|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > français > Archives du site > L’arc des crises > Ressources naturelles et guerres à venir

Ressources naturelles et guerres à venir

Lundi 12 juin 2006, par Michael T. KLARE

Le plus proche allié des Etats-Unis affirme que le changement climatique a ouvert une ère de conflits violents à propos de l’énergie, de l’eau et des terres cultivables. C’est officiel : les guerres pour les ressources naturelles sont devant nous. A l’occasion d’une conférence londonienne, le Secrétaire britannique à la défense, John Reid, a averti que le changement climatique global et l’épuisement des ressources naturelles se conjuguent pour accroître la probabilité de conflits violents concernant la terre, l’eau et l’énergie. Pour lui, le changement climatique « rendra les ressources vitales, l’eau consommable et les terres agricoles viables, plus rares encore », ce qui va « accroître, et non réduire, la probabilité de développement de conflits violents ».

Bien qu’elle ne soit pas sans précédent, cette prédiction de John Reid - sur la montée en puissance des conflits portant sur les ressources - est très significative, tant au regard de la fonction élevée qu’il occupe, que de la virulence de ses propos. « La vérité crue, c’est que le manque d’eau et de terres cultivables est une cause significative du conflit tragique que nous voyons se développer au Darfour, note-t-il. (...) Nous devons considérer cela comme un signe d’avertissement ».
Menaces sur le Sud

Pour John Reid, des conflits de ce type, pour les ressources, ont plus de chance de voir le jour dans les « pays en développement », mais il est peu probable que les pays plus avancés et plus riches soient épargnés par les effets dommageables et déstabilisants du changement climatique global. Avec l’élévation du niveau des mers et la raréfaction de l’eau et de l’énergie et si les meilleures terres agricoles se transforment en déserts, les guerres civiles pour l’accès aux ressources vitales vont devenir un phénomène global.

Le discours de John Reid, prononcé au sein du prestigieux Chatham House (l’équivalent britannique du Conseil pour les relations extérieures US), ne représente que la plus récente expression d’une tendance croissante, dans les cercles stratégiques, à considérer les enjeux en matière d’environnement et de ressources, plutôt que les orientations politiques et l’idéologie, comme les sources les plus importantes de conflits armés dans les prochaines décennies. Avec la croissance de la population mondiale, l’envol des niveaux de consommation, l’épuisement rapide des sources d’énergie et la destruction des bonnes terres cultivables par le changement climatique, les conditions sont là, dans le monde entier, pour des affrontements continus autour des ressources vitales. Dans un tel scénario, les conflits religieux et politiques ne vont pas disparaître, mais se voir plutôt canalisés vers des affrontements pour les meilleures sources d’eau, de nourriture et d’énergie.

Le scénario catastrophe du Pentagone

Avant le discours de Reid, l’expression la plus significative de ce point de vue avait été exprimée par un rapport, préparé pour le Département US de la défense, en octobre 2003, par un bureau de consultants californiens. Intitulé « Un scénario de changement climatique abrupt et ses implications pour la sécurité nationale des Etats-Unis », ce document prévenait que le changement global du climat va plutôt se traduire par des chocs environnementaux soudains et cataclysmiques, plutôt que par une hausse graduelle (et donc gérable) des températures moyennes. De tels chocs pourraient inclure une hausse substantielle du niveau des mers du globe, des tempêtes et ouragans intenses, ainsi que des phénomènes de désertification à l’échelle de continents entiers. Cela pourrait déclencher des conflits sanglants parmi les survivants à de telles crises pour l’accès à la nourriture, à l’eau, aux terres habitables et aux sources d’énergie.

Selon ce rapport de 2003 : « La violence et les turbulences découlant des tensions créées par des changements abrupts du climat impliquent une menace pour la sécurité nationale différente de ce que nous avons l’habitude de voir aujourd’hui. (...) Des confrontations militaires peuvent être déclanchées par un besoin désespéré de ressources naturelles, comme l’énergie, la nourriture et l’eau. plutôt que par des conflits autour de l’idéologie, de la religion ou de l’honneur national. »

Jusqu’à présent, ce type d’analyse n’a pas réussi à attirer vraiment l’attention des principaux décideurs US et britanniques. Pour la plupart, ils insistent sur le fait que les divergences idéologiques et religieuses - particulièrement le choc entre les valeurs de tolérance et de démocratie d’un côté, et les formes extrêmes de l’Islam de l’autre, demeurent les principaux pourvoyeurs de conflit à l’échelle internationale. Mais le discours de John Reid à Chatham House suggère qu’un changement important de la pensée stratégique est peut-être en cours. Les périls environnementaux pourraient bientôt dominer l’ordre du jour de la sécurité mondiale.

