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L’organisation des travailleur/euses à l’ère d’Amazon

Mardi 4 juin 2019, par Mostafa Henaway

Vendredi 29 mars, un chauffeur de taxi, en entrevue sur la chaîne de télévision québécoise LCN, après avoir dit « M. Legault, lui, il n'a pas de cœur et il m'a enlevé mon cœur », a commencé à s'automutiler en direct devant les caméras, en protestation contre le projet de loi 17. Ce projet de loi vise à dérèglementer davantage l'industrie du taxi et ouvrir grande la porte aux plateformes comme Uber ou Lyft, qui ne sont pas soumises au cadre législatif et réglementaire des compagnies de taxi. Également, à New York, une suite d'événements tragiques a eu lieu l'an dernier lorsque 8 chauffeurs de taxi se sont enlevé la vie [1], sous la pression d'une dette immense et face au rôle qu'a joué Uber dans la décimation de l'industrie du taxi dans la mégapole américaine. Cette transformation d'une industrie majoritairement composé d'immigrant·es n'est pas seulement un conflit entre, d'un côté, des propriétaires de petites entreprises technophobes et, de l'autre, les chantres de l'innovation issue de l'économie de plateforme, mais concerne surtout l'avenir du travail et des conditions de nombreux/euses travailleur/euses immigrant·es. Ces chauffeur/euses de taxi, déjà précaires et sans pensions, doivent accepter la chute de la valeur de leur permis comme de leurs revenus non pas en raison de la technologie, mais bien à cause des pratiques d'une société multinationale dont les ventes s'élèvent à 41,5 milliards de dollars et qui est maintenant inscrite en bourse.

De fait, ce à quoi nous assistons est révélateur d'un néolibéralisme profondément imprégné par une nouvelle logique économique, celle de la « gig economy » – logique selon laquelle il n'y a pas d'avantages, pas de stabilité, pas de syndicats. Il y a donc un nivellement vers le bas des conditions pour les travailleur/euses tandis que les profits d'un petit nombre d'individus continuent à grimper. Alors qu'en 1965, la rémunération des PDG était 20 fois supérieure à celle des travailleur/euses, le patronat gagnait 271 fois plus que leurs employé·es en 2016 [2]. Au Canada, le salaire d'un·e PDG est 197 fois plus élevé que le salaire moyen d'un·e employé·e. Jeff Bezos, le président d'Amazon, possède une richesse estimée à 151,1 milliards de dollars – ce qui en fait la personne la plus riche du monde. Malgré les supposées merveilles d'Amazon, c'est une entreprise qui emploie plus de 613 000 personnes à quoi il faut ajouter 100 000 travailleur/euses temporaires. Leurs conditions de travail sont semblables à celles de robots humains. Ils·elles sont extrêmement surveillé·es et doivent travailler à une cadence de manutention chronométrée à la seconde.

L'idée d'un travail déconnecté de l'identité de nos espaces de vie est un triomphe de l'idéologie néolibérale.De même, le néolibéralisme tend à nous convaincre que nous sommes des pigistes et travailleurs/euses indépendant·es désormais. À ce propos, Kim Moody, chercheuse dans le domaine du travail et militante syndicale, déclarait dans une entrevue [3] : « J'ai une étagère remplie de livres qui prédisent "la fin du travail". Et pourtant, il y a des millions de travailleur/euses de plus qu'avant, et donc le problème ce n'est pas leur disparition, mais leurs conditions qui se sont empirées » [4].

La façon dont le travail se transforme, ainsi que notre propre relation avec celui-ci, est en fait caractérisée par la précarisation croissante de travailleur/euses qui se trouvent déjà en bas de l'échelle. Cette situation a des répercussions disproportionnées sur ceux·celles qui sont déjà structurellement marginalisé·es, sur ceux·celles qui ont un statut précaire et/ou sur ceux·celles qui sont sous un programme des travailleur/euses étrangers temporaires.

L'an dernier, à Montréal, un réfugié haïtien, dont le prénom fictif est Paulo, qui travaillait pour une grande usine de transformation de viande et qui attendait son permis de travail, n'a pu trouver du travail qu'avec une agence de placement temporaire. Or, ces agences exploitent souvent les personnes au statut précaire en sachant qu'elles ne sont pas en mesure de porter plainte par crainte d'être expulsées. Comme beaucoup d'autres travailleur/euses sans statut, il était payé en-dessous du salaire minimum et, en mars 2018, a fini par se blesser au travail [5].

