En Égypte, la première phase des programmes d’ajustement structurel a été exécutée en 1974, en réponse aux directives des institutions financières internationales (le FMI et la Banque mondiale) et sans la moindre consultation de la population. Les émeutes populaires spontanées de janvier 1977 contre la hausse rapide des prix des biens de consommation courante ont cependant mis un frein au processus de libéralisation de l’économie, et en particulier à la privatisation des entreprises publiques. Le gouvernement a dû faire preuve de prudence dans la poursuite des politiques de libéralisation, tout en intensifiant la répression policière contre les manifestations d’insatisfaction populaire.
Libéralisation de l’économie et frustrations sociales et politiques
Au début des années 1990, le régime profita des attaques terroristes contre les touristes étrangers et les Égyptiens chrétiens pour renforcer ces mesures répressives et accélérer la libéralisation de l’économie. Il revint également sur la loi de réforme agraire, ce qui permit aux grands propriétaires terriens de retrouver leur suprématie d’antan dans les campagnes. Les manifestations des paysans victimes des expulsions et de l’augmentation du loyer de la terre n’obtinrent pas le soutien des autres classes populaires, du fait de la vigueur des mesures répressives et de l’absence de leadership politique.
Au tournant du millénaire, les tensions populaires latentes se cristallisèrent dans un large mouvement de solidarité avec l’Intifada palestinienne. Ce mouvement de masse a servi de réceptacle aux frustrations sociales accumulées suite à la dégradation des conditions de vie, à la hausse des prix et à la montée du chômage, notamment au sein des larges pans de la classe moyenne touchés par les vagues de privatisation des entreprises d’État. La taille et l’étendue de cette vague de contestation laissaient augurer la formation d’un mouvement populaire capable d’imposer des changements de fond aux politiques ayant mené à ce désastre social.
A la même époque, les hommes d’affaire et les politiciens qui avaient tiré grand profit des politiques de privatisation commencèrent à réclamer une plus grande ouverture du système politique. Leurs pressions se dirigèrent contre les secteurs occupant des postes au sein des grandes bureaucraties d’État, qui privilégiaient une transition plus lente de manière à pouvoir « sucer » un maximum des biens publics sous leur responsabilité. C’est dans ce double contexte de mouvement de masse contre la guerre étasunienne en Irak et de pressions internes au sein des sphères au pouvoir que plusieurs mouvements politiques commencèrent à revendiquer une démocratisation du pays. Parmi ceux-ci, le mouvement « Kefaya » (ça suffit), mais aussi des associations d’ingénieurs, de professeurs d’université, de juristes et d’autres catégories des classes moyennes. La première réaction du régime face à ces mouvements spontanés fut de leur laisser une certaine latitude, notamment en lâchant la bride à la presse d’opposition. Mais le retour de bâton ne se fit pas attendre longtemps, en particulier contre les mouvements les plus radicaux et la presse la plus téméraire.
Liquidation du secteur public
Pendant ce temps, le gouvernement continuait son entreprise de liquidation du secteur public en finalisant la privatisation de 256 entreprises d’État et en vendant les parts de l’État au sein de 40 joint ventures. [1] L’ensemble de ces transactions douteuses n’a donné que 4,4 milliards d’euros, bien en dessous de la valeur réelle de ces biens publics. Une bonne partie de cette somme a servi à financer les retraites anticipées des employés et à éponger les dettes d’autres entreprises publiques destinées à être privatisées. Le solde a été utilisé pour couvrir une partie du déficit courant du budget public, alors qu’il eût pu financer des projets de développement en vue de remplacer les structures productives liquidées.
Il y a quelques années, le gouvernement a même commencé à vendre au rabais les terres publiques entourant les infrastructures (autoroutes et systèmes d’irrigation) à des capitalistes locaux ou étrangers, arguant que cela permettrait de mettre en route des entreprises productives (dans l’agriculture ou le tourisme). Mais en général, ces terres ont été transformées par leurs nouveaux propriétaires en terrains à bâtir et ont généré de plantureux profits pour une minorité proche du régime.
Toutes ces mesures ont entraîné une poussée du chômage conjuguée à une augmentation du prix des biens de consommation, en ce compris le logement (conséquence de la spéculation foncière et de l’action monopolistique des nouveaux propriétaires privés des usines de ciment et d’acier). Ce à quoi il faut ajouter les hausses successives des tarifs des services publics, comme la distribution de l’eau et de l’électricité, et la détérioration permanente des services essentiels, comme l’éducation et les soins de santé supposés être gratuits.
