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INDE

Tensions entre mouvements sociaux et alliés politiques

Vendredi 29 août 2008, par Vinod Raina

Dans un contexte de crise rurale aux conséquences insoupçonnées, les mouvements sociaux font face à un nouveau dilemme : les partis de gauche qui relaient traditionnellement leurs revendications dans nombre de domaines semblent dorénavant se plier aux impératifs d’une politique industrialiste qui accentue les pressions sur la population rurale.

En 2007, avec un taux de croissance de 9,4%, le dynamisme économique de l’Inde n’est surpassé que par la Chine. Les principaux enjeux soulevés par la société civile et les mouvements sociaux cette année-là sont directement liés aux coûts socio-environnementaux de ce taux de croissance et aux positions prises sur cette question par les partis communistes et la gauche en général.

Pour rappel, la coalition de l’Alliance progressiste unie (UPA) qui dirige le pays au centre compte sur l’appui externe des partis communistes indiens, et en particulier du CPI (Marxiste). Par ailleurs le CPI(M) est à la tête de deux États importants de l’Inde, le Bengale Occidental et le Kerala. On s’attendait logiquement à ce que les tensions politiques concernant les réponses à apporter au modèle de développement néolibéral apparaissent entre courants politiques de gauche et du centre. Mais rien n’est jamais simple en Inde. Le fonctionnement chaotique de la démocratie ne cesse de générer des casse-tête et des contradictions à tous les niveaux de la gestion du pays, des règles de circulation routière aux alignements politiques. L’année 2007 a été pleine de contradictions de ce genre pour les forces de résistance.

Au niveau fédéral, les communistes et une nébuleuse de regroupements socialistes se sont farouchement opposés aux mesures de libéralisation et de privatisation, faisant ainsi écho aux inquiétudes des mouvements sociaux. Mais les problèmes qui affectent le plus sérieusement la population pauvre se situent principalement dans les domaines industriel et agricole. Le taux de croissance du secteur agricole a diminué de 5,6% à 1,8% en une décennie. La croissance globale de 9,4% que l’Inde connaît aujourd’hui est essentiellement le résultat de l’explosion du secteur des services, suivi de loin par le secteur industriel.

L’impact sur les populations était prévisible : avec environ 70% des Indiens qui dépendent de l’agriculture, la crise du secteur s’est traduite par une baisse des revenus, voire l’absence pure et simple de revenu, par la sous-nutrition, par l’incapacité des ménages ruraux à consacrer des moyens à la santé et à l’éducation, par l’accroissement de l’exode rural et, ultime échappatoire, par des suicides en masse de fermiers. Cette situation a naturellement amené les mouvements de résistance travaillant avec les paysans et les populations rurales en général à intensifier leurs efforts de mobilisation.

Dégradation des rapports entre gauche politique et gauche sociale
Les politiques industrielles poursuivies par le gouvernement central et les gouvernements des États au cours de ces dernières années ont encore aggravé les problèmes rencontrés par les populations rurales. L’existence d’une énorme masse de capitaux flottants en quête de placements dans les domaines de l’industrie, de l’énergie et de l’infrastructure a poussé le gouvernement à répondre favorablement aux exigences des industriels qui réclamaient un environnement « favorable » aux investissements. Ce qu’il a fait en élaborant des politiques facilitant l’acquisition de terres par les entrepreneurs. Deux exemples récents de politiques de ce genre ont suscité de violents mouvements de résistance à travers tout le pays : les nouvelles règles d’acquisition de terres pour les zones économiques spéciales (ZES) et les changements apportés à l’usage des terrains urbains dans le cadre de la Mission de rénovation urbaine Jawaharlal Nehru.

Les partis communistes indiens ont longtemps été considérés comme les alliés naturels des mouvements sociaux dans leurs luttes contre les expulsions forcées de villageois au profit des ZES. Jusqu’à ce que les événements du Bengale Occidental viennent radicalement changer la donne. Dirigé par une alliance de gauche emmenée par le CPI(M), le gouvernement du Bengale Occidental a décidé en 2007 d’acquérir un terrain à Singur, près de Kolkatta (Calcutta), pour un petit projet de production de voitures de la multinationale indienne Tata.

Ce projet s’est heurté à une résistance acharnée de la part des fermiers locaux, un grand nombre d’entre eux refusant de céder leurs terres. Les affrontements violents entre autorités de l’État et populations locales consécutifs ont suscité l’implication d’un certain nombre de mouvements sociaux nationaux, comme la National Alliance of People’s Movements (NAPM) et de partis politiques d’opposition, ce qui n’a pas manqué de fragiliser les débuts de convergences entre partis de gauche et mouvements sociaux qui existaient sur un certain nombre de thèmes. Et comme si cela ne suffisait pas, d’autres affrontements majeurs ont éclaté dans une autre partie de l’État, à Nadigram, suite à l’annonce du gouvernement bengali d’affecter de vastes étendues de terrain à une ZES impliquant le groupe indonésien Salem. La police a ouvert le feu sur les manifestants et fait plusieurs victimes.