En fait, les agences de placement temporaire sont un mécanisme clé dans l'exploitation de cette main-d'oeuvre : ces organisations veillent aux intérêts des employeurs. D'une part, elles les aident à se dispenser de leurs responsabilités en matière de santé et de sécurité au travail, de leurs obligations quant aux normes et conditions de travail, telles que la rémunération minimale légale ; d'autre part, les agences de placement garantissent l'accès à un bassin de travailleur/euses précaires et remplaçables.

Paulo était l'un des 42 000 demandeur/euses d'asile qui, depuis 2017, sont venu·es au Canada à la recherche d'une vie meilleure, afin de soutenir leur famille et leur communauté dans les pays qu'ils ont fuis [6]. Ces personnes migrantes occupent des emplois que les travailleur/euses natifs/ves n'accepteraient pas. Pourtant, la rhétorique raciste et xénophobe des politicien·nes et des partis tels que la CAQ, cible ces individus. Paradoxalement, cette catégorie de travailleurs/euses est essentielle pour répondre aux impératifs de compétitivité et de rentabilité.

Les conditions de vie de ces travailleur/euses immigrant·es demeurent très difficiles : au Canada, la droite a attaqué les réfugié·es et les travailleur/euses immigrant·es sous prétexte qu'ils·elles sont des voleur/euses d'emplois, comme le veut la rhétorique habituelle. Pourtant, pour de nombreux/euses travailleur/euses immigrant·es, ils·elles restent employé·es dans des secteurs qui ne peuvent pas être délocalisés ou alors trop coûteux à automatiser : fermes, entrepôts, transformation alimentaire, textile, logistique et services. Dans ces industries denses en main-d'œuvre, où les marges bénéficiaires sont faibles et la concurrence intense, la pression est souvent transférée aux travailleur/euses. Les employeurs usent diverses stratégies pour contenir la syndicalisation, en ayant recours à des agences de placement temporaire et en embauchant des immigrant·es vulnérabilisé·es.

Les syndicats traditionnels des pays du Nord ont été affaiblis par l'externalisation des emplois manufacturiers vers les pays du Sud et par l'augmentation des emplois dans le secteur des services, de plus en plus organisés autour des emplois temporaires à bas salaires, et de plus en plus précaires. Au Canada, le travail temporaire est maintenant le type de travail qui connaît la croissance la plus rapide. Les entreprises peuvent facilement bénéficier de ce travail précarisé et de la réduction des coûts de main-d'œuvre en raison du fait de leur accès à une main-d'œuvre bon marché et exploitable, disponible à tout moment et sans sécurité d'emploi.

En outre, bon nombre de ces travailleur/euses sont de nouveaux/velles immigrant·es, qui représentent près de 4 millions (21,2 %) des travailleur/euses au Canada. 300 000 (1,7 %) sont des travailleur/euses étranger/ères temporaires qui participent au Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), la majorité occupant des emplois peu spécialisés et mal rémunérés. Il s'agit notamment des migrant·es inscrit·es au Programme des aides familiaux résidants et au Programme des travailleurs agricoles saisonniers –programmes dans le cadre desquels les migrant·es sont lié·es à l'employeur dont le nom figure sur leur permis de travail. Autrement dit, ils·elles risquent d'être expulsé·es s'ils·elles quittent cet employeur ou sont congédié·es par celui-ci. Ainsi, avec la croissance de ces formes temporaires de migration, la capacité de s'organiser pour obtenir de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires est d'autant plus compromise.

Ainsi, en 2016, un groupe de travailleurs guatémaltèques relevant du Programme des travailleurs étrangers temporaires, victimes de fraude de la part d'une agence de placement temporaire et d'un recruteur, ont travaillé en moyenne 80 heures par semaine sans être payés pour les heures supplémentaires, et en-dessous du salaire minimum. Malgré cela, ces travailleurs se sont d'abord vu refuser l'accès à toutes les formes de soutien de l'État, auxquelles ils avaient pourtant droit, à l'instar de l'ensemble des travailleur/euses. Ils n'ont pas pu obtenir des prestations de chômage et même après avoir été escroqués par l'agence de placement, au moment de demander un nouveau permis de travail, ils ont été arrêtés par l'Agence des services frontaliers du Canada et menacés de déportation. Ainsi, pour les travailleur/euses temporaires, la crainte d'être déporté·es peut les dissuader de demander justice et d'obtenir réparation pour leurs conditions de travail, et donne aux employeurs la possibilité d'exploiter davantage les vulnérabilités des travailleur/euses (im)migrant·es.

