militaire à militaire pendant l’aide post-tsunami a représenté une étape importante de ce processus dans lequel Wolfowitz s’est efforcé de réinstaurer l’assistance militaire à l’Indonésie.

En janvier 2005, en raison du tsunami, Washington autorisait, les ventes d’articles de défense « non léthaux », y compris des pièces de rechange pour avions de transport militaires. En février 2005, l’interdiction touchant la formation militaire fut levée suivi en mai de celle sur les ventes gouvernementales d’équipements de défense non léthaux. Enfin en novembre 2005, malgré le vote du Congrès, deux semaines auparavant, pour maintenir l’interdiction, le Département d’Etat, faisant appel à une disposition dérogatoire relative à la sécurité nationale, reprenait sans restriction l’aide et la formation militaires, évoquant notamment l’objectif de renforcer les capacités « de secours en cas de désastre » des militaires indonésiens.

Confrontée à deux insurrections actives, en Aceh et en Papouasie occidentale, la TNI pourrait trouver bien utile l’aide militaire des Etats-Unis, en particulier si le fragile cessez-le-feu conclu après le tsunami avec le GAM, le mouvement indépendantiste d’Aceh, cédait la place à de nouvelles hostilités.

Les manœuvres stratégiques utilisant le tsunami comme tribune ne se limitent pas à l’Asie du sud-est. En Asie du Sud, les efforts d’assistance du Pentagone étaient prêts à se déployer dans des zones du Sri Lanka contrôlées par les Tigres Tamouls (LTTE), groupe que le Département d’Etat a inscrit sur sa liste d’organisations terroristes. Plusieurs centaines de Marines du navire de guerre Bonhomme Richard furent disposés pour être déployés à Galle, sur la côte ouest, afin de « fournir un potentiel limité en ingénierie » pour réparer les routes et autres infrastructures endommagées. Etant donné que, quelques jours auparavant, les Tigres et l’armée sri-lankaise étaient sur le point de reprendre les hostilités, un expert militaire nota que l’utilisation de troupes et de bâtiments américains pour l’effort d’aide avait des implications stratégiques : « S’il y a épreuve de force, la présence de troupes étrangères - en particulier américaines et indiennes - impliquées dans le travail d’assistance peut faire une grosse différence... En cas d’opération militaire, le supplément de capacités aéroportées desormais à disposition du Sri Lanka sous forme d’hélicoptères étrangers utilisés dans l’aide humanitaire, pourrait être terrible. Ces forces ont également contribué aux capacités de restauration et de réparation des infrastructures. De façon analogue, les bâtiments des forces navales étrangères peuvent constituer un solide cordon empêchant tout accès de l’extérieur aux LTTE. »

S’il est douteux que les USA aient eu la moindre intention d’intervenir activement dans un conflit ouvert, sa présence à proximité pourrait néanmoins être fortement dissuasive, psychologiquement, pour les Tigres. En outre, Washington était désireux de réaffirmer son influence dans une zone dont il avait été écarté par l’initiative du gouvernement norvégien, lequel avait réussi à négocier une trêve entre les autorités sri lankaises et les Tigres.

Conscients de leur désavantage stratégique, les Tigres s’opposèrent fermement à la présence militaire américaine, obligeant la Présidente Chandrika Kumaratunga à réduire sa demande d’aide aux USA. En conséquence, seuls des hélicoptères des forces navales américaines furent finalement intégrés dans les opérations de secours.

L’assistance militaire etats-unienne a contribué à sauver des vies, à alléger la misère des survivants du raz-de-marée et à restaurer les infrastructures. Il n’empêche que cette aide était associée à des objectifs de stratégie et de propagande. On peut douter de sa capacité à réhabiliter l’image ternie des Etats-Unis parmi les musulmans indonésiens, mais cette initiative a remporté un grand succès en créant un climat favorable à la levée des restrictions à l’aide militaire fournie à la TNI, armée que le Pentagone a longtemps considérée comme son allié le plus stratégique en Asie du sud-est.

La Banque mondiale

Pendant que les militaires américains menaient les secours immédiats, la Banque mondiale joua le premier rôle sur la scène de la reconstruction, et là, comme dans le scénario précédent, les Nations Unies furent placées à un poste subordonné. Dans les 6 premiers mois qui suivirent le raz-de-marée, la Banque mondiale alloua 835 millions de dollars aux pays dévastés. Chose tout aussi importante, elle a pris la direction d’un Trust Multi-Donateurs pour Aceh et le Sumatra septentrional pour administrer quelque 500 millions de dollars d’aide émanant de la Commission européenne, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, du Canada, de la Suède et d’autre contributeurs.