Ces incidents ont naturellement causé une énorme déception à l’échelle nationale, tant les forces anti-néolibérales avaient placé leurs espoirs dans la détermination du parti communiste au pouvoir à contenir les actions lancées par les formations de centre-droit. Il semble aujourd’hui que les partis communistes indiens veuillent imiter le modèle chinois en embrassant des politiques « socialistes » de marché. Leurs dirigeants prétendent que c’est leur base électorale qui les y oblige. Mais cet argument n’est absolument pas passé chez les mouvements qui ne sont pas directement contrôlés par les partis de gauche.

Beaucoup de mouvements ont également dû intensifier leurs actions suite aux changements relatifs à l’usage des terrains urbains. Ces changements ont entraîné la destruction de bidonvilles pour céder la place à des projets immobilier destinés à l’élite, au nom de l’« embellissement » (« beautification ») ou de la planification urbaine efficace.

Accord nucléaire avec les Etats-Unis ?
La question politiquement la plus sensible de l’année 2007 en Inde a cependant eu trait à la politique étrangère, et plus particulièrement à la nature des relations avec les Etats-Unis. Elle concerne l’accord nucléaire Inde - États-Unis, baptisé « accord 123 » par les médias. L’accord en question prévoit l’amendement de la section 123 de la loi sur l’énergie atomique des Etats-Unis, ce qui lèverait l’interdiction qui pèse sur l’Inde de se fournir en technologie et en matières fissiles pour son programme nucléaire civil. Le projet de loi doit encore passer au congrès américain, mais la détermination du Président Bush de le voir aboutir laisse penser qu’il sera adopté. La législation indienne de son côté prévoit que le gouvernement puisse prendre seul sa décision, sans nécessairement la faire ratifier par le parlement. Mais ce projet a suscité de tels désaccords au sein de la coalition au pouvoir que sa scission et la convocation de nouvelles élections semblent n’être qu’une question de temps.

Ce débat trouve son origine dans les sanctions imposées par les États-Unis à l’Inde pour avoir refusé de signer le traité de non-prolifération nucléaire et réalisé plusieurs essais nucléaires. Le regain de proximité entre les deux administrations, dans lequel les diplomates indiens aimeraient voir une reconnaissance du statut de « superpuissance émergente » de leur pays, a poussé le Président Bush à œuvrer dans le sens d’une levée des sanctions devant permettre à l’Inde de commercer avec le Nuclear Supplier Group les matériaux et technologies nécessaires au développement de l’énergie nucléaire non militaire. Ces négociations ont commencé sous le gouvernement nationaliste de Vajpeyi et se poursuivent avec le premier ministre actuel, Manmohan Singh.

Or le CPI(M), qui est un des partenaires de la coalition du gouvernement de Manmohan Singh, et une série d’autres formations politiques et de mouvements sociaux ont relevé de profonds déséquilibres dans ce projet de traité, qui laisseraient le champ libre à une action unilatérale de l’administration américaine pour dénaturer ou annuler l’accord. Le CPI(M) estime que le traité fait partie d’une entreprise plus large visant à saper l’autonomie de l’Inde en matière de politique étrangère et à subordonner cette politique étrangère aux desseins étasuniens. Bien que des mécanismes de négociation aient été mis en place au sein de la coalition afin d’aplanir les divergences, en particulier entre le parti du Congrès et les partis communistes qui soutiennent son gouvernement, il est fort probable que ces désaccords soient insurmontables et mènent tout droit à des élections anticipées.

Un aspect intéressant de ce débat est la manière dont cet accord complexe a été traduit à l’intention du grand public. Il a tout simplement été présenté comme une étape indispensable dans les efforts de l’Inde pour accroître sa puissance nucléaire et satisfaire les besoins énergétiques des Indiens ordinaires ! Qu’il s’agisse de l’option énergétique la plus coûteuse par unité de puissance électrique, qui requiert d’énormes investissements financiers et qui ouvre la porte aux multinationales européennes et étasuniennes de l’énergie nucléaire ne semble poser aucun problème au gouvernement indien.

Ce qui a de quoi surprendre quand on sait que le droit constitutionnel à un enseignement libre et obligatoire pour les enfants de 6 à 14 ans n’est pas appliqué du fait que l’investissement de 6% du PIB qui devrait être consacré à l’éducation (une promesse de l’actuel gouvernement UPA) n’a pas été réalisé pour des raisons de réduction des dépenses. En conséquence, sur les 200 millions d’enfants de cette tranche d’âge, plus de la moitié – environ 100 millions ! – n’atteignent pas la huitième année d’enseignement obligatoire, soit parce qu’ils ne sont pas inscrits, soit parce qu’ils abandonnent en cours de route.

Le gouvernement donne cependant la priorité à un accord de politique étrangère hautement controversé avec les États-Unis dont le coût couvrirait plusieurs fois l’universalisation de l’éducation élémentaire. Curieusement, aucun des partis d’opposition, ni le CPI(M) lui-même, ne relève l’aberration de cette échelle de priorité auprès de l’opinion publique. Un effort d’éducation politique auquel les mouvements sociaux, eux, se sont attelés.

V. Raina est membre du conseil de gouvernance d’Alternatives International

Traduction de l’anglais : Aurélie Leroy


Voir en ligne : www.cetri.be