Le mouvement syndical et populaire n’est pas en position de force, au Pakistan. Il est difficile d’éviter la fragmentation dans un pays composé d’un puzzle de communautés linguistiques, de nationalités et de régions, et qui, depuis sa création en 1947, a vécu sous des gouvernements militaires entrecoupés de régimes parlementaires dont la corruption et le clientélisme ont discrédité la démocratie. Dans un pays aussi où les pouvoirs établis attisent l’intolérance religieuse pour (entre autres) briser les solidarités sociales. Pourtant, d’importantes luttes sont en cours.
Pêcheurs - Le 25 mars dernier, à l’occasion du Forum social de Karachi [1], des milliers de petits pêcheurs sont réunis sous un vaste auvent en bord de mer, les hommes en face et à droite de l’estrade, les femmes plus à gauche. La solidarité internationale est à l’honneur, avec la présence de délégués étrangers et des banderoles qui dénoncent le terrorisme US, l’occupation de l’Irak et le sort fait aux Palestiniens. Les interventions sont entrecoupées de morceaux musicaux et de poèmes chantés ; des hommes dansent. Des femmes rabattent leurs châles, dégageant la tête, envahissent l’estrade et invitent hommes comme délégués étrangers à les rejoindre. Le meeting fait la fête.
Des cars acheminent des pêcheurs venus de loin pour participer, le soir, à une grande manifestation. L’humeur est combative. La communauté d’Ibrahim Hydeari, à la périphérie de Karachi, là où se tient le rassemblement, a emporté une victoire sur l’armée. Les militaires ont en effet tenté de s’approprier progressivement le terrain, évinçant les pêcheurs. Mais ils ont dû reculer face à une protestation populaire beaucoup plus forte qu’ils ne l’avaient prévue. Un succès local, mais qui montre que l’armée n’est pas intouchable dans un pays où, pourtant, elle campe en tous domaines : au sein de l’administration, là où se décide la politique étrangère et dans les affaires.
L’enjeu de la manifestation du soir dépasse, et de beaucoup, la seule municipalité locale. Les petits pêcheurs se battent en effet sur de nombreux fronts : contre la concurrence des grands chalutiers (locaux ou étrangers), contre des contrats de travail inégalitaires ou le harcèlement qu’ils subissent sur la frontière maritime de la part des autorités indiennes. Les autorités pakistanaises harcelant de la même façon les pêcheurs indiens, le Pakistan Fisherfolk Forum (PFF) affiche une solidarité inter-frontalière active. Le PFF a aussi pris l’initiative de former une large alliance de toutes les communautés menacées par la construction de grands barrages sur l’Indus, principal fleuve du pays, qui risque de bouleverser les écosystèmes du delta. Un exemple de convergences de forces et de terrains de luttes sociaux et écologiques.
Esclaves salariés - Le Pakistan connaît des formes d’exploitation très variées. Elles peuvent créer des situations de dépendance extrême. C’est le cas pour les « travailleurs liés » ou les « esclavage de la dette ». Ces salariés reçoivent un prêt à l’embauche qu’ils ne pourront jamais rembourser : le patron y veille et décidant arbitrairement du montant de leur paie. Dans ces conditions, la surexploitation atteint des niveaux insupportables, les travailleuses sont harcelées, humiliées, violentées ; des ouvriers vendent parfois leurs organes (notamment des reins...) pour se libérer.
Une loi de 1992 interdit ce système d’endettement à l’embauche, mais les patrons concernés ne l’ont jamais respectée. La police ferme les yeux et refuse d’enregistrer les plaintes des travailleurs. Ceux qui organisent la résistance sont physiquement menacés, voire assassinés. Un nouveau syndicat a vu le jour en 2004 dans le secteur de la fabrication des briques, où ce système de quasi-esclavage prévaut : le Pakistan Bhatta Mazdoor Union, lié à la Fédération nationale des syndicats. Les militants du Parti du travail pakistanais (LPP) ont activement soutenu la constitution du syndicat et la grève qu’il a organisé du 18 au 26 avril 2006. Face à d’énormes difficultés, cette grève a été un succès. Le salaire (aux pièces) a été augmenté, les violations de la loi de 1992 ont pu être porté en justice, le syndicat demande sa reconnaissance légale. La bataille est loin d’être définitivement gagné, mais une brèche a été ouverte face à la toute puissance des patrons de ce secteur.
Droits humains - La défense des droits humains et des libertés est un combat constant au Pakistan. Mais elle prend un tour particulièrement aigu dans des zones tribales, frontalières de l’Afghanistan où des courants fondamentalistes ont pris le pouvoir mais leur influence se fait aussi sentir dans d’autres provinces. Les femmes sont poussées hors de l’espace public [3] et les hommes se voient contraint de porter la barbe sous peine de sévères sanctions. Les échoppes vendant de la musique doivent fermer et risquent d’être brûlé quand leurs propriétaires tardent à obtempérer. La justice talibane est expéditive. Pendant mon séjour au Pakistan, une vidéo circulait sur Internet : deux hommes en égorgeaient au couteau un troisième, puis lui coupaient la tête qu’ils posaient sur le corps vidé de son sang. Les mal-nommés « crimes d’honneurs » sont légalisés, voir encouragés par les Talibans alors que ces crimes tout court ont déjà pris des proportions difficiles à imaginer : un millier de femmes (et un nombre non négligeable d’hommes) sont à ce titre assassinés chaque année dans l’ensemble du pays.
Le droit au Pakistan est, dans une large mesure, hérité du droit anglo-indien laïque d’avant la partition de 1947 (la création de l’Etat pakistanais par séparation d’avec l’Inde). Son « islamisation » reste incomplète, progressive, contestée. Dans les zones tribales, les autorités religieuses fondamentalistes font appel au respect traditionnel de la "coutume" pour contourner les lois nationales. De lois formalisent aussi l’inégalité entre sexes, tel les ordonnances Hudood (Hudood Ordinances) qui n’octroient pas un poids juridique égal aux hommes et aux femmes : une plainte pour viol déposée par une femme n’est par exemple recevable que si elle est confirmée par le témoignage de quatre hommes ! [4]
Le droit et son application sont, au Paksitan, un terrain de lutte démocratique quotidien, toujours plus central. C’est bien l’une des particularité majeure de la situation dans ce pays.
Ce ne sont que trois facettes d’un combat qui en comprend aujourd’hui bien d’autres, comme la résistance aux politiques de privatisations. Le Pakistan des luttes mérite d’être connu. Et soutenu.
[1] Voir Pierre Rousset, Regard sur le Forum social de Karachi et sa portée internationale.
[2] Voir Frères des Hommes, Les travailleurs libérés de l’esclavage
[3] Voir Frères des Hommes, Marcher pour être entendu et Pierre Rousset, Femmes en lutte au Pakistan. Au-delà de l’influence fondamentaliste récente, de fortes traditions patriarcales contribuent aussi à renforcer les discriminations et les violences à l’encontre des femmes dans diverses provinces du Pakistan.
[4] Voir Frères des Hommes, Pakistanaises, citoyennes à part... entière !