Aujourd’hui, 20% de tous les étudiants fréquentent des écoles privées (de la maternelle à l’université) dont les droits d’inscription sont exorbitants. Les élèves des écoles publiques dépensent deux milliards d’euros par an en cours privés afin de compenser la médiocre qualité de l’enseignement. La déliquescence des institutions publiques de soins de santé est plus grave encore, et les personnes nécessitant des interventions sérieuses doivent se rendre chez des praticiens ou dans des hôpitaux privés hors de prix.
Cette dégradation des conditions de vie concerne toutes les strates de la société à l’exception des 20% les plus aisés – les capitalistes, les grands propriétaires terriens, les spéculateurs fonciers, les alliés de ces trois groupes au sommet de la bureaucratie, leur entourage immédiat et leurs fournisseurs de services. Elle touche donc les petits salariés (les travailleurs de l’industrie et du secteur agricole), les classes moyennes (les employés du secteur public, les enseignants, les jeunes docteurs, ingénieurs ou agronomes, etc.) et la grande masse des marginalisés de la ville et de la campagne, en particulier les chômeurs, qui représentent 20% de la population active.
Regain d’activisme chez les ouvriers
Le mouvement de contestation s’est étendu à toutes ces catégories de la société. Et à la différence des luttes des paysans pauvres, qui sont négligées par les médias, les luttes des ouvriers et de certaines couches des masses marginalisées ont eu un sérieux retentissement. La promulgation de la Loi unifiée du travail (Unified Labor Act) en 2003 a sapé la stabilité de l’emploi, a donné aux employeurs un plus grand pouvoir de licenciement et a restreint le droit de grève. Elle n’a cependant pas pu éviter l’amplification des manifestations de mécontentement ouvrier suite à la conjugaison déjà mentionnée de la montée du chômage et de la hausse des prix. Les actions collectives furent au nombre de 266 en 2004, de 202 en 2005 et de 222 en 2006.
Les élections syndicales de 2006 ont été précédées de fausses promesses gouvernementales et n’ont pas été transparentes. Qui plus est, les candidats d’opposition, en ce compris les Frères musulmans, ont été soigneusement tenus à l’écart par les autorités. Après la « nomination » des membres des Syndicats généraux (General Trade Unions) et l’échec du gouvernement à honorer ses promesses, le nombre de manifestations a encore augmenté et touché des secteurs auparavant épargnés, comme ceux des secteurs, stratégiques, des rails et de la poste.
La plupart des protestations ouvrières visaient une augmentation des salaires en vue de faire face à l’augmentation du coût de la vie, le paiement des arriérés de salaire, l’amélioration des conditions de travail en termes de santé et de sécurité ou une plus grande stabilité des contrats de travail. Mais certaines actions étaient également destinées à manifester l’opposition ouvrière aux représentants syndicaux imposés ou aux cadres corrompus.
La grève la plus importante a eu lieu à l’usine de filature Misr à Mehalla. Des milliers de travailleurs l’ont occupée durant toute une semaine et se sont organisés de telle manière que les forces de sécurité n’ont pas su intervenir pour casser le mouvement. Les ouvriers ont fini par l’emporter et leurs revendications ont été satisfaites, notamment le renvoi du chef du syndicat qui leur avait été imposé par le gouvernement. Cette victoire a encouragé d’autres travailleurs à passer à l’action et à forcer le gouvernement à faire de nouvelles concessions pour éviter de nouveaux mouvements de grève.
Multiplication des luttes des pauvres pour les besoins de base
On constate également la propagation de mouvements de contestation portés par des groupes locaux, dans les bidonvilles ou les quartiers marginaux où le manque de services publics se fait cruellement ressentir. Beaucoup d’entre eux naissent lorsque les autorités décident de démolir des quartiers défavorisés sans fournir d’alternatives dignes de ce nom à leurs habitants. Ils ont donné lieu à de nombreuses manifestations et sit-in aux endroits concernés ou devant les bâtiments officiels.
Le manque d’eau potable est un autre motif de mécontentement populaire dans les quartiers périphériques et dans les villes de l’intérieur du pays. Des citoyens assoiffés ont été jusqu’à bloquer une autoroute, récipients à la main, jusqu’à ce que les autorités leur envoient des camions citernes d’eau. Ils ont obtenu de continuer à être approvisionnés de la sorte jusqu’à ce que le système de distribution soit en ordre de fonctionnement.
Bien qu’ils soient spontanés, totalement isolés et ne débouchant que sur des solutions partielles, ces mouvements indiquent que la peur des autorités tend à se dissiper. Ils mettent également en question la capacité des « élites de gauches » à garder le contact avec les couches populaires et à embrasser leurs combats.
Notes
[1] 80% des entreprises du secteur public ont été privatisées (2007).
Cet article a été publié dans Etat des résistances dans le Sud - 2008