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CRISE AU MOYEN-ORIENT

Liban : les desseins impériaux à l’épreuve du réel

Entretien avec Gilbert Achcar

Mercredi 27 septembre 2006, par Gilbert ACHCAR

Le monde a assisté, en juillet-août 2006, à une guerre d’Israël contre le Hezbollah et contre le Liban tout entier, en même temps qu’une offensive d’envergure à Gaza contre le Hamas, mouvement majoritaire au Parlement palestinien. Pour mieux comprendre la portée de ces événements à partir des complexités propres au terrain libanais, mais aussi dans leur contexte régional et international, Mouvements a voulu consulter Gilbert Achcar, politologue et militant d’origine libanaise, enseignant à l’Université de Paris VIII et chercheur associé au Centre Marc Bloch (Berlin). Son Choc des barbaries (2e éd. 10/18, 2004) a été traduit dans plusieurs langues et son livre de dialogues avec Noam Chomsky, Perilous Power, paraît prochainement (Penguin, Londres, pour l’édition originale – Fayard, Paris, pour l’édition française).

Mouvements : Le Hezbollah (Parti de Dieu), acteur-clé de la guerre qui vient d’avoir lieu, occupe désormais une place centrale dans le conflit israélo-arabe et sur tout l’échiquier stratégique moyen-oriental. Examinons cette organisation, si tu veux bien, dans son contexte libanais et régional. Dans tes commentaires récents, tu soulignes les atouts politiques du Hezbollah, sa légitimité acquise au Liban et bien au-delà grâce à sa résistance contre l’occupation israélienne, son rôle de coordinateur d’un impressionnant réseau de distribution d’aide sociale, son habileté en tant qu’appareil dans le paysage politique libanais, sa capacité à trouver un soutien bien au-delà de la communauté chi’ite. Il y aurait aujourd’hui, au Liban, une puissante dynamique d’union qui inclut et renforce le Hezbollah en tant qu’acteur-clé du système politique. Mais il y aurait également beaucoup à dire sur son discours politico-religieux, sur sa tendance à confessionnaliser, voire à ethniciser le conflit avec Israël. Les mouvements anti-guerre et anti-impérialistes de gauche rencontrent aujourd’hui un acteur souvent mal connu, que certains n’hésitent pas à saluer en « allié », tandis que d’autres restent plus circonspects, voire méfiants. C’est une organisation complexe et en pleine mutation. Quelle analyse en fais-tu ?

