|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > Pourquoi la "loi anticasseurs" est liberticide

Pourquoi la "loi anticasseurs" est liberticide

Jeudi 7 février 2019, par Vincent Brengarth

Il ne pourra plus être question de protéger nos droits lorsque nous aurons abandonné à l'Etat la possibilité d'en contrôler l'expression.

Article d'abord paru sur le site du Huffpost

Aujourd'hui mardi 29 janvier 2019 [N. D. L. R. : La proposition de loi a été adoptée le 5 février à l'Assemblée nationale française], est prévu l'examen en séance de la controversée proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations, et à sanctionner leurs auteurs. D'aucuns ont pu voir dans ce texte, non sans raison, la résurgence de la "loi anticasseurs" du 8 juin 1970 qui punissait de deux ans d'emprisonnement toute personne ayant continué à participer volontairement à un rassemblement illicite ou interdit, alors que des violences ou des voies de fait contre des personnes, ou des dégradations causées aux biens, avaient été commises du fait de ce rassemblement. Le législateur avait donc institué une responsabilité collective, rappelant également les propos tenus en mai 2018 par Gérard Collomb, alors ministre de l'intérieur, "Il faut que les personnes qui veulent exprimer leur opinion puissent s'opposer aux casseurs" et appelant les manifestants "à ne pas être complices de ce qui se passe par leur passivité".

Les gouvernements successifs ont toujours su tirer profit des violences commises pour discréditer les manifestations. Au prétexte de protéger le droit de manifester, la proposition de loi cherche notamment à accroître les pouvoirs de l'administration, comme ce fut le cas pendant l'état d'urgence.

Le texte est articulé autour d'un premier volet préventif et d'un second volet répressif. Le premier volet, relevant de la police administrative, offrirait ainsi la possibilité de créer des périmètres de sécurité autour de manifestations (contrôle visuel, ouverture des sacs et palpations de sécurité), mais également celle d'interdire à toute personne susceptible de se livrer à des violences de participer à une manifestation. Le second volet, judiciaire, prévoit, d'une part, la création d'un délit consistant dans le fait de punir la dissimulation de son visage lors de manifestations et de rassemblements et, d'autre part, une responsabilité civile collective des personnes coupables d'actes délictueux qui ont participé à une manifestation ou à un rassemblement ayant entraîné des dommages. Les nouvelles mesures sont déclinées dans sept articles.

L'article 1 de la proposition de loi concerne les périmètres de contrôle. Le législateur revient à la charge après que le Conseil constitutionnel a censuré, dans une décision de janvier 2018, le dispositif comparable que prévoyait la loi sur l'Etat d'urgence, compte tenu de l'atteinte portée à la liberté d'aller et venir. La commission des lois de l'Assemblée nationale n'a pas été dupe du risque d'inconstitutionnalité, puisqu'elle a supprimé l'article prévoyant la création des périmètres de sécurité.

Cependant, l'intention demeure et elle est d'autant plus préoccupante qu'elle est calquée sur un régime prévu pour lutter contre la menace terroriste. C'est compte tenu de cette menace qu'on admet généralement que le droit puisse être exceptionnellement altéré par une entrave aux libertés, avec les risques que cela engendre. L'hypothèse n'est donc aucunement celle de violences qui interviendraient en marge d'un mouvement social. La création de tels périmètres revient à créer un environnement criminalisant pour le manifestant, auquel il est attribué la volonté de participer à un mouvement suspect alors qu'il ne souhaite qu'exercer ses droits d'aller et venir et de manifester. De plus, les mesures prévues sont particulièrement intrusives même si, malheureusement, la menace terroriste nous y a accoutumés.

Le périmètre de protection n'est cependant pas le seul emprunt fait à la loi sur l'état d'urgence. En effet, l'article 2 de la proposition de loi duplique également l'interdiction de séjourner dans un périmètre défini (article 5 de la loi de 1955 sur l'état d'urgence) pour permettre au préfet ou, à Paris, au préfet de police, la possibilité de prononcer à l'encontre de toute personne, par arrêté motivé, une interdiction de prendre part à une manifestation, et ce particulièrement s'il existe des raisons sérieuses de soupçonner que son comportement puisse constituer une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public. De plus, la personne peut être astreinte à une obligation de "pointage".

Il s'agit ainsi de créer un nouvel outil de police administrative. Le justiciable n'aura qu'un temps extrêmement réduit pour pouvoir saisir le juge administratif en référé afin de contester le bien-fondé de la mesure. De plus, c'est à l'administration, bien souvent visée par les manifestations, et donc juge et partie, qu'il incombera de définir la menace contre l'ordre public. En temps normal, l'interdiction de manifester peut être prononcée par le juge judiciaire, gardien institutionnel des libertés. Ce monopole lui serait donc retiré, au profit d'une administration dont les pouvoirs sont déjà extrêmement étendus.

L'appréciation de l'existence d'une menace, justifiant l'interdiction de la manifestation, se fera à travers une présomption qui va à l'encontre de la philosophie de notre droit réprimant des agissements et des actes positifs.