Un esprit cynique dirait que la Banque mondiale avait besoin du Tsunami pour redorer son blason en tant qu’agence gérant les catastrophes. A ce moment son bilan était encore entaché par le fait que, sur les 8,7 milliards de dollars d’aide promis par la Banque mondiale et les gouvernements occidentaux aux pays d’Amérique centrale touchés par l’ouragan dévastateur Mitch, moins d’un tiers de cette somme fut finalement matérialisé. Les administrateurs de la Banque mondiale étaient également gênés par le fait que bien des Honduriens croyaient qu’elle avait imposé un « ouragan permanent » sur leur pays.

Pour satisfaire la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI), le Congrès du Honduras avait fait passer un ensemble de lois autorisant la privatisation des aéroports, ports de mer et autoroutes ainsi que des projets hâtivement ficelés pour privatiser les services publics de fourniture d’électricité, de téléphonie et, partiellement, du secteur de l’eau, alors que, comme Naomi Klein le décrit, « le pays était toujours enfoncé jusqu’aux genoux dans les décombres, les cadavres et la boue ». Au cours de cette même période, le Guatémala et le Nicaragua annonçaient des projets de vente de leurs services téléphoniques, le Nicaragua bradant également sa compagnie d’électricité et son secteur pétrolier.

Et en effet, lorsque la Banque mondiale se lança sur la scène de la reconstruction après le raz-de-marée, quelques-unes des mêmes critiques refirent surface. Bien sûr, personne n’accusait la Banque mondiale de se servir du désastre comme d’une occasion pour imposer à la hâte un programme de privatisation, comme elle l’avait fait après l’ouragan Mitch. Toutefois elle fut critiquée, de même que certains gouvernements, pour avoir mis en avant la réhabilitation d’entreprises commerciales telles que les élevages de crevettes et les stations touristiques. En effet, un rapport de février 2005 relatif à ses opérations après le Tsunami note que l’International Finance Corporation, le levier financier de la Banque mondiale, a « envisagé de financer des équipements qui mobiliseront rapidement le financement de dettes à long terme pour la relance des opérations touristiques dans les zones touchées. »

Soutenue ou non par la Banque mondiale, toujours est-il que la relance du tourisme bénéficia effectivement d’un traitement spécial dans un certain nombre de pays. Au Sri Lanka, selon un rapport de la Croix Rouge, « le gouvernement est résolu à maintenir une zone d’exclusion littorale où les immeubles résidentiels privés ne seront pas autorisés et où sera exclusivement autorisé le développement de l’immobilier commercial lié au tourisme et aux vacances. » En Thaïlande, beaucoup de stations touristiques ont été entièrement reconstruites et accueillaient à nouveau, un an plus tard, le flux interrompu de visiteurs. Toutefois, selon un rapport, cette « construction rapide a entraîné ses propres problèmes ; les villageois thaïs locaux accusent les entrepreneurs d’avoir étendu illégalement leurs implantations sur les plages. Plus des deux tiers des 47 villages thaïs détruits pas le raz-de-marée sont toujours empêtrés dans des disputes relatives aux droits fonciers. »

En réponse aux critiques, la Banque mondiale a prétendu que son action de réhabilitation et de reconstruction après le tsunami avait été généreuse. Son rapport adressé aux gouvernements donateurs, plus d’un mois après le raz-de-marée, se contentait d’autocongratulations : « La catastrophe a révélé l’excellence du personnel de la Banque mondiale et a démontré l’efficacité de la décentralisation. La Banque a rapidement : a) mobilisé une assistance sur place dans les pays touchés afin de planifier une relance accélérée ; b) mobilisé son soutien financier ; c) aidé à coordonner le soutien à la réhabilitation et à la relance... Elle a su utiliser son avantage comparatif en matière de réhabilitation et de reconstruction, sa connaissance des économies de ces pays, sa connaissance globale des opérations et du travail d’analyse, ses compétences en approvisionnement et gestion financière et son expérience de coordination des donateurs et d’assistance financière à la reconstruction en aidant les pays à formuler leurs projets de réhabilitation. »

On remarquera ici que c’est le même argument - le prétendu « avantage comparatif » que posséderait la Banque mondiale grâce à sa connaissance globale des institutions des pays touchés par des catastrophes naturelles - qu’elle présente pour justifier son rôle de leader dans la reconstruction après conflits.

Si la Banque mondiale s’est montrée sur la défensive pendant la campagne du tsunami, ce n’est pas seulement en raison de ses piètres performances au moment de l’ouragan Mitch. Au cours de la dernière décennie, elle avait été abondamment critiquée par divers milieux influents. En 2000, elle fut clouée au pilori par un organisme nommé par le Congrès américain, la Commission Meltzer, qui dévoila une série de découvertes dévastatrices, notamment que 70 % des prêts hors aide de la Banque étaient concentrés dans onze pays, avec 145 autres pays membres voués aux miettes des 30 % restants ; que 80 % des ressources de la Banque étaient consacrés non pas aux pays les plus pauvres mais aux meilleurs d’entre eux, ceux qui jouissaient d’indices de solvabilité positifs ; et que le taux d’échec des projets de la Banque mondiale était de 65 à 70 % dans les sociétés les plus pauvres, et de 55 à 60 % dans l’ensemble des pays en développement. Selon la Commission, ces chiffres voulaient dire que la Banque mondiale avait perdu toute crédibilité par rapport à sa mission déclarée : faire reculer la pauvreté mondiale.

