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Les absents ont-ils toujours tort ?

Mardi 1er avril 2014, par Emilie Gosselin Cormier, Isabelle L'Héritier

Depuis le déclenchement des élections le 5 mars dernier, le Directeur général des élections du Québec incite les citoyen-ne-s à se saisir de leur pouvoir politique à travers sa campagne publicitaire « Notre vote, c'est un pouvoir ». Il n'en demeure pas moins qu'à chaque élection, une importante tranche de la population s'abstient de voter. Pourquoi ? Apathie pour certain-e-s, geste politique pour d'autres, l'abstentionnisme mérite réflexion.

Aux yeux de Francis Dupuis-Déri, professeur au Département de science politique à l'Université du Québec à Montréal, il existe une liste presque infinie de raisons de ne pas aller voter. Certain-e-s citoyen-ne-s sont abstentionnistes car ils rejettent complètement le système politique et électoral actuel. Certain-e-s autres ne sont pas nécessairement contre le système, mais considèrent qu'aucun parti ne reflète leurs valeurs, ou encore que le parti qui y correspond le plus n'a tout simplement aucune chance de l'emporter.

Abstentionnisme ne rime pas forcément avec apathie. Si certaines personnes ne votent pas parce qu'elles n'ont aucun intérêt pour la politique électorale, certaines autres le font par choix politique. Il est tout à fait possible de s'abstenir de voter, mais « d'avoir plein d'activités politiques ou sociales », croit Francis Dupuis-Déri. Par exemple, une personne peut « s'engager dans des réseaux communautaires, dans des groupes militants ou avoir une pratique sociopolitique plus individuelle à travers l'art, l'écriture ou en organisant des activités dans son quartier ». Selon lui, ce type d'engagement est beaucoup plus significatif et démontre un engagement politique concret, qui s'approche davantage de l'idéal d'une démocratie participative.

Notre système politique, une démocratie ?

Pour Francis Dupuis-Déri, le système électoral présente le défaut fondamental d'être un « mensonge » qui alimente le mythe que « dans notre système politique, c'est le peuple ou la nation qui est souveraine ou qui gouverne, mais pour ce faire elle doit nommer des gens qui gouvernent à sa place et qui finissent par la gouverner ». Selon lui, dans une réelle démocratie, « la population ne se nommerait pas des représentants et des chefs, mais elle se gouvernerait elle-même. Il y aurait des instances, la société serait organisée pour qu'on puisse s'autogouverner, ce qui n'est pas le cas maintenant », croit-il.

Aux yeux de Francis Dupuis-Déri, la légitimité et le pouvoir du vote est un construit symbolique. À titre d'exemple, en Angleterre, jusqu'à la fin du 19e siècle, les femmes, les mineurs, et la majorité des hommes adultes pauvres n'avaient pas le droit de vote et seuls 10% des hommes adultes le détenaient. L'État fonctionnait toutefois très bien malgré la faible participation électorale de la population. Dans le système électoral actuel, les gouvernements au pouvoir ne sont presque jamais élus par la majorité de la population. Au niveau de l'organisation de l'État et du mode de fonctionnement de l'élite politique et de son pouvoir, la participation électorale a peu d'influence, soutient le professeur.

Le poids de la participation électorale est en effet minime en comparaison au pouvoir du capital au sein du système électoral. « Dans notre système nord-américain, l'argent a une énorme influence dans les élections, beaucoup plus que le vote d'une personne » croit-il. Par le fait même, se présenter en tant que candidat-e aux élections est généralement réservé à une élite : « se lancer en politique n'est pas donné à tout le monde, il faut déjà un capital économique, social et culturel. C'est une élite économique qui devient une élite politique et qui est par la suite influencée par le monde des affaires », explique Francis Dupuis-Déri.

