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Liberté de presse et pandémie ne font pas bon ménage

Mardi 5 mai 2020, par Anne Gabrielle Ducharme

La liberté de presse se porte de moins en moins bien à l'échelle de la planète selon les derniers classements de Reporters sans frontières (RSF). Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette dégradation généralisée. À l'ère de la COVID-19, les lois dites « anti-désinformation » semblent jouer un rôle important.

Les scores diffusés annuellement par RSF résultent de questionnaires remplis par des experts concernant 180 pays. Des questions comme : « La presse écrite dispose-t-elle de moyens d'impression et de diffusion adéquats et abordables ? » et « Globalement, les médias sont-ils libres de faire des révélations sur le pouvoir politique ? » y figurent.

On peut lire dans le plus récent rapport paru fin avril que depuis 2013, le score moyen de l'ensemble des pays en matière de liberté de presse a diminué de 13 %.

Les médias font face à des limites budgétaires toujours plus étouffantes, notamment en raison de profits publicitaires évaporés aux mains de géants du numérique comme Facebook, ce qui diminue leur capacité à produire de l'information vérifiée. Mais les médias d'information souffrent également des aléas politiques des pays dans lesquels ils s'inscrivent.

« Le score de la Thaïlande est horrible depuis le coup d'état de 2014, et il continue d'empirer encore aujourd'hui, relate Kai Akanit, étudiant au doctorat en science politique à l'Université McGill. Les médias ne peuvent plus dire grand-chose depuis que la junte militaire a adopté une série de lois comme la Computer Crime Act, qui est fréquemment utilisée pour arrêter des journalistes et des internautes », constate-t-il. Le pays d'Asie du Sud-Est a reculé de quatre positions, pour se classer 136e sur 180.

L'utilisation de lois visant officiellement à protéger la population de différentes menaces, comme les attaques cyber-informatiques, les attentats terroristes et les fausses nouvelles, afin de faire taire des voix dissidentes se répand rapidement à l'ère de la COVID-19.

« L'article 14 de cette loi [la Computer Crime Act] permet au gouvernement de mettre en arrestation des individus ayant supposément menacé la sécurité nationale ou semé la panique au sein de la population », explique celui qui étudie les droits de la personne et les mouvements sociaux dans la région.

Des citoyens et journalistes partageant des informations sur les lacunes de la réponse de leur gouvernement face à la pandémie actuelle risquent ainsi de se faire accuser d'avoir semé la panique chez leurs concitoyens, ou encore d'avoir répandu de fausses informations. Des arrestations de ce type se sont produites en Asie du Sud-Est, notamment au Cambodge, Myanmar, Philippines et Vietnam, mais aussi (et pas exclusivement) en Inde, en Éthiopie, en Hongrie et en Bosnie.

Singapour, cité-État avant tout reconnue pour ses prouesses économiques, recule d'ailleurs cette année de sept positions pour s'établir au 158e rang, en raison de sa loi « anti-fausses nouvelles » adoptée en octobre 2019.

La loi singapourienne, qualifié d'orwellienne par RSF, comporte un niveau d'arbitraire jugé dangereux. « Le problème avec ces lois, est qu'elles demeurent toujours très évasives. Comment peut-on définir clairement ce que l'on entend par une “information fausse” dans une loi ? Ces lois ouvrent la porte à ce que les gouvernements différencient eux-mêmes le vrai du faux », avance Nuurrianti Jalli, chercheuse et fellow au Centre for Media and Information Warfare Studies (CMIWS) basé en Malaisie.

Les démocraties ne font pas exception

Seulement 8 % des pays représentés dans le classement se trouvent dans une bonne situation au niveau de leur liberté de presse, alors que 18 % arborent une stature satisfaisante. Cela signifie que 35 % des États figurant au classement se trouvent dans une situation problématique, 26 % dans une situation difficile, et 13 % dans une posture dite très sérieuse.

Ce portrait statistique est d'autant plus surprenant sachant que 55 % des pays du globe sont considérés démocratiques.

Selon RSF, les scores imparfaits des pays démocratiques s'expliquent en partie par la concentration des médias entre les mains de peu d'acteurs, par le traitement inapproprié des journalistes lors de manifestations ou d'investigations sur des sujets sensibles, ou encore, par les menaces aux journalistes de plus en plus nombreuses à être fustigées en ligne.

L'adoption de lois aux composantes arbitraires peut également expliquer ces chiffres. Au Canada, la loi C-51, adoptée en 2015 sous le gouvernement Harper, comportait des éléments relatifs à la couverture d'attentats terroristes qui laissaient présager de potentielles poursuites envers des journalistes. Une chute de dix places au classement de RSF avait suivi en 2016.

Bien que les éléments relatifs à la couverture d'activités terroristes aient été retirés avec l'adoption de la loi C-59 sous le gouvernement de Justin Trudeau, des composantes problématiques concernant la surveillance des citoyens par des agences de renseignement canadiennes demeurent en vigueur.

Il y a quelques semaines, en réaction aux informations mensongères diffusées en ligne sur la COVID-19, le président du conseil privé du Canada, Dominic Leblanc, a partagé ses ambitions quant à l'élaboration d'une loivisant à punir la publication de fausses informations. Pourtant, un comité d'experts mis en place par la Commission européenne ayant livré un rapport en mars 2018 déconseille fortement l'élaboration de lois visant spécifiquement les fausses nouvelles.

À l'opposé, les pays s'étant départis de telles lois permettent aussi d'exemplifier le rôle que ces dernières jouent en matière de liberté de presse.

La Malaisie s'est démarquée dans le plus récent classement de RSF pour avoir gravi vingt-deux échelons, la plus grande amélioration enregistrée cette année. « Nous avons eu un changement de gouvernement en mai 2018, et en octobre 2019, la loi visant à criminaliser les fausses nouvelles était retirée, énonce au bout du fil la chercheuse spécialisée en droit des médias, Nuurrianti Jalli. Le gouvernement a aussi dans son ensemble une approche beaucoup plus ouverte au travail journalistique et à la critique », conclut-elle.

Photo : Thomas William sur Unsplash