Par-dessus le marché, les programmes d’ajustement structurels que la Banque mondiale et le FMI administraient dans plus de 90 pays en développement et économies en transition avaient généralement échoué, par rapport à leurs objectifs déclarés : promouvoir une croissance soutenable, éradiquer la pauvreté et réduire les inégalités, inspirant le nouvel intitulé de ces programmes, « rapports sur la stratégie de réduction de la pauvreté ».

La Banque mondiale a également dû faire face à des accusations selon lesquelles elle avait toléré la corruption, contrairement à sa propagande en faveur de la « bonne gouvernance ». Par exemple, sur les 30 milliards de dollars alloués au gouvernement Suharto pendant plus de trente ans, 30 % environ -, c’est un administrateur de la Banque mondiale qui l’avoue - ont été empochés par des fonctionnaires du gouvernement indonésien.

La reconstruction après les conflits

Peut-être en partie en raison de ses piètres résultats dans sa mission de développement, la Banque mondiale s’est mise à consacrer une part de plus en plus importante de ses ressources au travail de reconstruction et d’aide après catastrophes, y compris dans des sociétés d’après-guerre. Si la Banque mondiale pouvait être contestée dans son travail de développement, elle était inégalable dans ses efforts de reconstruction. C’était en quelque sorte un retour aux sources, puisqu’elle est née au milieu des années quarante en tant qu’agence essentielle pour la reconstruction de l’Europe d’après-guerre.

Tout en intensifiant sa tâche environnementale dans les années 1990, la Banque mondiale s’est réorientée vers la reconstruction après conflits. En 1997 elle créa le Fonds Post Conflit (FPC) « pour accroître la capacité de la Banque mondiale à apporter un soutien aux pays en transition entre conflit et croissance économique pacifique durable. » Les pays en situation d’après guerre reçoivent maintenant 20-25 % du total des prêts de la Banque mondiale, après avoir atteint 16 % en 1998, soit une augmentation de plus de 800 % depuis 1980. Elle possède à présent une unité spéciale chargée de développer des programmes pour les pays touchés par des conflits, l’Unité pour la Prévention des Conflits et la Reconstruction.

Selon Shalmali Guttal de Focus on the Global South : “Ce qui est remarquable dans l’engagement de la Banque mondiale en faveur de la reconstruction, c’est l’ampleur et la dimension de ses opérations, et la facilité avec laquelle elle recycle ses programmes habituels à la mode « reconstruction ». Ces activités de reconstruction couvrent un vaste spectre, depuis le « conseil » politique et la commande d’études, jusqu’aux activités de financement dans les pays et l’acheminement des fonds de donateurs vers un pays déchiré par la guerre ou accablé de conflits, pour sa reconstruction. La Banque mondiale, à travers divers mécanismes tels que la gestion de fonds fiduciaires donateurs ou des projets de « stratégie de soutien transitionnelle », joue maintenant « un rôle significatif dans le modelage des climats socio-économiques et politiques en Afghanistan, au Cambodge, dans la région des Grands Lacs africains, dans les Balkans, au Libéria, Népal, Sierra Leone, Timor Oriental, Sri Lanka, en Cisjordanie et à Gaza, ainsi que dans d’autres régions déchirées par les guerres, conflits et catastrophes. »

La reconstruction post conflits a mêlé de plus en plus intimement la Banque mondiale aux politiques étrangères et aux objectifs sécuritaires de son membre et donateur dominant, les Etats-Unis. La nomination de Paul Wolfowitz à la Présidence de la Banque mondiale a en effet généralement été considérée comme une confirmation du désir de l’administration Bush d’intriquer plus étroitement les activités de développement, d’aide et de reconstruction post-conflit de la Banque avec ses propres objectifs stratégiques.

La chose est la plus visible en Afghanistan et en Irak, où le double objectif de l’administration Bush - pacification et privatisation - est devenu également le but essentiel de la Banque mondiale.

