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MOYEN ORIENT

Vers un nouvel ordre régional post-américain

Lundi 10 septembre 2007, par L HEBDO MAGAZINE

Le fiasco américain en Irak et l’échec du « nouveau Moyen-Orient » préconisé par les Etats-Unis pavent la voie à l’émergence d’un nouvel ordre régional et international multipolaire, où Washington serait tenté d’instrumentaliser les différends entre sunnites et chiites pour maintenir son emprise dans la région.

Avec près de 4000 militaires américains tués et plus de 30000 blessés, le retrait des GI’s d’Irak semble inéluctable à moyen terme. Cependant, si les démocrates et une partie des républicains réclament un retrait plus ou moins significatif, aucune partie n’est allée jusqu’à réclamer une évacuation totale. L’objectif visé consisterait à effectuer un retrait des zones urbaines vers les méga-bases situées dans le désert irakien et pouvant abriter, chacune, jusqu’à 10000 soldats. L’armée et la police irakiennes seraient chargées de la sécurité dans les zones urbaines. La question qui se pose est de savoir si les Etats-Unis seraient en mesure de défendre leurs bases face à une puissante résistance irakienne, décidée à bouter les forces d’occupation hors du pays. Le 26 août dernier, un commandant militaire encagoulé de la résistance baassiste, interviewé par la chaîne al-Arabiya, a rejeté tout compromis avec l’armée américaine, en exigeant rien de moins que « son retrait intégral d’Irak ». Dans son éditorial du 8 juillet dernier, le New York Times estimait que « les Etats-Unis pourraient conclure un accord avec les Kurdes pour établir de telles bases dans le nord de l’Irak. Le Pentagone pourrait aussi compter sur les bases américaines déployées dans des pays comme le Koweït ou le Qatar, ainsi que sur sa forte présence navale dans le Golfe ».

La situation s’éclaircira avec la publication, prévue en septembre, de deux rapports américains sur la situation en Irak. Le premier sera présenté par le commandant des troupes américaines dans ce pays, le général David Petraeus, et l’ambassadeur américain à Bagdad, Ryan Crocker. Le second par le chef d’Etat-major interarmées américain, le général Peter Pace. Quels que soient les scénarios envisagés par Washington, il ne fait aucun doute que l’objectif déclaré de l’invasion, à savoir l’installation d’une « démocratie pro-américaine » à Bagdad, s’est non seulement soldé par un cuisant échec, mais a permis paradoxalement à l’Iran d’étendre son influence dans ce pays. Face à une rébellion sunnite farouchement anti-américaine et à un gouvernement chiite pro-iranien, l’Administration Bush craint, désormais, un retrait susceptible de renforcer la puissance grandissante de Téhéran, mettant en danger l’ensemble des intérêts américains dans la région.

En improvisant l’octroi d’armes et le financement des tribus sunnites, Washington espère créer un contrepoids à l’influence iranienne à la veille de son départ. Les gigantesques contrats d’armement entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, d’une valeur de 20 milliards de dollars, s’inscrivent dans cette logique confrontationniste, destinée à faire barrage à un « croissant chiite » défini par le roi Abdallah de Jordanie, qui inclurait l’Iran, la Syrie, le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien, voire même l’Afghanistan.

Diviser pour mieux régner

Le Pacte de Bagdad, conclu en 1955, réunissait cinq pays alors pro-américains, l’Irak hachémite, l’Iran, la Turquie, le Pakistan et la Grande-Bretagne. Destiné à contrer le « danger communiste » au Moyen-Orient, cette alliance visait, notamment, l’Egypte nassérienne et la Syrie, consacrant une division des pays de la région. Il sera suivi, deux ans plus tard, après l’échec de l’expédition franco-israélo-britannique de 1956 contre l’Egypte, par la « doctrine Eisenhower », selon laquelle les Etats-Unis s’octroyaient le droit d’intervenir au Proche-Orient en cas de « danger communiste », danger dont Washington pouvait, seul, évaluer l’importance. Cinquante ans plus tard, la « menace islamiste » a remplacé le « danger communiste ». La montée en puissance de l’Iran, le retour de la Syrie dans le jeu régional et les succès militaires du Hezbollah contre Israël l’été dernier bouleversent l’ordre américain imposé militairement dans la région à la faveur de la guerre de 1991 contre l’Irak. « Si l’Administration Bush réussit dans ses efforts actuels à diviser l’islam, en dressant les chiites contre les sunnites, elle revitalisera la vieille tactique coloniale consistant à diviser et conquérir, et maintiendra le Moyen-Orient sous la domination des élites autoritaires alliées aux Etats-Unis et à l’industrie internationale de l’énergie », estime le politologue britannique Conn Hallinan, dans la revue Foreign Policy in Focus. Son instrument, selon le New York Times, est « une alliance soutenue par l’Amérique » de plusieurs régimes sunnites, comprenant l’Arabie saoudite, la Jordanie, le Liban et l’Egypte, « avec une Palestine régie par le Fateh et Israël ». Le front anti-chiite inclurait la Turquie et le Pakistan.