Gilbert Achcar : Remontons d’abord aux origines : le Hezbollah est né au croisement de l’onde de choc de la révolution iranienne (1979) et de la situation créée au Liban par l’invasion israélienne de 1982. La révolution iranienne a donné une impulsion formidable à l’intégrisme islamique dans le monde musulman en l’aidant à occuper le terrain laissé vide par l’échec des nationalismes plus ou moins progressistes et de la gauche radicale – le terrain des luttes contre la domination occidentale et ses alliés despotiques locaux (la révolution iranienne, rappelons-le, a renversé le régime du Chah, un des principaux alliés des Etats-Unis au Moyen-Orient).
Le Hezbollah naquit à partir d’une radicalisation dans le milieu des chi’ites libanais, le milieu le plus réceptif à l’influence de la révolution iranienne par affinité confessionnelle. Parmi les chi’ites, il se trouvait déjà un autre mouvement communautaire, le Mouvement des déshérités (Amal), non intégriste, mais également fondé par une figure religieuse, Moussa Sadr, « disparu » lors d’une visite en Libye en 1978. L’invasion israélienne de 1982 précipita une radicalisation au sein d’Amal et l’émergence d’une aile se réclamant de la révolution iranienne. Celle-ci se construisit avec l’aide directe de Téhéran, en investissant le terrain de la lutte contre l’occupation. Les fonds iraniens, intelligemment utilisés, servirent au Hezbollah à mettre sur pied un réseau d’aide sociale et à se construire ainsi une basse de masse au sein de la communauté chi’ite.
Le Hezbollah a mené au départ un combat farouche contre ses concurrents en milieu chi’ite. L’une des forces qu’il considéra comme un rival à abattre fut le Parti communiste libanais, dont l’implantation chi’ite était importante et qui avait pris l’initiative de la résistance anti-israélienne. Avec les communistes, le combat ne fut pas seulement idéologique : le Hezbollah est fortement soupçonné d’avoir été derrière l’assassinat de plusieurs des personnalités communistes chi’ites les plus en vue. Après les premières années marquées par une concurrence impitoyable, le Hezbollah a établi un modus vivendi avec les autres organisations présentes en milieu chi’ite (Amal, Parti communiste libanais, Parti national social syrien, etc.). Et lorsqu’en l’an 2000, Israël choisira, contraint, d’évacuer la dernière portion du territoire libanais occupé en 1982, le Hezbollah revendiquera le prestige de cette victoire – à juste titre, certes, mais en occultant aussi le rôle non négligeable des autres courants, laïques ou de gauche, dans la résistance.
Au fil des ans, le Hezbollah a opéré une mutation, son statut de parti de masse l’emportant progressivement sur son rôle d’organisation de la résistance armée, jusqu’à devenir dominant. Reprenant le concept forgé par Annie Kriegel pour le parti communiste français, un sociologue libanais a décrit le Hezbollah comme une « contre-société ». À l’instar des partis ouvriers de masse, le mouvement chi’ite a organisé des services sociaux de tout genre. Il a investi le champ politique et institutionnel à partir des années 90, devenant l’une des forces majeures de la scène politique libanaise. Le parti dispose aujourd’hui d’une fraction parlementaire et de deux ministres. C’est la force de loin la plus populaire dans la communauté chi’ite, la plus nombreuse des communautés libanaises : sa légitimité paraît donc inattaquable.
Tout ce que je viens de dire n’est pas en contradiction avec le fait que l’idéologie originelle du Hezbollah est intégriste. Mais l’intégrisme islamique est multiple et différencié : entre une organisation de masse comme le Hezbollah et un réseau terroriste « substitutiste » comme Al-Qaida, il y a la même différence qu’il pouvait y avoir entre le Parti communiste italien et les Brigades rouges, se réclamant pourtant tous deux du « communisme ». Washington et Israël qualifient le Hezbollah d’« organisation terroriste » et l’accusent d’avoir mené des opérations dites « terroristes » – y compris contre des cibles civiles au Liban ou à l’étranger, même si c’est loin d’être prouvé et le Hezbollah le conteste. Mais en tout état de cause, cela fait très longtemps qu’il n’y a pas eu une seule opération « terroriste », au sens d’une opération visant délibérément des civils, imputable, ou même imputée, au parti.
Bien qu’il maintienne un bras armé important, que l’on a vu à l’œuvre dans la récente guerre, la lutte armée – même la plus légitime – est devenue une activité secondaire pour le Hezbollah, en comparaison de ses activités de parti politique. Après l’évacuation de 2000, les opérations militaires sporadiques du parti se sont inscrites dans la guerre de basse intensité qui s’est poursuivie avec Israël. Mais le Hezbollah a conclu en 1996 un accord avec le gouvernement israélien visant à épargner les civils, et il a mieux respecté cet accord que ce dernier. L’opération du 12 juillet qu’Israël a saisi comme prétexte pour lancer son agression prenait d’ailleurs pour cible des soldats, et non des civils. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a souligné dans un discours le fait que son organisation n’avait commencé à bombarder le nord d’Israël – à l’aveuglette, vu le type de missiles dont ils disposent – qu’en riposte aux bombardements israéliens qui visaient délibérément des zones civiles.
Une autre spécificité du Hezbollah par rapport à la gamme de l’intégrisme islamique tient à la spécificité du Liban : puisque c’est un pays multiconfessionnel où les chi’ites, tout en étant la communauté la plus nombreuse, ne sont pas majoritaires au point de briguer un exercice exclusif du pouvoir, et puisqu’une partie importante de la population n’est pas même musulmane, le Hezbollah a renoncé à appliquer son programme intégriste de « république islamique » au Liban. Il se revendique toujours idéologiquement du modèle iranien, mais il se contente d’être au Liban une force politique communautaire, pleinement impliquée dans le jeu politique interconfessionnel – aujourd’hui par le biais d’une alliance avec le général Michel Aoun, principale figure au sein de la communauté chrétienne maronite.
Comme la quasi-totalité des courants intégristes musulmans, le Hezbollah ne remet nullement en question l’ordre socio-économique néolibéral en vigueur au Liban. Il est vain d’essayer de le peindre en rouge comme certains sont tentés de le faire à l’extrême gauche. Ce n’est pas le rôle des progressistes de soutenir le Hezbollah. Leur rôle est de s’opposer à l’agression israélienne, de défendre la souveraineté du Liban face à tous les Etats qui empiètent sur cette souveraineté – Israël et les Etats-Unis, mais aussi la Syrie qui fut farouchement combattue par la gauche libanaise et les Palestiniens en 1976. Les progressistes qui veulent soutenir la résistance libanaise contre l’agression israélienne doivent soutenir les forces progressistes libanaises, toujours présentes. Ainsi, le Parti communiste libanais a perdu plusieurs de ses membres au combat contre la dernière agression israélienne. La situation est somme toute assez classique : l’histoire a connu maintes luttes de libération nationale menées par des organisations conservatrices sur le plan social.