Ce qu'a également constaté Julien Villeneuve, professeur de philosophie au Cégep de Maisonneuve, lorsqu'il a voulu se présenter sous la bannière du Parti Nul : « sur papier notre système permet à tout le monde de se présenter », mais en pratique, sans une machine de parti déjà établie, il est difficile pour un candidat de mousser sa candidature, ne serait-ce que pour les dépenses électorales. « C'est beaucoup de travail et ça pourrait être une autre critique qu'on pourrait apporter au système électoral actuel », maintient-il.

Un vote, c'est sacré !

Selon Francis Dupuis-Déri, « le vote est présenté comme un acte, un devoir sacré, quasi religieux ». Affirmer son abstention à l'heure actuelle serait l'équivalent de confesser un péché. Beaucoup d'électeurs « ont totalement intériorisé le fait que c'est un devoir, comme aller à la messe à une certaine époque », et ont associé l'acte de voter à l'ultime acte de la citoyenneté en démocratie, « alors qu'évidemment tout le monde est bien conscient que ce qui est important, ce qui donne du pouvoir dans notre société, ce n'est pas de voter, mais c'est d'être élu ». Pour le professeur, le fait d'insister auprès d'abstentionnistes afin qu'ils se déplacent tout de même aux urnes pour annuler leur vote dans le but d'affirmer leur opposition au système politique témoigne de l'attachement quasi religieux face au vote : c'est l'équivalent de dire à un non croyant « si tu n'y crois pas, viens quand même à l'église. Fais semblant d'assister à la messe, mais ne prie pas », maintient-il.

Francis Dupuis-Déri croit que cette importance accordée au vote est le fruit d'une construction sociale inculquée dès un jeune âge, à travers diverses pratiques comme les élections de conseils d'élèves en classe, ou encore les éditoriaux qui font passer « les gens qui ne votent pas pour des mauvais citoyens ».

Julien Villeneuve déplore quant à lui que les personnes qui ne votent pas soient critiquées, souvent sans qu'aucune réflexion profonde ne soit amorcée sur les causes de cette abstention, et sur le sens politique que certain-ne-s donnent à cette action. Selon lui, le cynisme observable actuellement à l'égard des systèmes électoraux prend sa source dans « un contexte mondial où la démocratie représentative est en perte de légitimité, se montre assez inapte à contrebalancer le pouvoir des intérêts corporatifs et financiers, et se montre aussi plutôt inapte à attaquer de front des enjeux majeurs de notre époque, comme l'enjeu environnemental ».

Annuler, ça compte ?

Outre les abstentionnistes, certaines personnes souhaitent affirmer leur mécontentement envers le système actuel ou à l'offre électorale en annulant leur vote. Une option que ne permet pas le système électoral à l'heure actuelle. Les bulletins de vote ne respectant pas les consignes sont considérés comme invalides et ne sont pas comptabilisés. « Si jamais vous voulez avoir une représentation au moins symbolique, l'abstention, elle, est comptabilisée », rappelle Francis Dupuis-Déri. Le Parti nul souhaite quant à lui offrir aux citoyen-ne-s la possibilité d'un vote de contestation, et représente ce qui s'approche le plus d'une annulation de vote dans le système actuel, croit Julien Villeneuve.

Un système idéal ?

Pour Julien Villeneuve, des élections à date fixe et le vote proportionnel à plusieurs tours ne sont pas des suffisants pour garantir un réel système politique démocratique satisfaisant. Selon lui, il faudrait aller beaucoup plus loin, notamment avec « l'abolition des partis politiques et les mandats révocables au niveau de la députation. Il ne faudrait pas donner carte blanche aux élus et avoir des mécanismes qui nous permettent concrètement de retirer la représentation qu'on donne ».

Pour Francis Dupuis-Déri, « il n'y a pas de système parfait, parce que l'être humain est imparfait, donc nécessairement les systèmes vont être imparfaits. Les systèmes ou les modes d'organisation les plus intéressants permettent plus de possibilités de participation politique citoyenne. Pour moi, être actif politiquement ce n'est pas déléguer les décisions à quelqu'un d'autre, c'est agir, s'organiser et décider soi-même avec d'autres ».