Durant sa campagne visant à « diviser et conquérir », selon le journaliste américain Seymour Hersh, l’Administration Bush a fini par soutenir « des groupes extrémistes sunnites qui embrassent une vision militante de l’islam, qui sont hostiles à l’Amérique et bien disposés à l’égard d’al-Qaïda ». M. Hersh cite Martin Indyk, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Israël, qui a déclaré que « le Moyen-Orient se dirige vers une grave guerre froide sunnito-chiite. La Maison-Blanche ne joue pas à quitte ou double seulement en Irak, mais également dans toute la région. Cela pourrait s’avérer gravement difficile ». Le Washington Times estime que le vice-président américain, Dick Cheney, entend instaurer une zone-tampon sunnite en Irak, contre l’Iran et contre le gouvernement de Nouri el-Maliki. Selon le quotidien, les militaires américains joignent leurs forces aux leaders tribaux sunnites, en reconnaissant officiellement leurs forces armées et en leur attribuant des contrats de reconstruction pour réparer les infrastructures locales. Cependant, ce que le quotidien ne mentionne pas, c’est le rôle crucial de l’Arabie saoudite et du prince Bandar Ben Sultan. Dans son dernier numéro, le magazine Executive Intelligence Review rapporte que, depuis la visite de Cheney à Riyad, en novembre dernier, « l’Arabie saoudite a procuré un flot constant d’argent et d’armes aux tribus sunnites d’Irak, afin d’acheter leur soutien au déploiement de 25000 soldats américains supplémentaires ». Sur le plan médiatique, l’Administration Bush présente cette démarche comme une « alliance contre al-Qaïda ».
Mais le Washington Times cite un colonel de l’armée américaine basé à Baaqouba, qui estime que les forces sunnites « en sont venus à la conclusion qu’al-Qaïda et les influences iraniennes sont un problème bien plus grave à long terme pour l’Irak que ne l’est la présence des Américains ».

Edward N. Luttwak, spécialiste des questions stratégiques et conseiller du ministère de la Défense américain, estime que « la guerre d’Irak a donné naissance à un nouveau Moyen-Orient, dans lequel les sunnites ne peuvent plus dédaigner les intérêts américains, parce qu’ils ont besoin de leur aide pour contrer la menace d’une suprématie chiite, maintenant qu’en Irak, au cœur du monde musulman, les chiites sont alliés aux Etats-Unis. Ce que des hommes d’Etat avaient obtenu dans le passé par habileté et cynisme, l’Administration Bush l’a atteint par inadvertance. Mais le résultat reste exactement le même ».
Seymour Hersh rapporte dans le New Yorker du 5 mars dernier, que « le changement de politique a conduit l’Arabie saoudite et Israël à une nouvelle alliance stratégique, en grande partie parce que ces deux pays considèrent l’Iran comme une menace existentielle. Ils ont été impliqués dans des discussions directes et les Saoudiens, qui pensent qu’une plus grande stabilité en Israël et en Palestine limiterait l’influence de l’Iran dans la région, sont devenus plus actifs dans les négociations arabo-israéliennes », rapporte M. Hersh. Cependant, un sondage réalisé par le centre Zogby International, révèle que 80% des Arabes considèrent Israël et les Etats-Unis comme les plus grandes menaces externes pour leur sécurité, alors que seulement 6% ont cité l’Iran.

Des frappes militaires contre l’Iran ?

