Entre le moment où la lutte palestinienne visant la libération et le retour d’une nation dépossédée a été appelée la cause primordiale des Arabes et celui où un diplomate arabe a utilisé pour la première fois l’expression « le différend palestino-israélien », les choses ont beaucoup changé sur le plan politique.
Bien sûr, on pourrait trouver des Arabes désirant ardemment qu’une entité nationale palestinienne soit montée n’importe comment pour pouvoir se débarrasser de la cause palestinienne une fois pour toutes. Et on pourrait prétendre qu’il n’y a pas une si grande différence entre les phrases « les deux dirigeants ont examiné les derniers faits nouveaux survenus dans la cause palestinienne » et « les dirigeants des deux côtés ont examiné les derniers faits nouveaux survenus dans le différend palestino-israélien ». Cette assertion serait pourtant fausse : après tout, le « différend » ne concerne pas deux entités souveraines constituées sur un pied d’égalité, se disputant - à en croire la gauche sioniste- « le même droit à la même terre ». De plus, le mot « différend » n’a pas de sens alors que même la moitié d’une entité palestinienne n’a pas encore été créée, et ce sur une partie seulement des territoires occupés par Israël en 1967.
Les officiels arabes ne sont pas les seuls coupables d’utiliser ce vocable. Un pan important du mouvement national palestinien - à savoir l’OLP, qui a modelé au premier chef l’identité politique palestinienne après 1948 - a également pris ce chemin en insistant pour être le seul représentant légitime du peuple palestinien. Quand, après la guerre de 1973 (qui a montré que les Arabes étaient capables de remporter une victoire tactique pouvant se concrétiser en résultats politiques) se présenta la possibilité de forcer Israël, par le biais de négociations, à rendre les territoires occupés en 1967, l’OLP a commis une autre erreur. Craignant que seuls les Etats arabes (à Dieu ne plaise !) ne recouvrent leur souveraineté sur les terres qu’ils avaient perdues en 1967, l’OLP proclama que « l’entité palestinienne » serait créée « sur n’importe quel territoire libéré de l’ennemi ».
Ensuite, pas à pas « l’établissement d’une entité palestinienne sur un territoire libéré de l’ennemi » devint la création d’un Etat palestinien sur la Rive Occidentale et Gaza, solution intérimaire qui n’implique pas le renoncement au droit au retour internationalement reconnu. Ce droit, qu’Israël rejette tout de go ne peut être obtenu que par la libération. Si la libération comprend le droit au retour, ce n’est pas simplement du fait que celui-ci est soutenu par une résolution des Nations unies et le droit international, mais parce que ce droit est l’un des objectifs du mouvement national de libération.
Israël avait raison de dire que les Palestiniens avaient un plan progressif même si la prémisse alléguée était fausse. Israël prétendait que ce plan visait à le détruire progressivement alors qu’en fait il allait dans la direction opposée : parti de la libération totale, il passe à une entité initiale sur n’importe quel morceau de terre libérée, à la création d’un Etat sur n’importe quel territoire libéré, à un Etat intérimaire sur la Rive Occidentale et à Gaza, pour aboutir à la solution des deux Etats. Nous avons à présent entamé l’étape de l’acceptation d’un Etat dans une partie de la Rive Occidentale et à Gaza dans le cadre de la solution des deux Etats.
A sa fondation, l’OLP était un mouvement de réfugiés s’efforçant de libérer leur terre et non pas un mouvement combattant l’occupation de la Rive Occidentale et de Gaza. L’OLP a été fondée à Jérusalem-Est à une époque où cette ville était sous souveraineté arabe ; la création d’une entité palestinienne signifiait la création d’une organisation de libération incorporant les aspirations politiques et l’identité nationale du peuple palestinien. Il n’a jamais été question de créer un Etat sur une partie seulement de la Palestine ; en fait, afin de recevoir l’approbation du monarque jordanien pour la tenue de l’assemblée constitutionnelle de l’OLP à Jérusalem, les fondateurs ont dû lui donner l’assurance que telle n’était pas leur intention.
