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Révolutions arabes : de l’enthousiasme à l’inquiétude ?

Lundi 4 mars 2013, par Nafi Alibert

Près de deux ans après le début des contestations liées au Printemps arabe, des luttes continuent de se dérouler sur fond de fortes contradictions. Les premières élections libres ont porté au pouvoir des partis dont les revendications s'opposent à celles des manifestants qui s'étaient mobilisés pour réclamer un changement social. Pour plusieurs spécialistes, les aspirations des forces progressistes qui ont initié les révolutions se heurtent aujourd'hui aux mouvements islamistes et à l'ingérence des puissances étrangères qui tentent de maintenir leur contrôle sur la région.

De la contestation du monopole du pouvoir en Égypte à la scission du gouvernement tunisien et à l'assassinat de Chokri Belaïd, un des leaders de l'opposition, un sentiment de frustration s'est installé. « Le peuple s'est révolté contre la pauvreté et l'oppression et il s'est retrouvé confronté à cette même pauvreté et à l'insécurité », constate amèrement Nasreddine, membre de l'Association des jeunes Tunisiens de Montréal.

Paradoxe et tension

Bien que les dictatures aient été renversées, les aspirations de 2011 sont loin de s'être concrétisées. Les objectifs des partis au pouvoir – Ennahda en Tunisie ; les Frères musulmans en Égypte – ne sont pas les mêmes que ceux de la population ayant participé aux soulèvements. Aujourd'hui, il leur est demandé d'appliquer des revendications qui ne faisaient pas partie de leurs programmes.

Les inégalités demeurent criantes : beaucoup de personnes continuent de vivre sous le seuil de la pauvreté et ne sont pas prises en compte dans le processus démocratique. « Il y a une démocratie formelle, mais une démocratie de substance avec une amélioration des conditions de vie de la majorité de la population, ça on en est encore très loin », déplore Samir Saul, professeur d'histoire à l'Université de Montréal.

L'économie de marché et la privatisation des actifs de l'État sont en effet au cœur du projet des partis islamistes. « L'idéologie politique des Frères musulmans est absolument néolibérale : c'est l'équivalent du Bible Belt aux États-Unis », s'indigne Rachad Antonius, sociologue égypto-canadien et professeur à l'Université du Québec à Montréal. Dans une conférence organisée par Alternatives le 7 février dernier, M. Antonius a dénoncé le fait que les conceptions fondamentales du néolibéralisme soient reprises au compte des islamistes, « excepté ce qui a trait aux libertés individuelles, qui doivent répondre à une certaine norme ». Ces partis donneraient une teinte islamique conservatrice à leur politique pour s'assurer d'un appui populaire, « mais cela ne dérange pas les puissances étrangères », précise-t-il.

Une guerre internationale par procuration

Si M. Antonius aborde la question des « puissances étrangères », c'est que les partis islamistes sont soumis à de fortes pressions de l'Occident – les États-Unis au premier chef – et des monarchies du Golfe, en particulier le Qatar et l'Arabie Saoudite. Les États-Unis ont fait, depuis longtemps, le choix stratégique des islamistes, souligne-t-il. « Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les réseaux de renseignements américains ont tranquillement construit des alliances très solides avec les réseaux islamistes ».

Selon le sociologue, la capacité de mobilisation des islamistes n'est pas simplement due à leur popularité. « Les monarchies pétrolières ont joué un rôle absolument fondamental », dit-il, « par un appui politique, diplomatique, financier et militaire à tous les groupes islamistes pour s'assurer qu'il n'y aurait pas de révoltes démocratiques dans le monde arabe ».

Alors que les révoltes populaires se sont faites contre les élites locales et les puissances coloniales et néocoloniales, ces mêmes puissances veulent, quant à elles, maintenir leur influence dans cette zone stratégique en tentant de domestiquer les islamistes de manière à les transformer en ambassadeurs de leurs intérêts, plus crédibles que les dictatures.

Miser sur l'islamisme comme gage de contrôle sur la zone n'est toutefois pas sans risque, comme en témoignent les attentats qui ont eu lieu à Benghazi, en Libye, en septembre dernier. « Ce sont les alliés des Américains qui ont tiré sur eux-mêmes. Ce sont des groupes que les Américains ont entretenus, et qu'ils espéraient contrôler. Mais ce genre de groupe ne se laisse pas amadouer facilement. L'argent ne suffit pas, car ils ont une idéologie qui peut les amener à se retourner contre ceux qui les ont soutenus », explique Samir Saul.

Ce qui permet de comprendre la force de ces alliances, « c'est qu'elles mettent en jeu à la fois des acteurs locaux et internationaux dont les intérêts convergent », souligne M. Antonius. La rivalité ne s'articule plus autour d'une opposition entre pays arabes et Occident, mais autour d'un antagonisme au sein de chaque pays, entre ceux qui revendiquent un système plus démocratique et une certaine souveraineté nationale et ceux qui sont pour un néolibéralisme économique total.

Le Forum Social Mondial : une occasion de se réapproprier la révolution ?

Tunis accueillera le Forum Social Mondial 2013 (FSM) en mars prochain. C'est une occasion unique de rapprocher les altermondialistes internationaux et les groupes révolutionnaires arabes qui partagent certaines convictions concernant la démocratie, l'égalité et une meilleure redistribution des richesses.

Jean-Félix Chénier, professeur de sciences politiques au Collège de Maisonneuve, se rendra au FSM avec la délégation de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec pour partager « des recettes de saine résistance face aux autoritarismes, et des ingrédients favorables à une mobilisation collective qui sache résister intelligemment et pacifiquement face à l'État », précise-t-il. « Le FSM, c'est la démocratie telle que je la conçois : c'est une association volontaire d'individus à la recherche de justice sociale et d'un contrepoids face aux dérives autoritaires ».

À ses yeux, la liberté d'association était également au cœur du Printemps québécois. « C'est ça que le gouvernement cherchait à briser ! Là-bas, c'est la même chose !, s'exclame-t-il. Les Tunisiens ont besoin de notre appui. En renforçant la solidarité internationale de ces mouvances, on contribue à renforcer les démocraties dans le monde », conclut-il. Sur cet élan de solidarité, le FSM pourrait favoriser l'unité entre les forces politiques opposées aux islamistes, forces qui sont aujourd'hui les « gardiens de la démocratie » en Tunisie.

Crédit photo : wikimedia commons/You_Will_Pay_for_What_you_Done_Mubarak