Trois années après le dernier forum mondial de l’eau qui s’était déroulé à Mexico, c’est sur les berges du Bosphore, dans la mégalopole d’Istanbul que s’est déroulé du 16 au 22 mars 2009 le 5e Forum mondial de l’eau, manifestation organisée et chapeautée par le Conseil Mondial de l’Eau. Si c’est désormais un truisme que de décliner la gestion de l’eau comme une problématique majeure en ce début de XXIe siècle, il n’en demeure pas moins que l’urgence planétaire dans le domaine de la ressource hydrique impose toujours cette focale indispensable faite à l’occasion notamment de la tenue de ce grand rassemblement international. Politiciens, scientifiques, associations et autres journalistes ont fait pot commun autour de la thématique générale et ambitieuse « Bridging Divides for Water » (établir des passerelles entre nos divergences).
Avant tout, quelques chiffres explicites afin de poser le débat sur les bases communes d’une objectivité à minima afin de pouvoir mesurer l’ampleur colossale du problème soumis à l’humanité toute entière. Parmi les chiffres effarants : de 900 millions à 1 milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable ; 2,5 milliards n’ont pas d’installations d’assainissement (85% des eaux usées sont rejetées directement dans la nature) et 8 millions d’humains décèdent annuellement à cause du stress hydrique, soit 10 fois plus que les guerres ; 8% de l’eau douce sont consacrés aux usages domestiques, 22% à l’industrie et 70% à l’agriculture. Enfin, en matière de disparité, il faut se rappeler qu’un californien consomme 600 litres d’eau par jour, un japonais en consomme 350, un européen 200, alors qu’un africain n’en consomme qu’entre 10 et 20 litres. En outre, nous aiguillons les lecteurs vers les travaux de Tony Allan, concernant la notion désormais fondamentale d’eau virtuelle -celle qu’on ne voit pas mais que l’on consomme- ce qui renvoie aux quantités d’eau nécessaires à la production d’un bien de consommation, qu’il soit alimentaire ou industriel [1]. Et cela ne prend nullement en compte l’immense gabegie de la précieuse ressource, notamment dans le domaine agricole [2], qui confère à cet ensemble de chiffres un aspect parfaitement vertigineux.
Tous ces chiffres parlent d’eux-même et nous renvoient encore à la notion d’injustice poussée à son paroxysme par le mésusage absolu de l’eau. Si personne n’osera contester ces données, soulignons toutefois que chacun devrait impérativement les mémoriser afin que cela impacte la gestion quotidienne de sa propre consommation hydraulique. Il ne faut plus attendre d’avoir soif pour apprendre l’eau [3] car l’humanité ne peut plus se le permettre. Alors que des millions d’êtres humains, notamment des femmes et des enfants, consacrent plus de trois heures par jour à recueillir le précieux liquide, d’autres ne mesurent même plus l’aspect vital de ce dernier, et ont des comportements façonnés par une irresponsabilité quasi criminelle dans les cas les plus extrêmes.
Dans ce sens, il est parfaitement légitime de se projeter dans l’avenir, notamment lorsque parvenus au milieu de ce siècle nous seront 9 milliards d’êtres à peupler la planète, alors que la demande en eau devrait croître de 64 milliards de m3 par an, selon les prévisions faites par l’ONU. Il y a là une source importante de contentieux entre les peuples, qui peut à l’évidence engendrer nombre de conflits ouverts liés à la conquête du liquide vital. C’est cela qu’il faut avoir l’intelligence d’éviter en investissant les espaces de médiation multipolaires comme le Conseil Mondial de l’Eau. L’homme doit se raisonner afin que les solutions soient négociées le plus en amont possible pour devancer les tensions qui pourraient se faire irréversibles. À titre d’exemple, la situation au proche-orient reste emblématique, elle illustre avec vigueur le propos [4]. Ainsi, par le truchement de Shaddad Attili (chef de la Palestine Water Authority), Mahmoud Abbas de rappeler dans un message délivré à l’attention des participants au forum d’Istanbul, que ce problème aiguë ne peut attendre la signature d’un accord de paix tant la conjoncture en Palestine est préoccupante, aggravant les tensions entre les deux entités. Selon lui, cette question doit se situer au-delà du conflit en cours, la répartition des ressources en eau devant se faire sur un mode équitable, rappelant qu’un israélien consomme 4 fois plus d’eau qu’un palestinien. M. Attili précise par ailleurs que lorsque la Palestine sera un État à part entière, elle ne manquera pas de ratifier la convention de l’ONU de 1997 (ce que la France n’a pas encore fait) sur les cours d’eau transfrontaliers, texte à ce-jour encore inappliqué[5].
Mais, le programme de ce 5e forum mondial de l’eau aura été encore plus large, puisque les 20 000 participants ont planché sur toutes les problématiques liées à la gestion de la ressource première puisqu’ils auront même abordé le sujet particulièrement épineux de la corruption dans le domaine de l’exploitation de l’eau. Point notamment développé par le rapport mondial des Nations Unies -3e édition- intitulé « l’eau dans un monde qui change »[6] qui indique que, dans certains pays, 30% des budgets consacrés à l’eau feraient l’objet de détournements. En outre, la corruption a pour conséquence directe de grever les investissements prévus pour atteindre les « Objectifs du Millénaire » pour le développement relatif à l’eau dont le coût total est évalué à 50 milliards de dollars.
Bien évidemment, les débats se seront aussi attardés sur le réchauffement climatique de la planète, élément qui ne pourra avoir que des conséquences délétères supplémentaires sur un avenir déjà bien sombre quant à la gestion de la ressource en eau. S’il est une chose acquise, c’est que ce liquide ne pourra que se faire de plus en plus rare et précieux dans un avenir proche.
Aussi, il convient à chacun de réaliser cela, notamment à nous, les nantis hydriques, et d’apporter au quotidien des solutions éducatives applicables d’ores et déjà [7]. Sans plus attendre, il est de toute première importance que nous réalisions l’urgence de la situation afin de sortir du mythe de l’abondance dans lequel nous avons grandi, de mesurer que chaque jours des milliers d’êtres périssent par manque d’eau, alors que d’autres pataugent dans des piscines individuelles assassines. Nos habitus il faut faire évoluer, nos consciences il nous faut développer afin que notre relation à la ressource en eau soit totalement modifiée, et le tout replacé dans une perspective globale. S’il est un bien commun que nous devons apprendre à gérer et à partager au mieux, c’est bien l’eau, cette pierre angulaire du vivant.
[1] La notion d’eau virtuelle :
http://www.fsa.ulaval.ca/personnel/vernag/eh/f/cause/lectures/le_concept_d%27eau_virtuelle.htm
http://www.larecherche.fr/content/recherche/article ?id=23495
[2] Problématique des ressources en eau et agriculture
[3] En rapport avec les propos d’Émilie Dickinson « c’est par la soif qu’on apprend l’eau ».
[4] L’appropriation des ressources hydrauliques par Israël
[5] La "Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation" a été adoptée par l’assemblée générale des Nations unies en mai 1997.
[6] Rapport mondial « l’eau dans un monde qui change », présenté en introduction au Forum d’Istanbul par le directeur général de l’UNSECO, Koïchiro Matsuura.
[7] Exemple d’un projet éducatif mené autour de l’eau.