En Afghanistan, la Banque mondiale est au centre de l’activité de reconstruction, engageant à dater de janvier 2006 quelque 973 millions de dollars pour 18 projets, et administrant 6 subventions d’aide pour un montant total de 1,31 milliards du Fonds pour la Reconstruction de l’Afghanistan. La Banque mondiale déclare qu’elle canalise des investissements de soutien « alignés sur les priorités nationales. » Naomi Klein écrit que la privatisation est manifestement une de ces priorités : « En Afghanistan, où la Banque mondiale administre l’aide au pays via un fonds fiduciaire, elle a déjà réussi à privatiser les soins de santé en refusant de donner des fonds au Ministère de la Santé pour construire un hôpital... et a exigé « un rôle accru pour le secteur privé » dans le système des eaux, des télécommunications, du pétrole, du gaz et de l’extraction minière ; elle a ordonné au gouvernement de « se retirer » du secteur de l’électricité pour le laisser aux « investisseurs privés étrangers ». Ces profondes transformations de la société afghane n’ont jamais été débattues et n’ont pas fait l’objet de rapports, parce que peu de gens extérieurs à la Banque savent qu’elles ont eu lieu. Les changements étaient enterrés tout au fond d’une « annexe technique » attachée à une subvention fournissant une aide « d’urgence » aux infrastructures afghanes dévastées par les guerres - et ce, deux ans avant les premières élections législatives. »

A cet égard, la Banque mondiale considère la participation d’investisseurs étrangers comme essentielle dans le processus de privatisation, comme le montre le fait que son « Afghanistan Investment Guarantee Facility » destinée aux investisseurs étrangers insiste sur la couverture d’« acquisitions impliquant la privatisation d’entreprises d’Etat ».

En Irak, l’un des premiers actes posés par les autorités américaines après le renversement de Saddam Hussein fut de faire financer la reconstruction par la Banque mondiale. L’ancien Président James Wolfensohn promit de lever de 3 à 5 milliards de dollars, et la Banque mondiale mit en place le Irak Trust Fund, une agence de donateurs multilatéraux qui injecterait l’argent dans la relance économique. Lors de l’annonce de la création de ce Fonds, la Banque mondiale identifia « l’économie à commandement centralisé » de l’Irak comme l’un des facteurs qui avaient étouffé la croissance et le développement et elle indiqua que l’un des objectifs majeurs de la stratégie intérimaire du Fonds pour l’Irak serait la « fourniture de conseil politique et un travail d’analyse qui ouvriraient la voie à une transition vers une économie de marché. »

La Banque mondiale n’était bien sûr que l’un des nombreux acteurs coordonnés par Washington pour transformer radicalement l’Irak en paradis du marché protégé par les forces armées américaines. Le Département d’Etat américain et l’Agence américaine pour le développement international (USAID), en collaboration avec l’Autorité Provisoire de la Coalition (CPA), ont fait venir des entrepreneurs « en vue d’établir le cadre légal de base pour que fonctionne une économie de marché », selon les termes d’une directive USAID. L’une des priorités fut la création d’un régime légal pour l’investissement étranger. A cet égard, La Banque mondiale manifesta son soutien à l’effort radical de la CPA pour réécrire la loi irakienne sur les investissements étrangers, en l’absence de régime souverain en place, comme elle l’avait déjà fait dans le cas de l’Afghanistan. Selon Kathy Hoang, un « rapport d’évaluation des besoins communs à la Banque mondiale et aux Nations Unies » citait positivement le décret 39 de la CPA, dans les termes suivants : « ...ferait de ce pays l’un des plus ouverts au monde. La loi permet la pleine propriété étrangère des affaires dans tous les secteurs (à l’exception des ressources naturelles [par exemple le pétrole]), permet aux firmes étrangères d’entrer en Irak en tant que propriétaires directs de filiales ou par des joint ventures, offre un traitement national aux firmes étrangères et permet le rapatriement complet et immédiat des profits. »

Comme l’écrivait à l’époque le Financial Times, ces changements « font de l’Irak une des économies les plus libéralisées du monde développé et vont même plus loin que les lois de bien des pays riches. »

L’approbation du décret de la CPA par la Banque mondiale n’avait rien de surprenant. Ce décret sera plus tard enchâssé avec d’autres décrets ultralibéraux dans la Constitution irakienne, dont la version finale apparut en été 2005. Un document de travail de la Banque mondiale, tirant les leçons d’une guerre précédente, déclarait : « L’une de principales leçons de l’expérience en Bosnie-Herzégovine est la nécessité de pousser à des réformes politiques concernant l’investissement, et ce, le plus tôt possible ... Il est certain qu’une réforme plus précoce aurait été souhaitable, et c’est là l’une des plus importantes leçons à tirer pour d’autres situations post-conflits. »

La privatisation et le démantèlement des entreprises d’Etat, tout comme l’investissement étranger, étaient une préoccupation majeure de la Banque mondiale. Comme le note la stratégie intérimaire de la Banque mondiale, « une économie ouverte et un environnement propice à l’investissement privé sont essentiels pour la croissance. L’Irak a donc besoin d’établir une structure de régulation solide, de réformer et de privatiser les entreprises de monopole d’Etat et les banques ».