Dans la foulée de sa campagne anti-iranienne, le président américain, George Bush, semble désireux de porter un coup fatal à l’Iran, avant de quitter l’Irak et la Maison-Blanche. La décision américaine d’inscrire le corps d’élite des Gardiens de la Révolution sur la liste des organisations terroristes est perçue comme un prélude à une frappe contre l’Iran. Robert Baer, ancien officier de la CIA pour le Moyen-Orient et actuellement éditorialiste au Time, estime, dans l’édition du 19 août, que « l’information, selon laquelle l’Administration Bush inscrira les Gardiens de la Révolution d’Iran (GRI) sur la liste des organisations terroristes, peut s’interpréter de deux façons : soit il s’agit d’un bluff de plus, soit d’une menace, une préparation à une attaque de l’Iran. Entre les deux, les fonctionnaires de l’Administration à Washington, avec lesquels j’ai discuté, penchent pour l’hypothèse d’une frappe contre les Gardiens de la Révolution, peut-être durant les six prochains mois. Une campagne Shock and Awe modèle allégé, pour ainsi dire. De la même manière que pour Saddam et ses prétendues armes de destruction massive, le gouvernement monte pour l’occasion un dossier contre les GRI. L’armée suspecte, sans pouvoir le prouver, que les GRI sont les principaux fournisseurs d’explosifs artisanaux sophistiqués provoquant la mort de nos soldats en Irak et en Afghanistan. Ils estiment que si nous nous débarrassions des GRI, le régime des mollahs tomberait, mettant fin à notre guerre de trente ans avec l’Iran. Il s’agit là d’une nouvelle illusion des néo-conservateurs. Que ferons-nous si c’est le contraire qui aura lieu et si une frappe contre l’Iran rassemblerait les Iraniens derrière le régime ? Un membre de l’Administration m’a déclaré que cette éventualité n’était même pas prise en considération. Selon lui, les explosifs des GRI sont un casus belli. Il y aura une attaque contre l’Iran ».

Dans une interview à la chaîne Fox News, Robert Baer, citant des membres de l’Administration Bush, affirme que la Maison-Blanche n’envisage pas une guerre ouverte, mais une attaque très rapide. « Nous ne verrons pas de troupes américaines franchir la frontière. Si cela doit arriver, ça sera extrêmement rapide et surprendra » les Iraniens. Ray McGovern, lui aussi un ancien de la CIA et membre de l’organisation Veteran Intelligence Professionals for Sanity, qui rassemble d’anciens fonctionnaires du renseignement opposés à Bush, estime que le départ récent de Karl Rove, l’un des plus proches conseillers du président, pourrait être lié à la préparation d’une opération militaire contre l’Iran. Ce collaborateur de Bush, qui jouait le rôle de contrepoids à l’influence du vice-président Cheney, aurait ainsi manifesté son refus de participer à l’extension du conflit.

A Washington, les néo-conservateurs semblent avoir perdu leur boussole. Les va-t-en guerre multiplient désormais leurs objectifs. Newt Gingrich, l’ancien leader républicain au Parlement, considère, à la suite des succès du Hamas à Gaza, que les Etats-Unis sont en train de perdre la « quatrième guerre mondiale ». Le sénateur Joseph Lieberman a récemment affirmé que l’Iran avait, par ses actions, déclaré la guerre aux Etats-Unis. Il réclame des « frappes limitées » contre l’Iran, qu’il accuse de « tuer des soldats américains en Irak ». Ce même Lieberman présentera, en septembre, un projet de loi qui interdira aux compagnies aériennes d’atterrir à l’Aéroport international de Damas, tant que la Syrie laissera les combattants arabes transiter sur son territoire vers l’Irak. Ce projet de loi, qui a des chances d’être adopté, est basé sur les allégations selon lesquelles les combattants arriveraient en Syrie par l’aéroport de Damas. Bill Kristol, le néo-conservateur qui dirige le Weekly Standard, regrette que Washington n’ait pas encore bombardé en territoire pakistanais les sanctuaires Talibans et les camps d’al-Qaïda.

Vers un monde multipolaire

Le porte-avions Enterprise Norfolk est arrivé, fin juillet, dans les eaux du Golfe, rejoignant deux autres bâtiments déjà sur place. C’est ce qui explique l’inquiétude exprimée, le 27 août dernier, par le président français, Nicolas Sarkozy, qui a mis en garde contre « le bombardement de l’Iran », tout en appelant à éviter « une guerre entre l’Occident et le monde musulman ». L’intellectuel américain Noam Chomsky, dans un article publié dans le quotidien britannique The Guardian, critique les Etats-Unis, estimant ironiquement qu’« un prédateur blessé devient plus dangereux ». Face à ce scénario apocalyptique, plusieurs indices annoncent la fin d’un monde unipolaire marqué par les guerres américaines et l’instabilité planétaire. A commencer par la défaite historique des Etats-Unis en Irak, son fiasco en Afghanistan, l’échec israélien face au Hezbollah, mais aussi la crise économique américaine et la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, du Brésil et le retour en force de la Russie. Ces indices annoncent l’émergence d’un monde multipolaire. L’implication de la France en Irak représente un premier pas en cette direction. Le président Nicolas Sarkozy a appelé au retrait des forces étrangères de ce pays, tout en estimant que la solution en Irak est principalement politique. Une solution qui devra forcément inclure l’Iran et la Syrie. The Project for a new American Century, mis au point par les néo-conservateurs américains avant les attentats du 11 septembre 2001, et qui prévoyait un siècle exclusivement américain, semble céder la place à un siècle asiatique.