De plus, selon les récentes estimations du gouvernement canadien, il y aurait entre 200 000 et 500 000 personnes vivant au Canada sans statut. Ces personnes ne sont pas comptabilisées dans le marché du travail. Pourtant, elles doivent travailler tout en n'ayant accès à aucun services publics et donc aucun autre moyen de survie.

Le travail précaire est de plus en plus la norme, mais il est invisibilisé dans le cas des personnes vivant avec un statut précaire. Ainsi, les travailleur/euses se rassemblent généralement très tôt le matin (vers six heures) à une station de métro avant d'être amené·es vers leur lieu de travail (par exemple, une usine de transformation alimentaire ou une serre) à bord de camionnettes affrétées par des agences de placement temporaire. Alors que ces derniers·ères quittent la ville, un autre groupe de travailleurs/euses arrivent : ce sont les travailleur/euses domestiques qui reviennent du centre-ville au terme de leur quart de nuit. De même, les employé·es d'entrepôt se dirigent aussi vers leur lieu de travail, soit les centres de distribution de grandes entreprises internationales de vente au détail. C'est une sorte d'heure de pointe dont peu sont témoins. C'est un écosystème en soi, en dehors de l'agitation quotidienne à laquelle nous sommes habitué·es. En somme, il s'agit d'un moment qui caractérise le quotidien des travailleurs·euses temporaires ou sans statut, dont la plupart sont racisé·es, immigré·es, de sexe féminin et faiblement rémunéré·es. Il illustre en fait comment les entreprises reproduisent des stratégies d'externalisation dans les pays du Sud par le biais d'une forme d'« internalisation » dans le Nord global.

Ainsi se sont créées des formes racialisées d'inégalités en plus de l'augmentation de la pauvreté des travailleur/euses. Un rapport de Centraide du Grand Montréal et de l'Institut national de la recherche scientifique (INRS) révèle, qu'entre 2001 et 2012, le nombre de travailleur/euses à faible revenu, ceux et celles qui travaillent à temps plein mais qui vivent sous le seuil de pauvreté, a augmenté de 30 % [7]. Plus précisément, c'est de l'ordre de 30,7 % à Parc-Extension et de 18,9 % à Côte-des-Neiges, deux quartiers qui sont considérés comme les principaux lieux d'établissement des nouveaux/velles arrivant·es. L'une des principales causes de cette pauvreté des travailleur/euses immigrant·es et natif/ves a été la transformation du travail, passant d'un travail syndiqué et stable à une main-d'œuvre plus flexible et à des formes d'emploi précaires avec peu ou pas de syndicalisation.

Le succès du néolibéralisme et de telles transformations peuvent être observées dans le taux de syndicalisation au Canada. Alors que beaucoup s'accrochent aux idées de social-démocratie, puisque le taux de syndicalisation, de 30 %, n'est pas aussi bas que celui du mouvement syndical aux États-Unis, où il n'est que de 11,1 % (Bureau of Labor Statistics, 2016). Mais si l'on examine plus précisément ce que signifie ce taux de syndicalisation au Canada, le pourcentage total cache la crise à laquelle les syndicats canadiens font face, soit la même que dans le secteur privé. Selon l'Enquête sur la population active du Canada, « [de] 1999 à 2014, les taux de syndicalisation dans le secteur public sont passés de 70,4 % à 71,3 %. Les taux du secteur privé sont passés de 18,1 % à 15,2 % au cours de la même période » [8].

L'emploi dans le secteur privé représente 11,4 millions de travailleur/euses au Canada, soit 64 % de la main-d'œuvre totale. Ainsi, l'écrasante majorité des travailleur/euses du secteur privé au Canada n'a pas de convention collective et est confrontée à de bas salaires. Cela est dû au fait que dans la course aux profits, les entreprises sont devenues beaucoup plus conflictuelles dans leurs stratégies pour éviter la syndicalisation. En particulier par l'utilisation du travail temporaire, l'appellation trompeuse de « gig economy » dissimulant la flexibilisation du travail et la montée de l'emploi précaire, et des sociétés multinationales comme Amazon, ou Walmart qui fixent les normes d'industries entières.