Par l'article 3 de la proposition, le législateur souhaite par ailleurs l'inscription, au sein de fichiers créés par les préfets de département et, à Paris, par le préfet de police, de toutes les interdictions de manifester.

Cet article rejoint l'accroissement toujours plus important des fichiers individuels, au mépris de la vie privée. De plus, la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés interdit de traiter des données à caractère personnel qui révèlent les opinions politiques. Il est impossible de garantir que la constitution d'un fichier pour les interdictions de manifester ne permettra pas aux pouvoirs publics de ficher des opposants politiques. De plus, et pour ne citer que ce dernier, il existe déjà le fichier de prévention des atteintes à la sécurité publique, qui est de nature à atteindre les objectifs qui sont poursuivis par le législateur.

Ensuite, l'article 4 de la proposition prévoit un nouveau délit de dissimulation du visage, au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation. Il faut préciser qu'une contravention est déjà prévue pour réprimer de tels faits (article R. 645-14 du code pénal), et qu'il ne s'agirait donc que d'accroître la sanction.

A titre de rappel, les contraventions étaient rarement appliquées, ce qui illustre déjà la difficulté à manier un tel outil. Le principal écueil d'un tel délit, qui peut se comprendre dans son principe, résulte de la difficulté à sonder l'intention des personnes, qui ne cherchent pas nécessairement à échapper à la police dans le but de troubler impunément l'ordre public. Un certain nombre de manifestants ont été blessés au visage et peuvent en toute logique vouloir se protéger des armes utilisées par les forces de l'ordre, dont l'intense utilisation semble disproportionnée depuis ces dernières semaines. La blessure infligée à Jérôme Rodrigues en constitue la dernière et triste illustration. De plus, compte tenu de l'appétence de l'administration pour les fichiers et du peu de contrôle sur ces derniers, l'on peut légitimement comprendre la volonté de ne pas montrer son visage dans des manifestations où les policiers et les médias sont omniprésents, sans que ce choix trahisse une volonté de troubler l'ordre public.

L'article 6 de la proposition de loi ambitionne d'étendre le champ d'application de l'incrimination relative au port d'arme lors d'une manifestation pour, schématiquement, y ajouter les « armes par destination » (dont les fusées et artifices).

Un tel article parait assez redondant avec l'appréciation qui était déjà faite par les juridictions, outre qu'il alimente la conception particulièrement culpabilisante des manifestations. Le moindre objet, tel un masque pour se protéger du gaz lacrymogène, devient suspect et permet de criminaliser le manifestant.

Le même article prévoit également de généraliser l'interdiction de manifester, susceptible d'être prononcée par le juge comme peine complémentaire.

Enfin, l'article 7 de la proposition de loi consacre une présomption de responsabilité civile collective des personnes condamnées pénalement pour des infractions commises à l'occasion d'une manifestation, et spécifiques à celles ci.

Cet article ignore la conception classique de la responsabilité civile, qui exige la démonstration d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité. Il vient instituer une forme de responsabilité civile collective pour des infractions commises à l'occasion d'une manifestation. Le risque de jugement arbitraire est d'autant plus fort que les délits qui concernent les manifestations, dont la participation délictueuse à un attroupement, sont des infractions dont il faut comprendre qu'elles peuvent être largement interprétées. La proposition d'amnistie des manifestants condamnés, faite par le député André Chassaigne, rappelle également que les condamnations s'inscrivent dans un contexte très particulier de revendication sociale, et qu'elles ne résultent pas mécaniquement d'atteintes délibérées aux biens et aux personnes. Il faut encore souligner que le climat de tension n'est pas le fait exclusif des manifestants, mais aussi du déploiement très lourd de la force publique.

Paradoxalement, les manifestations, qui sont censées veiller au respect des droits, aboutissent à leur restriction. Le gouvernement tire avantage des violences qui nuisent aux manifestations pour augmenter son autorité. Il s'arroge une capacité grandissante à définir les contours des troubles à l'ordre public afin de mieux contrôler le droit de manifester pour, à terme, le rendre politiquement inoffensif. Un droit de manifester dont on abandonnerait la définition aux pouvoirs politiques est profondément anti-démocratique.

Le gouvernement avait déjà accru ses prérogatives en intégrant certains des outils de l'état d'urgence dans le droit commun, il va désormais plus loin. Il n'est plus question de lutter contre la menace terroriste, mais de protéger le droit de manifester en le restreignant et en faisant peser des présomptions de culpabilité.

Le contrat passé avec l'Etat est d'autant plus biaisé que lui-même ne se justifie pas lorsque la violence qu'il utilise est illégitime. Les violences policières se multiplient sans qu'on cherche à les sanctionner avec le même empressement que celles des manifestants. Le législateur augmente le recours au fichage, sans faciliter la possibilité d'en sortir pour le justiciable. Tout cela s'opère dans le cadre d'une présomption de bonne foi, qui voudrait que la violence soit l'apanage des manifestants. Un piège se tend peu à peu. Il ne pourra plus être question de protéger nos droits lorsque nous aurons abandonné à l'Etat la possibilité d'en contrôler l'expression.