M. : Que penser de la rhétorique antisioniste du Hezbollah qui dérive vers un antisémitisme très explicite ?

G.A. : C’est le même problème qu’il y a avec le régime iranien et les déclarations négationnistes grotesques de son président. Cela empêche-t-il de s’opposer à toute action militaire des Etats-Unis contre l’Iran ? Absolument pas. Il ne s’agit nullement de s’identifier avec toute direction, quelle qu’elle soit, qui exprime une souveraineté nationale ou une résistance nationale à un moment donné, mais bien de s’opposer aux agressions impériales – c’est en cela que consiste la position de principe. Pour le reste, c’est aux peuples eux-mêmes de trouver leur chemin. Il faut éviter deux écueils : le premier consiste à ne juger une force que par son idéologie et aboutir à des discours du type de celui que Bush a tenu récemment sur l’« islamo-fascisme ». L’autre écueil consiste à ne voir dans le Hezbollah que sa défense de la souveraineté nationale, une pratique anti-impérialiste, qui aurait pour originalité d’avoir un vernis religieux sans importance. Or, le Hezbollah est une organisation dotée d’une vision des rapports sociaux et de genre qui est déterminée par son intégrisme religieux : elle est donc bien ancrée à droite sur ces terrains-là.

M. : Quels effets ce conflit va-t-il produire sur la société libanaise, compte tenu du système communautaire et de toute une série d’oppositions qui se superposent et parfois brouillent le paysage politique : pro contre anti-syriens ; groupes sociologiquement dominants (sunnites, maronites, druzes peut-être) contre groupes dominés (chi’ites, réfugiés palestiniens) ; partisans d’un certain sécularisme contre « fous de dieu » ; partisans d’un Liban pro-occidental ou « neutre » contre panislamistes ou panarabistes, etc.

