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Comment les tensions américano-iraniennes ont nui au soulèvement pacifique en Irak

Mercredi 15 janvier 2020, par Zahra Ali

La crise politique dans laquelle les tensions américano-iraniennes ont plongé l'Irak retarde les changements pour lesquels les manifestants luttent – et périssent.

Dans les tentes de la place Tahrir de Bagdad, les jeunes manifestants sont impatients de parler de leur expérience du soulèvement révolutionnaire qui a commencé en octobre.

Mais les événements récents, notamment les frappes aériennes américaines, l'attaque de l'ambassade américaine, les assassinats du chef militaire iranien Qassem Soleimani et du commandant des Unités de mobilisation populaire (UMP) Abou Mahdi al-Mouhandis, ainsi que l'attaque iranienne contre deux bases militaires américaines en Irak, ont mis les manifestants dans une situation difficile.

De puissants chefs de milices sont soupçonnés d'être responsables de la répression sanglante du soulèvement pacifique en Irak, qui a fait des centaines de morts et des milliers de blessés et dans le cadre desquelles de nombreuses autres personnes ont été arrêtées ou sont portées disparues.

L'élite politique irakienne accuse pourtant les États-Unis d'être le moteur de ce soulèvement populaire massif.

Le soulèvement appelle à l'unité et à la souveraineté de l'Irak tout en refusant l'influence iranienne et américaine. Sous le slogan « Nous voulons une patrie », les manifestants réclament un État fonctionnel avec des services et des droits égaux pour tous les citoyens.

Ils dénoncent la corruption, le sectarisme et le népotisme de l'élite politique irakienne, ainsi que les attaques des milices contre les journalistes, la société civile et les activistes féministes.

Les manifestants réclament un nouveau gouvernement, de nouvelles lois électorales, une nouvelle constitution et la poursuite des dirigeants politiques accusés de corruption et du massacre de manifestants pacifiques.

Dans la mesure où cette élite politique est liée à l'Iran, les slogans contre l'influence iranienne sont au premier plan

Les manifestants ont publié un communiqué exprimant leur détermination à rester sur la place Tahrir et à honorer la mémoire des martyrs qui ont réalisé le sacrifice ultime pour leur pays.

Sans mentionner l'Iran ou les États-Unis, le communiqué a dénoncé des attaques contre la souveraineté de l'Irak et le droit international, réitérant la position des manifestants en faveur d'une approche prônant « l'Irak d'abord » et de la défense des intérêts nationaux.

Constatant que le processus politique post-2003 était responsable de la faiblesse de l'Irak, les manifestants ont appelé les forces de sécurité à les protéger.

Les manifestants de la place Tahrir sont politiquement matures et se montrent prudents face à toute forme d'instrumentalisation. Malgré quelques expressions spontanées et éparses de joie à la nouvelle des assassinats de Soleimani et d'al-Mouhandis, la plupart des manifestants sont restés prudents.

Sur les places occupées par les manifestants dans tout le pays, en particulier dans les provinces du sud, il est courant de voir des jeunes hommes gravement blessés ou marcher avec une jambe de bois.

Beaucoup ont combattu l'EI

Beaucoup sont d'anciens combattants des UMP qui ont combattu le groupe État islamique (EI) après la chute de Mossoulen 2014. Plusieurs d'entre eux ont confié à Middle East Eye qu'ils avaient été profondément affectés par cette guerre et qu'ils étaient déçus d'un leadership politique qui avait transformé leurs sacrifices en une lutte politique limitée profitant à l'élite.

Ils viennent de foyers modestes, et au lieu d'être récompensés pour leurs services comme ils s'y attendaient, ils sont revenus du front de Mossoul pour vivre dans la pauvreté et la souffrance. Ils ont désormais choisi la voie de la protestation pacifique, où ils ont fait face à des attaques mortelles des forces de sécurité et des milices, du gaz lacrymogène aux tirs à balles réelles.

Le soulèvement d'octobre est révolutionnaire : c'est un mouvement inclusif sans précédent en faveur d'une lutte commune qui incorpore une vaste partie de la population, des pauvres et des classes ouvrières à la classe moyenne éduquée. Étudiants universitaires, syndicats de travailleurs et jeunes activistes de la société civile ont uni leurs forces.

La place Tahrir de Bagdad fonctionne comme une société miniature. Grâce à une organisation collective inclusive, les manifestants ont créé une unité autour d'un sentiment d'appartenance commune à la patrie.