La Chine étend pacifiquement et graduellement son influence à travers le monde. Comme l’explique le politologue canado-pakistanais Asa Izmi, du Centre canadien pour les politiques alternatives, « Beijing est en train de créer un système économique alternatif sans envahir ni occuper d’autres pays ou renverser des gouvernements ». Le modèle chinois consiste à conclure des accords commerciaux bilatéraux avec des pays dont elle achète les ressources, tout en leur donnant accès à son marché, pour devenir le centre économique planétaire, sa prospérité devenant ainsi vitale pour les autres pays. La Chine a remplacé les Etats-Unis comme le plus grand marché mondial. C’est le plus vaste centre de production de la planète. Les exportations chinoises vers les Etats-Unis ont augmenté de 1600% depuis 1990, et la Chine enregistre un excédent commercial de 162 milliards de dollars avec Washington. Elle est devenue le deuxième importateur de pétrole au monde. Elle est le deuxième plus grand détenteur de dollars au monde (1000 milliards dollars américains) après le Japon. Vers 2025, la Chine devrait atteindre un PNB de 25 trillions de dollars américains, devenant ainsi la première économie de la planète.

La Chine et la Russie font, toutes deux, partie de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), avec les pays du centre asiatique, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizstan. L’OCS a été mis en place sur l’initiative de Beijing, qui espère défaire ce qu’elle considère être une démarche américaine pour l’encercler en installant des bases militaires au Tadjikistan, au Kirghizstan et en Ouzbékistan. La Chine tente aussi d’avoir accès aux gigantesques ressources pétrolières d’Asie centrale, notamment au Kazakhstan. Le 30 juillet 2005, l’Ouzbékistan a exigé, puis obtenu le départ des troupes américaines déployées depuis l’invasion de l’Afghanistan en 2001. L’organisation exige, aujourd’hui, le départ des troupes américaines du Tadjikistan et du Kirghizstan.

La Russie et la Chine au Moyen-Orient

La Chine et la Russie œuvrent de pair pour refouler l’hégémonie américaine au Moyen-Orient notamment, en soutenant et en armant la Syrie et l’Iran. La Russie vient d’annuler 10 milliards de dollars de dettes que lui devait la Syrie. Elle a récemment vendu à Damas des avions de chasse, des systèmes antimissiles et des missiles parmi les plus performants au monde et a annoncé le prochain déploiement d’une base navale russe sur la côte syrienne. Les échanges syro-chinois dépassent les 1,2 milliard de dollars, ce qui prémunit Damas contre les sanctions américaines. La Chine est le premier client de l’Iran dans le domaine pétrolier. Un oléoduc reliant les deux pays est en phase de construction, un défi de taille pour Washington. En octobre 2004, la compagnie chinoise d’Etat, Sinopec, a signé un contrat de 100 milliards de dollars avec l’Iran, en vertu duquel Beijing importera 250 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié du plus grand gisement iranien, Yadavaran, échelonnés sur une période de 25 ans. La Chine reçoit aussi 150000 barils de pétrole par jour. Elle entend signer un autre contrat avec Téhéran dans le secteur énergétique, d’un montant de 100 milliards de dollars, portant sur l’exploration et la production d’hydrocarbures. La Chine et la Russie ont vendu des missiles sol-sol et des missiles anti-navals capables de bloquer le détroit d’Ormuz, par où transitent 40% des exportations mondiales en pétrole. Elles l’ont aidé à fabriquer les missiles de longue portée, Shihab 3, et, bientôt, les Shihab 4. Alors que l’Union européenne et les Etats-Unis menacent l’Iran pour son programme nucléaire, la Russie et la Chine soutiennent Téhéran. Les deux pays ont clairement indiqué qu’ils ne voteront pas en faveur d’éventuelles sanctions au Conseil de sécurité. Leur soutien au nucléaire iranien et l’établissement d’un axe sino-russo-iranien allié à la Syrie, destiné à contrer l’influence américaine en Asie, en Asie centrale et au Moyen-Orient, se profile déjà à l’horizon. « Le siècle asiatique est arrivé », affirme Asad Izmi.

Mais quelles que soient les péripéties de l’histoire, une conclusion d’ores et déjà s’impose : l’unilatéralisme planétaire américain a débuté par la guerre contre l’Irak en 1991 et il a commencé à prendre fin par son occupation en mars 2003, sous les coups de plus en plus sévères que lui assène la résistance irakienne.