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Ebullitions sociales et crises alimentaires

Lundi 21 avril 2008, par Arnaud Zacharie

En octobre 2007, Jacques Diouf, directeur de la FAO (l’organisation des Nations unies sur l’agriculture et l’alimentation), lançait un cri d’alarme : la hausse des prix agricoles, si elle continuait, risquait de provoquer des « émeutes de la faim » dans les pays en développement. Cette crainte s’est malheureusement vite muée en prophétie. Ces dernières semaines ont vu se multiplier les mesures d’urgence prises par des gouvernements pressés par les manifestations de rues. En 2007, la hausse mondiale des prix agricoles a été de 40% en moyenne selon la FAO, tendance qui s’est exacerbée début 2008. Selon la Banque mondiale, le prix des produits de première nécessité a progressé de 80% depuis 2005. Or, contrairement aux pays riches où la part de l’alimentation dans les revenus se situe entre 10 et 20%, elle atteint de 60 à 90% dans les pays en développement. Cette situation a provoqué une crise alimentaire généralisée et des « émeutes de la faim » dans le monde en développement.

En Asie, la hausse du prix du riz menace la stabilité politique de la région. Plus de 90% de la production mondiale de riz, aliment de base de plus de 2,5 milliards de personnes dans le monde, sont cultivés en Asie (la moitié dans les seules Inde et Chine). Seuls 7% de la production mondiale de riz sont exportés, le reste étant consommé sur place, tandis que les stocks sont au plus bas depuis 1976. La pénurie de riz a incité les gouvernements, pressés par les manifestations de rues, à parer aux plus pressés : la Chine, l’Inde et le Vietnam ont augmenté les taxes à l’exportation ; le Cambodge a interdit temporairement toutes les exportations ; les Philippines ont, comme le Bangladesh, supprimé les taxes à l’importation et demandé en urgence la livraison de 1,5 millions de tonnes au Vietnam, qui a annoncé une réduction de 25% de ses exportations ; la Thaïlande a décidé de vendre son marché intérieur du riz 40% moins cher que le prix mondial. Le problème n’est pas limité au seul riz mais touche les autres aliments comme les céréales ou l’huile de palme, devenue introuvable en Indonésie et en Malaisie. Le Pakistan a par exemple dû réintroduire une carte de rationnement garantissant des aliments subventionnés à 7 millions de ménages aux abois.

En Afrique, principale victime de la crise, les manifestations de rues et les grèves contre la hausse des prix alimentaires se sont multipliées dans de nombreuses capitales. Les gouvernements ont décidé de réagir dans l’urgence en supprimant les taxes à l’importation et en réduisant la TVA, comme en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou au Cameroun. Le Burkina Faso a créé une commission parlementaire contre la « vie chère », le Sénégal annoncé la relance d’un « programme national d’autosuffisance » et la Sierra Leone a annoncé viser l’autosuffisance en riz à l’horizon 2009. L’Egypte, qui a mobilisé les boulangeries de l’armée pour faire face à la pénurie de pain, a dû décider de suspendre pendant six mois les exportations de riz à partir du 1er avril 2008, ce qui implique des conséquences en cascade puisqu’elle fournit notamment la Turquie, la Syrie, la Jordanie et le Liban.

L’Amérique latine a subi un sort similaire. En Haïti, le doublement du prix du riz en une semaine a déclenché en avril 2008 des manifestations qui ont causé la mort de cinq personnes et une crise politique majeure. Au Mexique, le gouvernement très libéral du président Calderon a, suite aux manifestations « sin maiz, no pais » de janvier 2008 déclanchées par la hausse du prix du maïs, décidé de mettre en œuvre une batterie de mesures de contrôle du marché. Son plan « anti-crise » comporte notamment des baisses temporaires de prix au détail sur des produits de grande consommation et des accords avec les grands groupes céréaliers pour limiter la hausse des prix en échange d’une diminution de 5% des cotisations sociales et de 10 à 20% des tarifs de l’électricité dans l’industrie et le commerce. Le gouvernement argentin a quant à lui fait face à des manifestations des grands groupes agricoles suite à sa décision d’augmenter les taxes à l’exportation sur le soja. En définitive, la hausse des prix agricoles a provoqué des famines dans des pays jusque là relativement épargné, comme l’Indonésie, le Yemen ou le Mexique.

