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La crise au Sénégal : 3 constats

Vendredi 26 mars 2021, par Delphine Abadie

Tout a commencé par une accusation de viol et menaces de mort faite par une employée d'un salon de beauté, à l'encontre d'Ousmane Sonko, député et président du Parti des Patriotes du Sénégal pour le Travail, l'Éthique et la Fraternité (PASTEF), le 2 février 2021. Figure importante et fougueuse de l'opposition, candidat de la dernière présidentielle, Sonko semble très populaire. Il se présente comme un candidat anti-système et son discours de rupture rejoint particulièrement les jeunes. Je ne connais pas son programme, certains me disent que c'est un rigoriste et je n'ai pas d'avis sur ses intentions, mais toujours est-il qu'il porte dans son discours un anti-occidentalisme (un peu primaire), la lutte à la corruption et la critique de la dépendance du pays aux intérêts étrangers.

Je ne me prononcerai pas sur l'accusation, qui en une grave et qui mérite d'être entendue devant un juge. Plusieurs personnes sérieuses qui ont vu le dossier d'enquête paru dans les journaux estiment, que ce soit dit quand même, qu'elle a été fabriquée de toute pièce. Il s'agirait, par le biais d'une affaire dite « de mœurs », de l'écarter du bassin des candidats présidentiables, en amont des prochaines élections de 2024. La constitution du Sénégal interdit à Macky Sall, l'actuel président du Sénégal, de briguer un troisième mandat, mais celui-ci refuse activement de déclarer qu'il ne se présentera pas. C'est inédit : le Sénégal n'a connu que des alternances pacifiques depuis son Indépendance. Macky Sall est le 4e président. Loin d'être parfaite, la démocratie sénégalaise a néanmoins été (et pas seulement « a été présentée ») depuis son Indépendance comme l' « exception » continentale.

Le mois dernier, une majorité de députés de l'Assemblée ont voté en faveur de la levée de l'immunité parlementaire de Sonko afin qu'il puisse subir son procès. Sonko annonce d'abord qu'il n'ira pas à sa convocation ; après différentes tentatives de médiation, notamment religieuses (des forces sociales très influentes au Sénégal), il annonce qu'il ira, en réclamant à sa base de rester mobilisée car, dit-il, il ne fait pas confiance en le système de justice (avec de bonnes raisons). Mercredi dernier, alors qu'il se dirigeait vers le tribunal, escorté par un cortège de supporters et refusant d'emprunter un itinéraire fixé par les autorités, il a été arrêté puis accusé, cette fois-ci, de troubles à l'ordre public, les rassemblements étant interdits pour cause de covid.

L'arrestation de Sonko : Une étincelle…

Le hasard a voulu que je passe au rond-point Mermoz quelques heures avant qu'il n'y soit arrêté. La présence militaire était déjà impressionnante. J'habite tout près de la résidence de Macky Sall à côté de laquelle je passais plus tard en après-midi : il y avait six blindés et une cinquantaine de militaires armés jusqu'aux dents. Depuis son arrivée au pouvoir, il aurait massivement investi dans les forces armées et policières. Pendant ces événements, comme le font plusieurs leaders non-démocrates de la région par lesquels Macky Sall est inspiré (suivez mon regard, en Afrique centrale…), le réseau internet de certains opérateurs téléphoniques fiables a été suspendu (ça a été mon cas) pour éviter que les manifestants ne s'organisent. Le régime fait appel également à des nervis, hommes de bras qu'on dit être recrutés dans le bassin des lutteurs (sport national du Sénégal) au chômage depuis le début de la pandémie.

Cette arrestation n'est qu'une étincelle. Elle a soulevé le couvercle de la boîte de Pandore où se tapissait déjà un malaise et un mécontentement social profonds, provoquant l'embrasement du pays. Organisée par différentes forces de la société civile, une manifestation-monstre s'est tenue hier vendredi au centre-ville [N.D.L.R. : le 5 mars 2021]. Des mobilisations spontanées essaiment sur tout le territoire, dégénérant parfois en émeutes et en pillage – particulièrement, des intérêts français : Auchan, Total.

Ce sont surtout les jeunes (les moins de 35 ans composent quelque chose comme 80% de la population) que l'on retrouve dans la rue. Ils sont très jeunes, adolescents. On dit qu'ils vont jusqu'à s'en prendre aux casernes militaires, c'est dire combien ils n'ont rien à perdre. On dit aussi que les gendarmes ne réagissent pas ; c'est dire combien l'exaspération est généralisée. Dans les quartiers populaires, les laissés-pour-compte de la société (beaucoup, revenus d'une expérience ratée d'exil en Méditerranée), annoncent qu'ils n'ont rien à perdre. Le campus social de mon université (là où vivent les étudiants), l'UCAD, a été le théâtre d'affrontements violents entre étudiants et forces de l'ordre. (Je suis en sécurité). Certains quartiers de Dakar sont des chantiers de bataille, jonchés de roches, de débris, d'arbres déracinés et cadavres de grenades lacrymogènes, témoins inertes des événements d'hier. Chauffeurs de taxi, marchands du coin, collègues, personnels dans les services (quand ils sont ouverts et ils le sont très peu), tout le monde ne parle que de ça.