Plus qu'un soulèvement politique qui aborde les questions de représentation politique et d'élections, les manifestants encouragent des stratégies créatives aux niveaux social et sociétal.

Des individus d'origines diverses ont des exigences similaires, refusant la politique sectaire et la corruption de l'élite tout comme le règne des milices, qui menacent l'État de droit et le pouvoir étatique.

Les manifestants prônent avec insistance une restriction en matière d'armes pour les forces de sécurité irakiennes. Mais ces exigences ont été sérieusement remises en question depuis les frappes américaines, dans la mesure où divers groupes armés et milices – dont certains étaient inactifs – sont désormais prêts à se regrouper et à riposter.

Instrumentalisation du sentiment anti-iranien

Le sentiment anti-américain a longtemps été utilisé par les chefs de milices pour justifier leur existence et leur règne, en particulier dans un contexte où ils sont perçus comme des agents de l'Iran.

Les frappes aériennes américaines leur ont donné l'occasion de réaffirmer leur pouvoir et leur légitimité, nuisant à la lutte des manifestants en faveur d'une démilitarisation des forces politiques et d'une limitation des armes pour les forces étatiques.

De plus, la déclaration du secrétaire d'État américain Mike Pompeo, qui a instrumentalisé le sentiment anti-iranien dans les protestations, a créé pour les manifestants un risque supplémentaire d'être accusés d'être des agents des États-Unis et compromis ainsi leur détermination à se tenir à l'écart de toute intervention étrangère.

L'immense crise politique dans laquelle ces événements ont plongé l'Irak retarde le processus politique pour lequel les manifestants luttent – et pour lequel beaucoup ont péri.

La nomination d'un nouveau Premier ministre et l'organisation de nouvelles élections ne sont plus une priorité, différentes factions souhaitant désormais reprendre les armes contre les États-Unis et utiliser la crise politique à leur propre profit.

Ces derniers jours, des manifestants pacifiques ont été victimes d'attaques violentes de partisans de Soleimani et d'al-Mouhandis à Bagdad, Bassorah et Nassiriya, où deux manifestants ont été tués. Les miliciens exploitent la crise pour écraser le mouvement de protestation et imposer leurs opinions politiques.

Un nouveau cycle de violences

Les civils irakiens ont payé un lourd tribut à la suite de l'invasion et de l'occupation de leur pays par les États-Unis en 2003 et à ses terribles conséquences sur leur vie, de la destruction de l'État irakien – déjà affaibli par une décennie de sanctions de l'ONU – à l'imposition d'un système politique communal qui a plongé le pays dans une guerre sectaire et entraîné la montée de l'EI.

L'hégémonie iranienne sur l'Irak est également le résultat direct de l'invasion et de l'occupation américaines.

Les groupes armés et milices soutenus par l'Iran et désormais considérés comme des entités terroristes par l'administration du président américain Donald Trump comptaient autrefois parmi les alliés des États-Unis dans la lutte contre l'EI.

L'exacerbation des tensions américano-iraniennes fait de l'Irak un champ de bataille par procuration et plonge le pays dans un nouveau cycle de violence.

Les Irakiens ont traversé des décennies de guerre qui ont commencé avec les huit années de guerre sanglante face à l'Iran dans les années 1980, auxquelles ont succédé la guerre du Golfe dévastatrice en 1991, l'invasion et l'occupation américaines en 2003, la guerre sectaire en 2006-2007 et l'invasion de l'EI suivie de la guerre contre les combattants.

Les conséquences de ces cycles de violence armée et de militarisation sont incommensurables. Le corps, le psychisme et la mémoire collective des Irakiens sont façonnés par ces expériences traumatisantes.

Si certaines voix aux États-Unis et dans le monde expriment leur rejet d'une nouvelle guerre, les manifestants soulignent que la « guerre » post-2003 – l'invasion et l'occupation américaines – n'a jamais vraiment pris fin.

Le soulèvement d'octobre est un effort héroïque déployé par des Irakiens ordinaires, principalement des jeunes, pour renverser la dynamique politique post-2003 – pour revendiquer l'unité et la souveraineté de l'Irak, renforcer les institutions étatiques et fournir des services de manière égale à tous les citoyens.

La devise des protestations est « L'Irak d'abord, non à l'Amérique, non à l'Iran, non à la guerre ». Mais la crise nuit à ce pour quoi ils luttent – et périssent.

Article d'abord paru sur le site de Middle East Eye