Tout en suivant nettement l’agenda des USA, la Banque mondiale tentait également de se tailler un rôle sur mesure dans la reconstruction irakienne en mettant en avant sa supériorité sur d’autres institutions, y compris les agences gouvernementales américaines comme l’USAID, pour gérer de vastes transformations économiques : « L’avantage comparatif de la Banque est de construire la capacité institutionnelle de l’Irak, en mettant en œuvre des opérateurs qui utilisent les institutions irakiennes et en faisant ressortir la propriété irakienne, l’approche multisectorielle et les cadres de dépenses cohérents. En revanche, beaucoup d’autres partenaires externes canalisent l’assistance à des projets particuliers par l’intermédiaire de sous-traitants privés, agences externes ou ONG. Un autre avantage comparatif est celui d’assurer la prise en considération d’une expérience internationale et de pratiques exemplaires. »

Comme nous le disions plus haut, c’est là, presque mot pour mot, le même argumentaire déployé par la Banque mondiale pour légitimer son rôle moteur dans les campagnes d’aide d’après catastrophes.


Le rôle des multinationales

Les sociétés « et en particulier les compagnies privées américaines comme Halliburton et Bechtel », ont été des acteurs de premier plan dans le processus de reconstruction, incitant Naomi Klein à forger le terme bien approprié de « capitalisme de catastrophe ». Ces constructeurs d’infrastructures ont reçu des centaines de millions de dollars en aide bi- et multilatérale. Ainsi, une importante étude dénonce : « l’énorme manne de 3,9 milliards de dollars que Halliburton a reçue du Pentagone en février 2003 est allée au travail de la compagnie en Irak, Afghanistan et alentours, travail comprenant à peu près tout : construction de bases militaires, restauration, blanchisserie, entretien des véhicules militaires, réhabilitation des infrastructures pétrolières irakiennes. » Ces 3,9 milliards de dollars gagnés par la société en 2003 n’incluent pas des milliards en nouveaux contrats signés depuis cette date pour la reconstruction d’infrastructures pétrolières dans le sud de l’Irak ou pour des travaux dans d’autres régions du monde. Halliburton a aussi construit des bases en Ouzbekistan et des camps de prisonniers à Guantanamo Bay, Cuba. « Partout où l’armée américaine doit se déployer à bref délai, Halliburton est là, travaillant sur contrats à coûts majorés » note Frida Berrigan associée de recherche au centre de ressource sur le commerce des armes du World Policy Institute, et co-auteur de la nouvelle analyse « Les milliards qu’ils ont gagnés jusqu’à présent ne sont que la pointe de l’iceberg. » Alors que les constructeurs d’infrastructures « dures » comme Bechtel et Halliburton ont été au centre de l’attention, des agents d’infrastructures « soft » ont par ailleurs joué un rôle important dans le processus de reconstruction des infrastructures. En Irak par exemple, l’USAID a engagé l’organisation Research Triangle Institute (RTI) pour gérer la restructuration du gouvernement local, Creative Associates, pour travailler sur « les partenariats public-privé », Abt Associates, pour réformer le système de santé publique, Development Alternatives Inc., pour gérer la transition des pauvres ruraux vers une économie de marché, et Bearing Point, pour créer le cadre légal de régulation d’une économie de libre échange.

Beaucoup de ces mêmes sous-traitants travaillent en Afghanistan, où le Président installé par les Etats-Unis s’est senti obligé de condamner les entrepreneurs étrangers « corrompus, gaspilleurs et peu fiables » pour avoir « gaspillé les précieuses ressources d’assistance que l’Afghanistan avait reçues ».

On ne sera pas surpris, vu leurs liens étroits avec Washington, si parmi les responsables de la reconstruction en Afghanistan,en Irak et après Katrina en Louisiane, on retrouve quelquefois les mêmes, notamment Bechtel, Halliburton, et les fameuses agences de sécurité Blackwater et Dyncorp qui apparurent dans une Nouvelle-Orléans dévastée.

Selon un analyste, l’une des conséquences significatives de ce processus, est que beaucoup des pratiques douteuses utilisées dans la reconstruction de l’Irak sont maintenant appliquées dans cette campagne de reconstruction, la plus grande de toute l’histoire des USA, qui « pourrait atteindre un total de plusieurs centaines de milliards de dollars » et comprend des contrats non concurrentiels et des dispositions avec coûts majorés, assurant des profits indépendamment des sommes dépensées par les firmes - les contrats allant à de nombreuses compagnies riches en relations politiques.

Le rôle des ONG

Le rôle des sociétés privées étrangères a beaucoup été commenté et analysé, mais le rôle du quatrième membre du Complexe Aide et Reconstruction - les ONG ou organisations de la société civile (OSC) - est moins bien compris. Les ONG ont une part centrale dans l’aide post-catastrophes et la reconstruction. Par exemple, les ONG ont été tellement présentes dans les pays touchés par le tsunami que, selon une perception très répandue, « l’assistance et la réhabilitation ont été menées par les seules ONG ».

En effet, dans bien des endroits, les ONG ont pratiquement supplanté les gouvernements pour ce qui est de la fourniture de services d’urgence.