En ce qui a trait aux travailleur/euses des agences de placement temporaire, seul·es 5 % sont représenté·es par un syndicat. Les travailleur/euses de la « gig economy » font face aux mêmes obstacles pour être reconnu·es. Par exemple, l'entreprise Uber devant certaines instances du droit du travail à Seattle et au Royaume-Uni, a fait valoir la position que les chauffeur/euses de l'entreprise sont des entrepreneur/euses indépendant·es et non des employé·es. Au Royaume-Uni, Uber a perdu devant un tribunal du travail, ce qui donne aux travailleur/euses (considéré·es par le tribunal comme employé·es) les moyens de se battre pour obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Amazon aux États-Unis, qui est le deuxième employeur en importance, a réussi à contrer toutes tentatives de syndicalisation. Pour les petits employeurs du secteur de l'agriculture ou de la transformation des aliments, le recours à des travailleur/euses étranger/ères temporaires ou à des travailleur/euses sans papiers est un élément clé d'une stratégie pour maintenir les salaires bas.

Pour faire face à de telles conditions, il est nécessaire de constituer une force collective qui peut contrecarrer les problèmes structurels qui créent une main-d'œuvre précaire. Il s'agit de lier les questions du travail temporaire et de la migration à celles de la mobilisation pour un salaire équitable. Il faut développer un nouveau lieu d'organisation en élargissant la lutte du lieu de travail aux centres communautaires, où les travailleur/euses de tous les secteurs qui partagent une expérience commune de « précarité » peuvent se réunir et demander justice sur leur lieu de travail, dans leur communauté et dans leur ville. Les organisations syndicales non traditionnelles, comme les centres de travailleur/euses, occupent de plus en plus cet espace et, par conséquent, jouent un rôle de premier plan dans la campagne visant à augmenter le salaire minimum au Canada et à lutter pour les droits des travailleurs (im)migrant·es. Et le Centre des Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (IWC-CTI) en est un exemple.

Malgré l'immense pouvoir dont disposent les employeurs ajouté au le climat de racisme et de xénophobie exacerbés, d'importantes victoires et luttes juridiques ont été remportées. Les travailleur/euses immigrant·es et leurs allié·es ont été au cœur de l'organisation pour assurer une meilleure protection des travailleur/euses précaires au Québec lors de l'adoption récente du projet de loi 176 en 2018, soit la réforme de la Loi sur les normes du travail, en assurant un salaire égal pour un travail égal aux travailleur/euses des agences de placement temporaire. La loi garantit également que les employeurs sont tout aussi responsables que les agences si des infractions aux normes sont commises sur le lieu de travail.

Le 10 mai dernier, un tribunal canadien s'est prononcé en faveur des droits de travailleurs migrants titulaires d'un « permis de travail lié à un employeur » pour l'accès à des prestations de chômage. De plus, les modifications apportées à la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés donnent également accès à des « permis de travail ouverts » aux travailleur/euses qui sont victimes de mauvais traitements.

Ces réformes juridiques témoignent du travail inlassable que les travailleur/euses (im)migrant·es accomplissent depuis des années pour obtenir de réels changements et qui commencent à avoir un impact. Au-delà des luttes immédiates du 1er mai dernier, les travailleur/euses de Foodora ont lancé une campagne publique pour se syndiquer et être reconnu·es comme travailleur/euses avec le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes du Canada. Le 5 mai, une grève mondiale des chauffeur/euses d'Uber a eu lieu en Europe et en Amérique du Nord. Au Québec, les chauffeur/euses de taxi demeurent organisé·es et ont pris des mesures collectives et ont fait des perturbations pour tenter d'arrêter le projet de loi 17. Toutes ces actions des travailleur/euses ont montré que les visées des grandes entreprises et la politique néolibérale se heurtent à la résistance des personnes directement touchées, en particulier les travailleur/euses (im)migrant·es.

Pourtant, pour les militant·es progressistes et les organisateur/trices de la base, ces luttes doivent demeurer centrales et alimenter nos réflexions sur les mutations du monde. Le travail n'est pas en train de disparaître et n'est pas moins pertinent, bien au contraire, il est plus difficile, moins bien payé et présente des conditions de plus en plus indignes. La solidarité avec les travailleur/euses immigré·es/migrant·es ne signifie pas seulement une lutte pour l'amélioration des conditions de travail ou pour questionner la « gig economy », mais vise une transformation sociale plus large. Ces travailleur/euses sont en première ligne dans le combat pour confronter le pouvoir des grandes entreprises, qui sont responsables de la dégradation de notre planète et la poussée vers la privatisation, qui déciment les collectivités et qui continuent de concentrer la richesse et le pouvoir entre les mains du plus petit nombre.