G.A. : Le Liban, depuis qu’il existe en tant qu’Etat indépendant (avec ou sans guillemets), est le terrain de conflits régionaux et internationaux qui le dépassent. C’était l’un des théâtres de ce que Malcolm Kerr a appelé la « Guerre froide arabe », ainsi que de la Guerre froide tout court
En 1958, la première guerre civile dans l’histoire du Liban indépendant résulta du choc entre, d’une part, l’impact du nassérisme égyptien avec son appel à l’unification de la nation arabe inaugurée par l’union syro-égyptienne, et, d’autre part, le rejet de cette perspective par une fraction de la population libanaise, notamment parmi les chrétiens, et son soutien à la doctrine Eisenhower et au pacte de Bagdad, c’est-à-dire à l’insertion du Liban dans le dispositif stratégique anglo-américain à l’échelle régionale.
Cette première guerre civile s’était soldée par un compromis installant au pouvoir le général Fouad Chéhab, qui gouverna sur un mode bonapartiste. Ce compromis a éclaté en 1967 sous l’impact de la guerre israélo-arabe, dans laquelle le Liban n’a pas été impliqué directement, mais dont il a subi les conséquences puisqu’elle a mené à la radicalisation des Palestiniens. Le Liban étant, après la Jordanie, le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés palestiniens, cela a naturellement eu des conséquences, amplifiées par la radicalisation d’une fraction des Libanais, tandis qu’une autre fraction se jetait de nouveau dans les bras de Washington.
C’est cette situation qui aboutit en 1975 au déclenchement d’une guerre civile qui fut également une guerre régionale et internationale sur le sol libanais. Après avoir d’abord soutenu la gauche et l’OLP, la Syrie envoya son armée en 1976 pour secourir les forces de la droite chrétienne, avec la bénédiction de Washington et un feu vert israélien. Mais cette entente syro-américaine se brisa au bout d’un an avec un nouveau retournement des positions – un vrai « casse-tête » pour un observateur non familier. La guerre civile fut conclue en 1990 par le rétablissement de la même entente. En effet, lorsque l’Irak envahit le Koweït en août 1990, le dictateur syrien Hafez al-Assad se joignit à la coalition menée par Washington dans la guerre contre Bagdad. Cela ouvrit la voie à un renouvellement du compromis syrien-saoudien-américain qui permit de stabiliser à nouveau la situation au Liban et se traduisit dans les années 90 par l’installation de Rafic Hariri au centre de la scène politique libanaise. Proche collaborateur de la famille régnante saoudienne, Hariri a gouverné en accord avec les Syriens et avec la présence de leur armée dont personne ne réclamait le départ immédiat, puisque l’Etat libanais était à reconstruire et qu’il lui fallait provisoirement une « armée d’emprunt ».
C’est avec la deuxième guerre d’Irak en 2003 que cet accord va se rompre de nouveau. Le successeur de Hafez al-Assad, son fils Bachar, adopta une attitude de rejet catégorique de l’invasion américaine, précipitant la rupture avec les Américains et les Saoudiens. Hariri entra alors en conflit avec le président de la république prosyrien. Une fois l’invasion de l’Irak derrière eux, les Etats-Unis se tournèrent contre la Syrie en s’évertuant à la sortir du Liban, d’où la résolution 1559 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies (2004). Dans cette affaire, la France, contrairement à son attitude à propos de l’Irak, a collaboré pleinement avec les Etats-Unis. Dans le premier cas, des intérêts contradictoires animaient Paris et Washington quant aux visées sur le pétrole irakien. Au Liban en 2004, en revanche, il y eut une « convergence concurrentielle » d’intérêts entre Paris et Washington, au sens où Paris courtise très activement le royaume saoudien, « royaume protégé » des Etats-Unis, et, en même temps, un des principaux clients des industries d’armement françaises. Cela est reflété par la grande « amitié » entre Chirac et les Hariri, les amis des Saoudiens.
La résolution 1559 demande le retrait des troupes syriennes du Liban et le désarmement du Hezbollah. Dans l’optique états-unienne, il s’agissait de casser ce que Washington et ses alliés arabes appellent le « croissant chi’ite » – expression du roi jordanien – c’est-à-dire cet axe régional qui a pour épicentre Téhéran, passe par les chi’ites en Irak, le régime syrien (qui n’est pas chi’ite) et le Hezbollah, et auquel il faut ajouter le Hamas palestinien sunnite.
Le retrait des troupes syriennes eut lieu en 2005, mais non grâce à la résolution 1559, à laquelle la Syrie opposa une fin de non-recevoir avec l’appui du gouvernement prosyrien alors en place à Beyrouth. En fait, le retrait fut précipité par la mobilisation de masse qui suivit l’assassinat de Hariri en février 2005, créant au Liban une situation intenable pour Damas.
Ces événements provoquèrent en même temps de nouvelles tensions confessionnelles dans le pays, après des années d’accalmie. Elles prirent la forme de deux manifestations géantes et contradictoires en mars 2005 : d’une part, une alliance large ou se retrouvèrent les principales forces chrétiennes, sunnites et druzes, et de l’autre, l’essentiel des forces chi’ites et des forces minoritaires prosyriennes des autres communautés.
La tension baissa cependant avec les élections qui suivirent le départ des troupes syriennes et furent menées par une grande coalition allant des forces anti-syriennes, dites du 14 mars (date de leur manifestation géante) aux forces chi’ites, dont le Hezbollah. Ce n’était, certes, qu’un mariage de raison pour la répartition des sièges parlementaires. Seules restèrent exclus de la grande coalition les prosyriens non chi’ites et le général Aoun.
Un événement très important dans ce contexte fut le revirement de ce dernier après les élections. Aoun avait mené une « guerre de libération » contre la Syrie, jusqu’à son départ en exil en 1990. Damas ayant de nouveau noué un accord avec Washington cette année-là, il se retrouva complètement isolé et dut partir en exil en France, pour ne rentrer au Liban qu’après le départ des troupes syriennes. Quelques mois plus tard, à la surprise générale, il nouait une alliance avec les forces prosyriennes, y compris le Hezbollah, expliquant en substance : « Maintenant que l’armée syrienne est partie, je suis pour des relations amicales avec notre voisin syrien ». Aoun a beau jeu de rejeter toute surenchère anti-syrienne, car les autres forces politiques – dont les ténors du 14 mars, à l’exception du chrétien d’extrême droite Geagea – ont collaboré avec Damas. Son calcul, c’est que l’alliance avec les chi’ites, communauté la plus nombreuse, ainsi que sa propre popularité, très forte en milieu maronite, lui permettront d’accéder à la présidence.
Cela présente au moins l’avantage d’empêcher que la ligne de fracture oppose les deux principales communautés libanaises, les chi’ites et les maronites, constituées en blocs majoritaires homogènes, ce qui favoriserait une dynamique de renouveau de la guerre civile confessionnelle. La fracture passe désormais au sein même de la communauté maronite entre Aoun et les « Forces libanaises » de Geagea. La communauté sunnite est également divisée, bien que de manière nettement plus inégale. Les autres communautés – chi’ites, druzes – le sont beaucoup moins.