Les dirigeants de l’OLP ne pouvaient pas se contenter de ne représenter qu’une entité. Ils voulaient diriger un Etat tout comme les autres membres de la Ligue arabe. Ces autres Etats ont réussi à ce que la direction de l’OLP s’emploie à atteindre son but non pas sous la bannière de la libération, mais sous celle de « l’élimination des effets de l’agression [de 1967] ». Cette mission - essentiellement arabe - était à réaliser soit par le biais de la négociation conformément à la résolution 242 des Nations unies qui n’englobait pas les Palestiniens ou l’OLP, soit par la guerre, comme cela est arrivé en 1973, soit par la diplomatie, conformément à la résolution 338. Ce n’était pas la mission du mouvement de libération palestinien, mais elle l’est devenue, ne serait-ce par crainte de ne pas pouvoir survivre autrement.
L’affrontement entre l’OLP et la Jordanie après l’avril noir est imputable en grande partie à cette évolution. C’est à ce moment-là que la libération et l’autorité sur la Rive Occidentale sont devenus la mission principale de l’OLP par crainte que la Jordanie ne regagne le contrôle de ce territoire et ne l’administre dans le cadre d’un « Royaume arabe uni », par exemple. Indépendamment des projets jordaniens, il faut admettre qu’un Royaume arabe uni, qui aurait englobé la totalité de la Rive Occidentale, y compris Jérusalem, Gaza et la Transjordanie et qui n’aurait pas sacrifié le droit au retour des Palestiniens, ouvrait des horizons autrement plus larges que le projet d’un Etat palestinien sur la Rive Occidentale et Gaza. Parler de cela à l’époque aurait bien entendu signifié ignominie et mort. Mais cela n’enlève rien au fait que rétrospectivement cette vision était juste. Pour se montrer capable d’administrer des territoires quels qu’ils soient en un Etat créé par une décision internationale, l’OLP a commencé à se comporter comme s’il constituait un Etat. Elle a ouvert des bureaux à l’étranger comme si c’étaient des missions diplomatiques et a essayé de faire mieux qu’Israël pour ce qui est du nombre de pays la reconnaissant.
Toutefois, cela ne voulait rien dire. Israël n’avait rien à prouver par le biais de ce jeu. Il a fait ses preuves en construisant une nation : d’abord, il a peuplé le pays de juifs et créé une identité et une philosophie israéliennes, ensuite, il a construit une armée, une économie et des institutions gouvernementales ; enfin, il a établi une alliance organique avec les Etats-Unis. Par exemple, Israël s’entendait très bien avec l’Inde qui avait une ambassade de l’OLP et qui refusait de reconnaître Israël. Cette entente a duré et a amené l’Inde à reconnaître Israël et à conclure alors avec lui un accord de coopération stratégique. On peut faire semblant jusqu’à un point seulement. Il y a une grande différence entre un véritable Etat et un Etat hypothétique : par exemple, les représentants de ce dernier peuvent s’asseoir autour d’une table en s’imaginant être les égaux des représentants du véritable Etat ; des enfants palestiniens et israéliens peuvent jouer dans le même orchestre de jeunes, créé par quelques philanthropes européens pour montrer qu’il est possible de coexister et de faire preuve d’amour fraternel plutôt que de se jeter des pierres.
Cette grande différence subsiste quand les écrivains palestiniens peuvent avoir un débat fructueux avec leurs « homologues » israéliens au lieu de procéder à « un échange de violence » et quand les Palestiniens peuvent obtenir des prix internationaux de la paix, alternative symbolique à une véritable libération, Malheureusement, aujourd’hui, nous assistons aux conséquences du brouillage de cette différence.