Changement climatique et violence

Ce tournant est dû en partie au poids croissant des données qui indiquent une responsabilité humaine significative dans la transformation des systèmes climatiques fondamentaux de la planète. Des études récentes, qui montrent le recul rapide des calottes glaciaires polaires, la fonte accélérée des glaciers de l’Amérique du Nord, la fréquence accrue de violents ouragans, ainsi qu’un ensemble d’autres impacts de cette sorte, suggèrent toutes que des changements substantiels et potentiellement néfastes ont commencé à affecter le climat global. Plus important encore, elles arrivent à la conclusion que le comportement humain - principalement la combustion des carburants fossiles par les usines, les centrales électriques et les véhicules à moteur - est la cause la plus probable de ces changements. Cette évaluation peut n’avoir pas encore conquis la Maison Blanche, ainsi que d’autres bastions où l’on réfléchit la tête dans le sable, mais elle gagne manifestement du terrain parmi les scientifiques et les analystes éclairés du monde entier.

Pour l’essentiel, le débat public sur le changement climatique global a eu tendance à décrire ses effets comme un problème environnemental, une menace pour l’eau potable, la terre cultivable, les forêts tempérées, certaines espèces, etc. Bien sûr, le changement climatique est une menace très importante pour l’environnement : en réalité, c’est même la menace la plus grave que l’on puisse imaginer. Mais considérer le changement climatique comme un problème environnemental ne fait pas justice à l’ampleur des périls dont il est porteur. Comme l’affirment le discours de John Reid et le rapport du Pentagone de 2003, le plus grand danger que pose le changement climatique global n’est pas la dégradation des écosystèmes en soi, mais plutôt la désintégration de sociétés humaines entières, porteuse de famines généralisées, de migrations de masse et de conflits récurrents pour les ressources.
Des guerres inévitables ?

« Quand ils seront frappés par la famine, la maladie et des désastres météorologiques dus au changement climatique abrupt, relève le rapport du Pentagone, les besoins de nombreux pays vont dépasser leur capacité productive », c’est-à-dire leur capacité à fournir le minimum nécessaire à la survie humaine. Cela « va créer un sentiment de désespoir qui va probablement conduire à l’agression » de pays disposant de plus grandes réserves de ressources vitales. « Imaginez les pays d’Europe de l’Est, obligés de lutter pour nourrir leurs populations avec une baisse de leurs ressources en nourriture, en eau et en énergie, jetant leurs yeux sur la Russie, dont la population est en baisse, pour accéder à son blé, ses minéraux et ses sources d’énergie. »

Des scénarios similaires se répéteront aux quatre coins de la planète, tandis que ceux qui sont privés des moyens d’existence envahiront ou immigreront chez ceux qui disposent d’une plus grande abondance - produisant des conflits sans fin entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas.

C’est cette perspective plus que tout, qui inquiète John Reid. Il est préoccupé tout particulièrement par l’inaptitude des pays pauvres et instables à faire face aux effets du changement climatique et par les risques d’effondrement étatique, de guerres civiles et de migrations de masse qui en découlent. « Plus de 300 millions de personnes en Afrique n’ont d’aujourd’hui pas accès à l’eau potable », a-t-il souligné, et « le changement climatique ne pourra qu’aggraver cette situation terrible » - provoquant plus de guerres comme celle du Darfour. Et même si ces désastres sociaux vont se produire principalement dans le monde en développement, les pays plus riches seront aussi touchés par ces troubles en participant à des opérations humanitaires et de maintien de la paix, en devant se barricader contre des immigrant-e-s non désirés, ou encore en combattant outremer pour accéder à des ressources de nourriture, de pétrole et de minerais.