M. : Les stratèges israéliens ont dû mal comprendre cette dynamique de recomposition.

G.A. : Le calcul d’Israël était de pousser la majorité gouvernementale libanaise à agir contre le Hezbollah, pensant que les bombardements créeraient les conditions politiques appropriées. Or, la brutalité même de l’agression, les bombardements, le blocus, la prise en otage de l’ensemble du pays, ont eu l’effet inverse de souder la population, de faire taire les voix qui critiquaient le Hezbollah. La popularité du Hezbollah s’est accrue, non seulement chez les chi’ites où il est plus hégémonique que jamais, mais même au-delà, dans l’ensemble de la population libanaise, même si les tensions confessionnelles peuvent encore reprendre le dessus.
Aujourd’hui les manœuvres politiques ont commencé au Liban pour un remaniement ministériel permettant la participation du mouvement d’Aoun, resté jusqu’ici dans l’opposition. Nasrallah, le chef du Hezbollah, qui fait preuve d’intelligence politique, prend soin de ne pas exacerber les tensions confessionnelles. Il tient un discours d’unité nationale et garde un profil relativement bas, malgré le prestige de son organisation. Il valorise beaucoup l’alliance avec Aoun.

M. : Serait-ce pour ce genre de raison qu’il a déclaré, fin août, que s’il avait pu connaître d’avance l’ampleur de la réponse israélienne, il se serait abstenu de l’opération du 12 juillet ?

G.A. : Cette déclaration est dans le même esprit du discours qu’il tient depuis l’adoption de la résolution 1701 par le Conseil de sécurité. C’est un discours beaucoup moins fanfaron que celui qu’il a pu avoir au début des opérations israéliennes – un discours de victoire, très déplacé au vu de la violence israélienne. Nasrallah a modéré son discours, mais en maintenant, bien sûr, des lignes rouges. Le Hezbollah n’acceptera de se défaire de son bras armé que si certaines conditions sont remplies : libération de la région dite des fermes de Chebaa qu’Israël occupe depuis 1967, mise en place d’un gouvernement et d’une armée disposés à défendre la souveraineté nationale (ce qui n’est pas le cas de l’armée libanaise actuelle, il est vrai). « Tant que ces conditions ne seront pas remplies, nous ne désarmerons pas, dit le Hezbollah en substance, mais nous ne ferons rien non plus pour donner un prétexte à Israël pour continuer l’occupation du pays. Nous allons donc cacher nos armes dans la zone de la Finul, au sud du fleuve Litani, mais nous ne les rendrons pas. »
C’est également ce qui a été négocié pour le moment, côté européen, pour les troupes de la Finul (Force intérimaire des Nations unies pour le Liban) : les armes visibles seront confisquées, mais la Finul ne cherchera pas à désarmer activement le Hezbollah (perquisitions, etc.). Ce compromis ne plaît pas à Washington, et encore moins à Israël, qui essayent déjà de faire monter les tensions et poussent à des mesures plus énergiques. Mais l’actuelle majorité gouvernementale au Liban préfère une solution politique. Vu le degré d’implantation du Hezbollah et ce qu’il vient de démontrer, toute tentative de le désarmer par la force déclencherait une nouvelle guerre civile dévastatrice à un prix terriblement élevé en vies humaines et sans garantie de succès. Le pays est à la recherche d’un compromis. Toute la question est de savoir si un modus vivendi durable pourra être trouvé. C’est loin d’être sûr.