Le bilan est mitigé. Alors que le travail des ONG a généralement été apprécié, il y a eu quelque scepticisme sur l’importance de leurs moyens financiers, leurs points de vue « d’outsiders » et leur modus operandi. Dans certaines zones comme le district de Kanyakumari, au Tamil Nadu en Inde, selon un correspondant de Frontline, la reconstruction « a mal tourné pour les groupes véritablement en détresse, pris entre les intérêts rivaux des ONG et des Eglises. »

Un autre reproche communément exprimé dans bien des zones, après la phase d’aide urgente, est le manque de stratégie à long terme pour la phase de reconstruction. Un autre encore concerne le fait que l’état a dû renoncer à ses responsabilités. Comme l’a vu une communauté dans un district gravement touché, celui de Cuddalore, outre les effets de « l’argent facile » déversé par les ONG, un souci plus profond a été que la dépendance vis-à-vis des ONG pour le logement a radicalement réduit le devoir de l’Etat, pour ce qui est de la fourniture des infrastructures de base.

Elle met en garde contre cette approche « avec le moins de gouvernement possible », ce qui pourrait entraîner une perte de pouvoir significative de la communauté.

Mais l’agilité des ONG comparée à la lourdeur d’un Etat n’était pas la seule raison de leur prédominance. En fait, l’ambiance ultralibérale prédominante a fait prévaloir le point de vue élémentaire selon lequel un gouvernement est inefficace et les organisations privées sont efficaces, de la sphère économique à la sphère sociale. Suite à des critiques des milieux de droite américains arguant qu’elle distribue son aide par l’intermédiaire des gouvernements, ce qui serait du « socialisme », la Banque mondiale canalise de plus en plus ses aides via des entités privées comme les ONG. En Thaïlande par exemple, la Banque mondiale projette un partenariat avec des ONG telles que Population and Community Association, World Vision et le Local Development Institute pour fournir l’aide à un certain nombre de provinces. En Aceh, la Banque mondiale projette de financer non pas le gouvernement mais une ONG basée aux USA, Catholic Relief Services, pour réparer la route provisoire le long de la côte occidentale. Le gouvernement a également été exclu du projet sur les droits fonciers, qui devrait permettre aux gens d’identifier leur propriété après que le raz-de-marée a effacé les limites de propriétés. En lieu et place, d’après un communiqué de la Banque mondiale, « un certain nombre d’OSC (de grandes organisations internationales aussi bien que des organisations basées en Aceh) ont été formées dans le cadre ce programme de la Banque mondiale pour diriger l’établissement des cartes et les adjudications par les communautés. »

Bien sûr, les ONG n’ont pas été des acteurs passifs ; elles ont exercé d’importantes pressions sur la Banque mondiale et les gouvernements pour gérer plus activement l’aide à fournir. Elles n’ont pas été de simples pions dans la reconstruction après conflit. Ces quinze dernières années, certaines ONG sont devenues partisanes d’interventions militaires au sein de leurs interventions humanitaires. Dans la crise des Balkans pendant les années ’90, par exemple, Médecins Sans Frontières, lauréat du Nobel de la Paix 1999, fut un partisan actif d’une intervention militaire de l’OTAN dans la crise bosniaque, puis pendant la crise du Kosovo, pour protéger les Kosovars musulmans et albanais de la répression serbe. Beaucoup de ces ONG avaient milité calmement et de manière informelle en faveur d’une action internationale contre les talibans, avant l’invasion des Etats-Unis, et lorsque l’invasion eut effectivement lieu, elles se précipitèrent en l’Afghanistan. Moins de deux années plus tard, en juin 2003, 79 ONG exigèrent que la communauté internationale accorde à l’ONU « un mandat élargi de stabilisation » dans le pays. Dans un manifeste intitulé « Appel pour le renforcement de la sécurité en Afghanistan », elles expliquaient : « Ce mandat devrait étendre la présence de la Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (ISAF) aux lieux stratégiques et aux axes routiers principaux en dehors de Kaboul, et prévoir un soutien actif à un programme de désarmement complet, à la démobilisation et la réintégration de toutes les forces de milices hors du contrôle du gouvernement central. »

Cela voulait dire que les signataires, parmi lesquels CARE International, Catholic Relief Services, Caritas International, Human Rights Watch, World Vision US, Save the Children UK et Oxfam International, prenaient consciemment parti dans une guerre civile en cours.

De l’avis de David Chandler, cette transformation de la philosophie humanitaire, d’un humanitarisme « basé sur les besoins » à un humanitarisme « basé sur les droits », a intégré d’une part, le parti-pris de mettre de côté le principe de la souveraineté nationale pendant les crises humanitaires et d’autre art, l’abandon de la traditionnelle neutralité de la Croix Rouge ; cela signifie : prendre activement parti pour les éléments de la population considérés comme les « opprimés », contre les éléments considérés comme les « oppresseurs ». Comme l’exprimait Geoffrey Robinson, qui défend ce nouvel humanitarisme musclé, les sanctions après conflit contre la Serbie étaient justifiées parce que « la plupart des huit millions de citoyens serbes étaient coupables d’indifférence vis-à-vis des atrocités commises au Kosovo ».