Personne n’est à l’abri

A la lecture de tels scénarios cauchemardesques, il est aisé d’évoquer les images de gens affamés, désespérés, s’entre-tuant au couteau, avec des pieux ou des massues - comme cela était sans doute souvent le cas par le passé et pourrait facilement être à nouveau ainsi. Mais ces scénarios envisagent aussi le recours à des armes plus meurtrières. « Dans ce monde d’Etats guerriers », prédisait le rapport de 2003 du Pentagone, « la prolifération des armes nucléaires est inévitable ». Tandis que le pétrole et le gaz naturel vont s’épuiser, de plus en plus de pays se rabattront sur l’énergie nucléaire pour satisfaire leurs besoins énergétiques - et cela « va accélérer la prolifération nucléaire, puisque les pays développeront des capacités d’enrichissement et de retraitement de l’uranium pour garantir leur sécurité nationale. »

Bien que spéculatifs, ces rapports disent clairement une chose : lorsqu’on envisage les effets préoccupants du changement climatique global, il importe de souligner ses conséquences sociales et politiques, tout autant que son impact strictement environnemental. Sécheresses, inondations et tempêtes peuvent nous tuer et le feront certainement - mais aussi les guerres entre les survivants de ces catastrophes pour ce qui restera de nourriture, d’eau potable et d’abris. Comme les commentaires de John Reid le laissent à penser, aucune société, même riche, ne pourra éviter d’être impliquée dans ces formes de conflits.

Nous pouvons répondre à ces prédictions de deux manières : soit en nous en remettant à des fortifications et à la force militaire pour s’assurer une position avantageuse dans la lutte globale pour les ressources, soit en prenant des mesures sensées pour réduire le risque de changement climatique cataclysmique.

Agir ensemble contre le changement climatique

Il ne fait aucun de doute que de nombreux politiciens et gourous - tout particulièrement aux Etats-Unis - vont défendre la supériorité de l’option militaire en insistant sur la position de force dont jouissent les Etats-Unis. Ils argumenteront qu’en fortifiant nos frontières et nos côtes pour tenir à distance les immigrant-e-s indésirables et en combattant partout dans le monde pour nous assurer les sources pétrolières nécessaires, nous pourrons maintenir notre niveau de vie privilégié plus longtemps que d’autres pays moins bien dotés en moyens de puissance. Peut-être. Mais la guerre aussi atroce qu’indécise en Irak, ainsi que la faillite de la riposte nationale à l’ouragan Katrina, montrent combien ces moyens peuvent être inadéquats quand ils font face aux dures réalités d’un monde sans pitié. Comme le rapport du Pentagone de 2003 nous le rappelle, « des batailles constantes pour des ressources en diminution » vont « réduire encore [ces ressources] au-delà même des contraintes climatiques. »

La supériorité militaire peut apporter l’illusion d’un avantage dans les conflits à venir pour les ressources vitales, mais elle ne peut pas nous protéger des ravages du changement climatique global. Même si nous pouvons nous en tirer un peu mieux que les habitant-e-s d’Haïti ou du Mexique, nous allons aussi souffrir de tempêtes, de sécheresses et d’inondations. Lorsque nos partenaires commerciaux d’outremer sombreront dans le chaos, nos importations vitales de biens alimentaires, de matières premières et d’énergie s’évanouiront elles aussi. Il est vrai que nous pourrions établir des bases militaires dans -certains de ces endroits pour garantir l’afflux continu de matières premières critiques - mais le prix à payer en sang et en fonds publics pour payer cela finira par dépasser nos moyens jusqu’à nous détruire. En fin de compte, notre seul espoir d’un futur sûr et garanti réside dans une réduction substantielle de nos émissions de gaz à effet de serre et dans une collaboration avec le reste du monde pour ralentir le rythme du changement climatique global.

Note

1. Rapport secret du Pentagone sur le changement climatique, éd. Allia, Paris, 2006.
KLARE Michael T.

* Publié dans le périodique suisse "solidaritéS" n°88 (31/05/2006).

* Michael T. KLARE est professeur de sciences politiques au Five College, Amherst (Massachusetts), USA. Auteur de deux récents livres sur le même sujet : Resource Wars, Palgrave Macmillan, 2002 ; Blood and Oil : The Dangers and Consequences of America’s Growing Petroleum Dependency, Penguin Books, 2005.