M. : Quelle est ta lecture politique de la force multinationale qui se met en place et comment expliques-tu les hésitations initiales de la France pour jouer un rôle central dans le déploiement de cette force ?

G.A. : La résolution 1701 (août 2006) est une deuxième copie révisée, après un premier projet franco-américain. Au début de la crise, Washington a bloqué pendant plusieurs semaines toute tentative de négocier une résolution au Conseil de sécurité, cherchant à laisser du temps à Israël. C’est seulement lorsqu’il devint clair que la stratégie militaire israélienne n’aboutissait pas que Washington débloqua le processus onusien, cherchant désormais à prolonger par une intervention internationale l’action qu’Israël n’avait pas réussi à mener à bout : le désarmement du Hezbollah. Le premier projet de résolution franco-américain allait assez loin dans cette direction en se fondant sur le chapitre VII de la Charte des Nations unies qui permet le recours à la force. Le Hezbollah s’y est opposé résolument et le gouvernement libanais a répercuté sa position, si bien que le premier projet est tombé à l’eau. Paris, sollicité pour fournir la colonne vertébrale de la force internationale, a affirmé clairement, de son côté, qu’il n’était pas question d’aller au Liban sans accord politique avec les différentes parties (voir l’entretien de J. Chirac au Monde, 27 juillet 2006). L’argument était : « Qu’on ne nous demande pas de faire le travail qu’Israël n’a pas réussi à faire ! » Il y a eu, on le sait, une mise en garde au pouvoir politique de la part de l’armée française, qui n’a guère envie d’aller faire le coup de feu au Liban. L’armée française réclamait donc un accord politique préalable à son déploiement, pour éviter de se retrouver dans un coupe-gorge.
La résolution 1701 invoque le chapitre VI plutôt que le chapitre VII : il s’agit de mettre en place une force d’interposition, de « maintien de la paix », et non une force d’imposition. On y trouve néanmoins des formulations ambiguës qui relèvent plutôt d’une mission définie au titre du chapitre VII. Washington et Paris ont cédé sur le projet de créer une nouvelle force, acceptant de se placer dans le cadre de l’Unifil tout en élargissant son mandat. Cette force est censée prêter main-forte à l’armée libanaise. Paris affirme : « Nous soutiendrons l’armée libanaise au besoin, mais ne ferons pas les choses à sa place. » Washington et Israël font cependant pression sur leurs alliés en faveur d’une confrontation avec le Hezbollah, tandis que les Français, le gouvernement libanais et, derrière eux, les Saoudiens, sont peu enclins à l’épreuve de force par peur de subir une défaite.
Il est vrai que le Hezbollah n’a que quelques milliers de combattants entraînés, mais il a une formidable capacité de mobilisation et a fait la preuve d’une efficacité et d’une détermination redoutables : quelques dizaines de combattants à Bint-Jbeil ont mis en échec l’armée israélienne, pendant plusieurs jours, malgré son avantage considérable en nombre et en moyens. La popularité du Hezbollah est maintenant renforcée par le rôle qu’il joue dans l’aide à la reconstruction des zones ravagées, avec l’aide de l’Iran, de sorte que le désastre subi par les chi’ites ne peut pas être exploité contre lui. L’aide généreuse prodiguée par le Hezbollah fait qu’il jouit au contraire d’une gratitude populaire accroissant son prestige.

M. : L’intervention israélienne contre le Hezbollah et contre toute la société libanaise était conçue depuis longtemps, on le sait maintenant. L’enlèvement des deux soldats israéliens était un simple prétexte. Comment expliquer le timing du déclenchement des opérations côté israélien ?