Beaucoup des ONG influentes ont évité les grands engagements par apport à l’Irak, d’abord en raison de la controverse sur une guerre qu’il n’est pas possible de justifier par des motifs humanitaires ou auto-défensifs, ensuite parce que la sécurité n’a jamais pu être stabilisée suffisamment pour permettre au personnel des ONG des déplacements relativement sûrs. Des organisations de la société civile étaient néanmoins sur place. Mises à part une poignée d’ONG anti-guerre déterminées à étendre leur soutien symbolique individuel aux Irakiens, la plupart des ONG présentes étaient des organisations américaines conservatrices opérant comme des organismes semi-officiels proches des autorités d’occupation, pour « promouvoir la démocratie ». Cela comprend les organisation subventionnées par le Congrès : National Endowment for Democracy (NED), National Democratic Institute, International Republican Institute ainsi que International Foundation of Election Systems, qui avaient naguère financé des partis pro-USA dans des lieux chauds comme le Vénézuela, le NicaraguA, HaïtI, l’Ukraine et le Salvador.

Souvent ces organismes, comme le NED en l’occurrence, travaillèrent main dans la main avec les firmes privées spécialisées en gestion sociale, comme Development Alternatives Inc. et Abt Associates, pour le compte du gouvernement. Tous étaient des appendices virtuels de la CAP, qui a dirigé l’Irak jusqu’en juin 2004.

C’est en Afghanistan que le rôle des ONG dans l’effort de reconstruction est devenu véritablement central. Le mélange entre logique stratégique, suspicion néolibérale à l’encontre de l’Etat et humanitarisme agressif des ONG a produit le mode de gouvernance actuel en Afghanistan, où les ONG ont assumé bien des fonctions gouvernementales, tandis que le gouvernement lui-même était délibérément privé des fonds grâce auxquels il aurait pu se maintenir en vie et réaliser ce qu’on considère traditionnellement comme les fonctions étatiques.

D’après une rumeur vraisemblable, la chute du gouvernement taliban a créé un vide que les ONG afghanes, relocalisées depuis le Pakistan ou nouvellement créées, se sont empressées de combler : « par conséquent, un fort pourcentage d’ONG récemment établies en Afghanistan se sont mises à jouer le rôle de sous-traitants, ou, selon les termes de la communauté donatrice, de "partenaires exécutants" ». Dès lors, ces ONG afghanes ont creusé leur propre niche et ont distribué à travers le pays une aide humanitaire cruellement indispensable, en s’alignant sur les politiques et les directives des communautés donatrices. En général, la chose était facile à faire (les agences donatrices recherchaient avidement des partenaires), facile à mettre en oeuvre (la plupart dans leurs propres villages ou régions), les organisations comptaient des éléments compétents (le plus souvent des réfugiés de retour au pays et qui avaient été formés dans leur pays d’accueil) et il y avait le désir d’attirer les fonds. Un secteur fluide et indéfini, issu de la société civile, commença à émerger en réponse aux importantes sommes d’argent disponibles pour des projets d’infrastructures d’urgence et de distribution d’aide.

Selon l’ancien ministre de la planification du gouvernement Karzai, le Dr Ramazan Bashar Dost, sur les 4,5 milliards de dollars dévolus à l’Afghanistan à la Conférence de Tokyo en 2003, un bon tiers est allé aux ONG, un tiers au gouvernement et un tiers aux Nations Unies. Il poursuivit en disant que le secteur des ONG avait arraché au gouvernement ses meilleurs éléments, grâce aux salaires bien plus élevés qu’elles offraient. Par la suite, les critiques formulées par Dost confirmèrent ses accusations sur le pouvoir des ONG en Afghanistan : il fut obligé de démissionner.

Avec les ONG disponibles pour assumer les tâches, les donateurs multilatéraux avaient trouvé un canal commode pour leur aide - plus flexible que le gouvernement et conforme à leur prédilection pour les états dégraissés. Donc, lorsqu’il s’agit de sauver le système de santé du pays, la Banque mondiale réussit à privatiser les soins de santé en refusant d’accorder des fonds au Ministère de la Santé pour la construction d’hôpitaux, versant plutôt l’argent à des ONG afin qu’elles gèrent leur propres cliniques sur base de contrats de trois ans. En effet, dans de nombreux cas, les ONG acquirent davantage d’influence que le gouvernement ou que le secteur privé.