Sans les mettre en contexte, des images présentées comme des scènes de « guérilla urbaine » ont frayé leur chemin jusque dans les médias internationaux. En conférence de presse, le ministre de l'intérieur Antoine Félix Diome a accusé les manifestants de « conspiration contre l'État », d'actes de vandalisme et de « terrorisme ». Diome aurait été également été l'artisan de la mise à l'écart des deux opposants Karim Wade et Khalifa Sall aux élections présidentielles de 2019. Depuis mercredi, on attend toujours, en vain, que Macky Sall, qui serait actuellement en France, sorte de sa réserve.

On dit qu'il y a déjà six victimes des affrontements. Coupable d'avoir transmis les images des mobilisations, deux télévisions privées habituellement critiques à l'égard du pouvoir ont été suspendues ; les locaux des radios réputées proches du pouvoir (celles détenues notamment par Youssou N'Dour), ont été la cible de représailles. Cinq activistes de Y'en a marre, l'admirable mouvement citoyen non-partisan, qui tire sur la sonnette d'alarme depuis plusieurs années quant aux menaces qui viennent aujourd'hui se réaliser, ont été kidnappés chez eux par la police. L'ONG fondée par George Soros Osiwa (Open Society West Africa) se verrait retirer son agrément pour le Sénégal pour cause, explicite, de financement de Y'en a marre. L'information a ensuite été démentie.

Le pétrole est toujours une malédiction ?

Avec le regard « frais » de ma courte présence à Dakar, je tire trois éléments d'analyse de ces événements :
Premier élément, c'est que le/a Sénégalais.e lambda chérit très, très fort, ses libertés, notamment celles de s'exprimer, de contester, de s'associer : toutes les classes sociales et catégories religieuses et socio-professionnelles confondues s'entendent pour dénoncer à l'unisson le recul des libertés fondamentales, l'établissement de la règle de l'arbitraire et exigent que justice soit rendue. Les Sénégalais.e.s sentent ce qu'il en coûterait de perdre ces acquis, ils n'ont qu'à regarder tous leurs voisins.

Deuxième constat (je le savais déjà mais en action c'est autre chose), c'est celui de la jeunesse. Wow ! (dans les deux sens, “wow” en wolof signifie “oui”), quelle jeunesse ! Elle constitue une majorité démographique écrasante (40% de la population a moins de 15 ans et l'âge médian est de 19 ans, rien à voir avec l'Occident vieillissant) et une force sociale incontournable, absolument déterminante dans ce que l'avenir réserve à ce pays et au continent. Aux prises avec le chômage, la déscolarisation, la pauvreté galopante, privée de toutes perspectives, le politique ne pourra pas compter sans eux. Ce qui se passe ici aujourd'hui, la manière dont le régime a cru pouvoir décapiter tranquillement la tête d'un parti, sans anticiper la réaction de sa base ou de milliers d'adolescents désoeuvrés dont la sublimation des frustrations oscille entre le suicide en mer, le petit banditisme ou l'insurrection à caractère réellement politique, cette effarante cécité des élites sur les réalités sociales, illustrent de manière consternante les plusieurs étages au-dessus desquels elles se sont logées, dans un “par-delà” de leur société. Et quoi qu'on entende par ailleurs que la société sénégalaise est très hiérarchisée, il y a une forme indéniable d'horizontalité dont la classe politique ne peut pas faire fi sans risquer de se voir rejetée par le peuple. La philosophie sociale a un bel avenir devant soi.

Troisième constat, c'est la dimension internationale de la situation. Elle n'est pas la seule mais elle est bien là. Lorsque des jeunes de 15 ans passent en moins d'une journée, de l'arrestation d'un opposant au pillage des intérêts étrangers, ce qu'il faut y voir et en comprendre, c'est ce qui se joue en creux. Ousmane Sonko a occupé une position de vérificateur en chef (ou quelque chose comme ça) de la direction des impôts avant de créer un syndicat, puis d'entrer en politique. En 2016, il est radié de son poste après avoir mis en cause Macky Sall pour anomalies fiscales et budgétaires, notamment dans une affaire de d'attribution de contrats d'exploitation de gaz et de pétrole à la société Pétro-Tim, dont la filière locale est gérée par le frère du président. Le « plan Sénégal émergent » fait la part belle à l'exploitation des ressources énergétiques et de l'or, dont le potentiel a été découvert par des juniors il y a moins de 10 ans. L'année 2021 doit signer le début de la production (offshore) de pétrole, en moyenne 100 à 120 000 barils par jour ; 2022, celle du gaz (réserve estimée à 227 milliards de mètres cubes sur 30 ans). On travaille aussi à créer de grands complexes aurifères dans certaines régions.

Devinez ce que faisait Macky Sall avant d'entrer dans l'arène politique ? Il était ingénieur géologue, formé à École nationale supérieure du pétrole et des moteurs (ENSPM) de l'Institut français du pétrole (IFP) de Paris et toujours membre de réseaux internationaux de l'industrie où l'on sait, plus qu'il n'est nécessaire, comment se nouent des alliances productives. Ça ne s'invente pas…On me dit aussi que des allégations ont circulé en 2019 au sujet d'un financement de Sonko par Tullow Oil. Le pétrole est toujours une malédiction.

Photo : Victor Rutka sur Unsplash