G.A. : Israël a mis au point sa stratégie depuis 2004, en effet, en concertation avec Washington – cela est maintenant bien connu. Il s’agissait de frapper un grand coup contre le Hezbollah et de créer en même temps les conditions pour que le gouvernement libanais finisse la tâche. Pour réaliser ce plan, il fallait un prétexte politique, comme l’a reconnu récemment le chef de l’état-major israélien. L’opération du Hezbollah du 12 juillet a fourni ce prétexte permettant à Israël d’invoquer la « légitime défense ». Ce ne sont donc pas les Israéliens qui ont décidé du timing, mais plutôt le Hezbollah.
Nasrallah a maintenant admis que ce fut une erreur. Dans son premier discours après le début des combats, il avait révélé que l’opération du Hezbollah avait été préparée depuis plusieurs mois, le but étant de prendre des otages pour les échanger contre les prisonniers libanais encore détenus en Israël. Ce qu’il n’a pas dit, c’est qu’il s’agissait, par la même occasion, de confirmer la légitimité nationale du Hezbollah. Mais c’était, en effet, un acte fort mal jugé (je l’ai dit avec d’autres depuis le tout début), parce qu’il était clair qu’Israël allait s’en saisir comme prétexte pour une opération de grande envergure. Les Israéliens avaient déjà saisi le prétexte de la capture du soldat Shalit pour frapper fort à Gaza ; comment penser qu’ils n’allaient pas faire de même, sinon bien plus, face au Hezbollah ? L’erreur de jugement est évidente.

M. : Quel est le rôle de Hamas, organisation sunnite, dans cet « axe chi’ite » devenu la hantise des Etats-Unis et de leurs alliés arabes ?

G.A. : L’alliance avec le Hamas est une pièce maîtresse de la stratégie iranienne. Certes, le Hamas n’est pas une « marionnette » de l’Iran – bien moins encore que le Hezbollah. Mais ses références sunnites constituent un grand avantage pour Téhéran dans la confrontation avec les régimes arabes alliés à Washington. Ces derniers, tous sunnites, ont essayé de contrer l’avancée iranienne en attisant le facteur confessionnel, en stigmatisant les chi’ites. L’Iran répond en faisant de la surenchère islamiste. Le Hamas, étant le représentant le plus prestigieux de l’intégrisme islamique sunnite de par sa situation en Palestine, fournit à Téhéran un puissant atout. Les Frères musulmans égyptiens, qui constituent la principale branche de la matrice intégriste sunnite dont le Hamas est issu et une force populaire majeure dans leur propre pays, prennent de plus en plus des positions de soutien à l’Iran. Dans la récente guerre, la tentative du Caire, de Riyad, et d’Amman, de dénoncer le Hezbollah et Hamas comme des aventuristes a été un échec total dans l’opinion publique du monde arabe, sunnite dans sa vaste majorité, qui s’enflamme pour les deux organisations alliées à Téhéran.

M. : Dans un article récent, tu parles du « navire en perdition des desseins impériaux états-uniens », mais en même temps tu reconnais, pour prendre une autre métaphore, qu’une bête blessée peut encore faire beaucoup de mal. Cette guerre en constitue un bon exemple, puisque son inspiration était en grande partie américaine. Certains, autour de Bush, auraient été même tentés par l’idée de s’attaquer, ou de pousser les Israéliens à s’attaquer, à la Syrie. Jusqu’où peut aller l’administration Bush au Moyen-Orient dans la situation actuelle ? Compte tenu des multiples difficultés auxquelles elle se heurte sur le dossier nucléaire iranien, as-tu l’impression qu’une opération militaire d’envergure se prépare réellement, sous prétexte de dissuader l’Iran, unilatéralement s’il le faut, de poursuivre son programme d’enrichissement de l’uranium ? En somme, par quelles voies mystérieuses passe la rationalité stratégique de l’administration Bush ?