La faillite d’un modèle à repenser
La Banque mondiale a appelé en avril 2008 au lancement d’un « new deal » alimentaire mondial, notamment en investissant dans l’agriculture vivrière. C’est un tournant à 180 degrés par rapport aux politiques prônées jusqu’ici par la Banque et exacerbée à partir de 1995 par les règles de l’OMC. En effet, depuis le début des années 1980, la Banque mondiale a, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, incité les pays en développement à se désengager de l’agriculture vivrière et à se spécialiser dans l’exportation de cultures de rente, comme le coton, le cacao, le café ou les produits miniers. Ce modèle avait pour but d’augmenter les recettes d’exportation des pays pauvres, ce qui était censé leur permettre de payer leur dette extérieure et d’importer sur le marché mondial les excédents alimentaires à bas prix. Cette politique a durant deux décennies poussé les prix des matières premières vers le bas. Les pays pauvres se sont alors retrouvés dépendants des revenus d’exportation de produits de rente dont les cours ne cessaient de chuter sur les marchés mondiaux, ce qui a creusé les déficits et empêché tout processus d’industrialisation. Pire, la faiblesse des investissements dans l’agriculture vivrière a empêché la productivité agricole d’augmenter. Les paysans ruraux n’ont pu concurrencer les exportations de produits alimentaires, souvent subventionnés, qui ont inondé les villes en développement à des prix inférieurs aux coûts de production locaux. Poussée à la faillite et à l’exode rural, une partie sans cesse croissante d’entre eux a été contrainte de tenter sa chance dans les villes pour trouver un emploi urbain qu’elle n’a souvent pu trouver que dans le secteur informel. D’autres ont tenté de rejoindre clandestinement des pays riches sans cesse moins enclins à accueillir « toute la misère du monde ». En définitive, près de trois milliards de paysans ruraux et de travailleurs informels survivent avec moins de deux dollars quotidiens.

La hausse des prix agricoles provient du retournement du système : la faiblesse de la productivité agricole rend les pays en développement incapables de répondre à la demande accrue des pays émergents qui font face à une urbanisation galopante. La pénurie des stocks entraîne, selon la loi de l’offre et de la demande, une augmentation des prix. Du coup, ce ne sont plus seulement trois milliards de ruraux qui souffrent en silence de la pauvreté et de la faim, mais un milliard de personnes vivant dans les bidonvilles et devenues incapables d’acheter les aliments désormais impayables. Ce retournement des prix n’est pas neuf, puisqu’il avait déjà été constaté pour les produits céréaliers, en très forte hausse au milieu des années 1940 puis des années 1970. Mais il est exacerbé par les réalités de notre temps. Les changements climatiques exacerbent les inondations et les sécheresses qui provoquent la destruction des récoltes. La culture des agrocarburants, prônée au nom de la nécessaire diminution des émissions de CO2, diminue les surfaces disponibles pour la production alimentaire et exacerbe la spéculation sur les marchés céréaliers, tandis que la hausse des prix pétroliers accentue la facture énergétique. Enfin, la crise financière incite les fonds d’investissement à placer leurs capitaux spéculatifs sur les marchés « refuges » des matières premières agricoles. C’est ce qui explique qu’après une hausse de plus de 50% en 2007, le prix du riz s’est littéralement envolé durant le premier trimestre 2008, passant de 8 à plus de 20 dollars les cents livres sur le marché de Chicago (riz paddy non décortiqué) et enregistrant même une hausse de 40% en trois jours – fait sans précédant !

La distribution d’aide alimentaire d’urgence, indispensable à court terme, ne représente qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Il est temps de rompre avec le modèle du « tout à l’exportation » et d’investir dans le développement rural et l’agriculture vivrière des pays pauvres, afin qu’ils utilisent à moyen terme les gains de productivité agricole pour diversifier leurs économies et développer un tissu industriel et tertiaire urbain. C’est la seule voie, aux antipodes de la libéralisation tous azimuts, qui semble pouvoir assurer le développement économique et la souveraineté alimentaire des populations en développement. C’est pourquoi, le commissaire européen au développement Louis Michel, lorsqu’il dénonce à juste titre un « tsunami alimentaire », devrait aller jusqu’au bout de sa logique : les tarifs extérieurs communs négociés dans le cadre des accords de partenariat économique entre l’Union européenne et les pays ACP sont trop faibles pour empêcher l’inondation des marchés ACP des produits à bas prix. Il suffirait pourtant que l’Union européenne retrouve la mémoire et se souvienne qu’elle s’est construite sur base d’une politique agricole commune fondée sur la « préférence communautaire », c’est-à-dire la protection et le soutien des producteurs agricoles. Comme la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud ou la Chine l’ont également démontré à travers l’histoire économique, le soutien des producteurs agricoles, la protection des industries naissantes et la libéralisation progressive des importations sont de puissants moteurs de développement.


Voir en ligne : www.cetri.be