Pas étonnant, dès lors, si les intervenants des ONG - notamment des étrangers à forte visibilité - soutenant l’occupation, dépendant du soutien militaire étranger et accomplissant les fonctions gouvernementales en beaucoup d’endroits du pays, sont devenus des cibles pour les insurgés. Plus de 40 intervenants d’ONG ont été tués depuis l’invasion américaine. Bref, les insurgés savent tout simplement où se trouve le pouvoir. La meilleure description du statut des ONG dans l’Afghanistan actuel est sans doute celle que donna de façon prémonitoire l’ancien secrétaire d’Etat Colin Powell, dans un discours adressé aux ONG au début de l’Operation Enduring Freedom (l’invasion de l’Afghanistan), en octobre 2001 : « Les ONG sont un tel démultiplicateur de force pour nous, une partie tellement importante de notre équipe combattante.

Nouveau paradigme ?

Un certain nombre d’actions sont possibles pour dissiper ce brouillage qu’ont subi l’aide post-catastrophes et l’assistance à la reconstruction. Tout d’abord, en cas de catastrophe régionale majeure, il est important d’établir immédiatement un centre de commandement des secours et de la réhabilitation, sous les auspices des Nations Unies, de la Croix Rouge et des gouvernements touchés, centre qui supervisera les actions, y compris celles d’unités militaires étrangères participantes comme les forces armées américaines. La mise sur pied unilatérale d’un commandement à dominante états-unien comme celui établi dans l’ancienne base aérienne américaine à U-Tapao, en Thaïlande, ne doit pas se répéter.

Deuxièmement, des connexions directes militaire-à-militaire sont à décourager sauf dans des buts opérationnels. Les décisions essentielles relatives aux activités d’aide dans un pays devraient être approuvées par les autorités civiles locales. Les unités militaires étrangères participant à une action d’aide devraient être intégrées aux opérations menées et gérées par les agences civiles en charge des catastrophes des gouvernements affectés.

Troisièmement, l’aide et la reconstruction à moyen et à long terme devraient être gérées par un consortium dirigé par des agences des Nations Unies, avec le rôle et les programmes de la Banque mondiale établis par ce groupe. Les gouvernements touchés, d’autres organismes multilatéraux et des ONG internationales devraient faire partie de ce consortium d’aide, qui devrait prendre l’initiative au niveau de la définition des priorités pour les gouvernements.

Quatrièmement, quand il s’agit de reconstruction après conflit, la participation à ces activités ne devrait être envisagée que s’il n’y a eu aucune violation des principes de souveraineté nationale. Dans les situations où ces principes ont été respectés, le rôle de participants externes devrait dépendre d’un consortium pour la reconstruction dirigé par les Nations Unies et le gouvernement concerné.

Tout en assurant une flexibilité suffisante, les efforts des ONG devraient être coordonnés avec le gouvernement hôte et le soutien des ONG ne devrait pas entraîner d’activités qui destituent les services gouvernementaux. Ces efforts devraient plutôt faciliter le développement et l’indépendance des fournisseurs de services locaux. Et enfin, les participants à la reconstruction après conflit devraient scrupuleusement observer la neutralité dans leurs transactions avec des groupes-cibles et des groupes politiques du pays. Cela ne veut pas dire être neutre en se cachant la tête dans le sable, mais être d’une neutralité activiste qui recherche l’impartialité - même si c’est toujours un idéal - non seulement dans l’attribution des ressources mais aussi dans la recherche des informations et le signalement des violations des droits humains et des accords. Quand elle est ressentie, une position non partisane peut améliorer l’efficacité des intervenants sur le terrain, et donc renforcer leur travail de médiation, bénéficiant à toutes les parties concernées par le conflit.

CONCLUSION

Un profond changement a eu lieu dans le domaine de l’aide post-catastrophes et de la reconstruction après conflit. L’image d’Epinal des Nations Unies collectant des fonds et gérant les efforts d’assistance, pendant que la Croix Rouge s’occupait des blessés et des malades, tout en conservant une neutralité étudiée, cette image ne reflète plus les réalités contemporaines. L’aide et la reconstruction sont de plus en plus entraînées par les mêmes dynamiques, à l’intersection entre un intérêt stratégique, une économie motivée idéologiquement et un humanitarisme musclé. Les acteurs centraux du nouvel establishment du CAR sont, le commandement politique et militaire des Etats-Unis, la Banque mondiale et les ONG. Un mélange idéologique de sécurité nationale et internationale, d’économie néolibérale et d’humanitarisme militariste mobilise les intérêts institutionnels de ces groupes. Aussi bien après les catastrophes naturelles qu’après les guerres, les mêmes acteurs-clés surgissent et prennent en main la situation d’après désastre ou d’après guerre. On peut douter que ce nouveau paradigme de l’aide et de la reconstruction, avec son mélange instable d’intérêts stratégiques, d’impératifs bureaucratiques, d’humanitarisme de profits et de partis, soit supérieur aux dispositfs traditionnels.