G.A. : Pour filer les deux métaphores, le navire des desseins impériaux états-uniens est effectivement en perdition : il n’a pas coulé, certes, mais il prend l’eau, du moins au Moyen-Orient (ne généralisons pas outre mesure). Cette région constitue toutefois l’axe stratégique prioritaire de l’offensive impériale de l’administration Bush, et il est évident qu’elle est en difficulté : en Irak, l’occupation s’embourbe et n’arrive pas à contrôler la situation. Le Pentagone est enfin confronté à une réalité qui aurait dû être évidente dès le début, à savoir que la technologie militaire avancée peut permettre de détruire tout ce qu’on veut, mais elle ne permet pas, à elle seule, de contrôler des populations.
Le Pentagone est confronté à une crise des ressources humaines. Il a beaucoup de mal à recruter des soldats. Contrairement à tout ce qu’on a pu dire, le fameux « syndrome vietnamien » est encore bien vivace, et il s’est même accentué avec la guerre en Irak. L’« hyperpuissance » américaine n’est pas toute-puissante. Son véritable talon d’Achille, c’est la population américaine : elle sera déterminante pour vaincre l’empire. Nul ne pourra pas le faire de l’extérieur, par « encerclement » – c’est impensable.
L’autre métaphore est tout aussi valable, celle de l’animal blessé. Les Etats-Unis sont en train de perdre sur plusieurs terrains : situation en Irak qui n’arrête pas de se dégrader, perte de la crédibilité dissuasive conventionnelle, revers cuisant au Liban. Il est clair que l’Iran ne craint pas une invasion américaine aujourd’hui, parce qu’il sait pertinemment que les Etats-Unis n’en ont pas les moyens. Ils ont les moyens technologiques de détruire tout l’Iran, certes, mais ils n’ont pas les moyens d’occuper le pays, puisqu’ils n’arrivent même pas à contrôler l’Irak à la population bien plus réduite et qui, au départ, était gouverné par un régime, celui de Saddam Hussein, dont la base sociale était bien plus maigre que celle du régime iranien.
Quant à une agression contre la Syrie, certains milieux, notamment parmi les néoconservateurs, la souhaitent. Mais ni le noyau de l’administration Bush (tant Rumsfeld que Condoleezza Rice) ni les Israéliens n’en veulent. Ils considèrent, à juste titre, qu’un renversement du régime syrien créerait une situation plus dangereuse qu’elle ne leur serait utile. Les Israéliens disent clairement qu’ils ne veulent pas d’un nouvel Irak à leurs frontières, notamment sur la plus calme de leurs frontières, la ligne de démarcation avec la Syrie. Puisqu’il n’y a pas d’alternative fiable au régime de Damas, et puisque l’expérience irakienne montre que ce type d’aventure peut vite dégénérer, ils ne sont pas tentés d’y aller aujourd’hui. La « sagesse » prédominante, appuyée par les Européens, consiste plutôt à dire : « Il faut essayer de détacher la Syrie de l’Iran, en maniant le bâton et la carotte, mais en prenant langue. »
Par contre, en ce qui concerne l’Iran, je crois qu’il y a un risque fort, non pas d’invasion, mais de frappes – sans la participation des Européens, car je vois mal l’Europe prêter main-forte à une opération de ce genre, terrorisée qu’elle est par ses conséquences probables. Il faut pour cela, en effet, une très forte dose d’aventurisme impérial comme seuls certains membres et amis de l’administration Bush – les nouveaux Docteurs Folamour – peuvent avoir. Le gros de la classe politique américaine aujourd’hui voit surtout les risques énormes inhérents à une telle opération. Il peut y avoir la tentation de lancer les Israéliens contre l’Iran, comme ils ont été incités à agir contre le Hezbollah. Mais tous sont obligés de compter jusqu’à mille avant de se lancer, précisément parce qu’ils savent que les moyens de riposte de l’Iran sont considérables. En Irak notamment, il suffirait que les Iraniens décident de déclencher une insurrection chi’ite généralisée contre les Etats-Unis pour rendre leur situation, déjà difficile, complètement intenable.
Néanmoins, on ne peut pas exclure entièrement une agression contre l’Iran : la bête blessée… Puis il y a la question des prochaines élections américaines (novembre 2006). Les Républicains risquent de perdre le contrôle du Congrès. Ils pourraient croire qu’une action contre l’Iran s’avérerait payante pour eux. L’administration Bush ira-t-elle jusqu’à la folie irresponsable de frappes militaires contre l’Iran ? Se contentera-t-elle de sanctions, dont on sait d’avance qu’elles seraient inefficaces ? Cela reste à voir, mais, en tout état de cause, cette administration a déjà mérité bel et bien le titre d’équipage le plus maladroit jamais arrivé aux commandes du navire impérial états-unien.

Propos recueillis le 28 août par Jim Cohen, avec la collaboration de Dimitri Nicolaïdis
Publié dans la revue Mouvements, n° 47, septembre -octobre 2006.