En faisant semblant d’être un Etat, l’OLP espérait transformer 242 en une résolution concernant les Palestiniens ; il aurait pu ainsi réclamer le retour du territoire conformément au principe selon lequel il est interdit d’annexer la terre d’autrui par la force et il aurait pu établir un gouvernement sur la Rive Occidentale et Gaza. Il en est résulté qu’Israël a été récompensé du fait que le mouvement de libération a abandonné sa mission première, ses structures et ses alliances du début alors que les Palestiniens n’avaient toujours pas d’Etat. Le deuxième résultat est qu’au lieu d’être les lignes finales d’un accord de paix, comme ce fut le cas avec la Syrie et l’Egypte, les frontières de 1967 ont été transformées en ultime espoir d’une solution négociée durable de la cause palestinienne. Le troisième résultat a été que le peuple palestinien est devenu l’un « des deux côtés » et que maintenant il doit mériter que la puissance d’occupation négocie avec lui. Il semble que même les mouvements islamistes de résistance tels que le Hamas sont attirés dans le jeu et s’efforcent de faire leurs preuves pour essayer d’être acceptés par la communauté internationale, tâche pratiquement impossible pour tout mouvement islamiste.
Ce sont peut-être les règles du jeu des nations mais, ce n’est pas toujours d’après ces règles que les mouvements de libération nationale devraient jouer. A l’heure actuelle, le Hamas hésite sur le seuil. S’il le franchit, il descendra la même pente glissante que le mouvement de libération qui l’a précédé.
L’OLP a perdu la structure, la perspective, les alliances et les droits d’un mouvement de libération avant même de devenir un Etat. Comme il voulait prématurément les prérogatives d’un Etat, il a été obligé d’accepter prématurément les obligations d’un Etat. Cela a signifié non seulement le renvoi de la résistance comme le font les nations quand elles accèdent à l’indépendance, mais aussi le combat contre la résistance appelée à présent « terrorisme ».
L’ancien mouvement de résistance palestinienne est maintenant invité à « combattre le terrorisme », pas seulement matériellement, pour protéger Israël, mais aussi mentalement. Israël ne veut pas uniquement une trêve ou un cessez-le-feu. Il veut la fin du mouvement des réfugiés palestiniens, peuple qui n’a jamais eu l’occasion de pratiquer la désobéissance civile parce qu’il n’a jamais été sous domination israélienne, peuple qui n’a jamais eu les avantages de la vie sous occupation directe car il a été victime du nettoyage ethnique de 1948, peuple qui ne pouvait dépendre que des armes pour retraverser la frontière vers son ancien pays et briser le silence qui l’engloutissait.
Ce sont les réfugiés palestiniens qui ont créé le mouvement de libération nationale de la Palestine. C’est sous ces auspices que sont nés d’une part les mouvements de résistance à l’occupation et d’autre part, l’élan vers la création d’un Etat Palestinien comme fin en soi.
Qui parmi nous n’a jamais rencontré ce haïssable spécimen qui essaie de se débarrasser des liens qui l’unissent à ceux qui lui ont mis le pied à l’étrier pour arriver au succès ? De telles personnes sont tellement imbues d’elles-mêmes qu’elles effacent jusqu’au souvenir de ceux envers lesquels elles ont une dette de gratitude. Ces grands égos révèlent rapidement une propension à d’autres méfaits.
Le cas n’est pas tellement différent pour certains rejetons du mouvement palestinien des réfugiés. Eux aussi combinent l’égocentrisme et une amnésie volontaire. Tous leurs actes semblent proclamer « oui, oui, on a déjà entendu ça » « Vous avez vraiment besoin de continuer à rabâcher les réfugiés et Jérusalem ? »
Parmi ces individus nous devons compter ceux dont la cause palestinienne a fait des vedettes à tel point qu’ils en sont venus à la symboliser, mais qui ensuite ont acquis des intérêts propres, distincts de ceux de la cause qui les avait lancés et des intérêts des gens que la cause est censée représenter. Ils ont alors commencé à faire de la cause palestinienne leur chose, après quoi les réfugiés sont simplement devenus une source d’agacement.
Quand les réfugiés deviennent un trop grand tracas pour l’entreprise publique palestinienne, quelque chose ne va vraiment plus. Un Etat sans le droit au retour est une perversion. C’est un fardeau pour la cause des réfugiés palestiniens, de Jérusalem et de la lutte contre le sionisme
*Originellement publié dans al- Ahram Weekly, le Caire, semaine du 5 au 11 avril 2007.