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SOUDAN

Les dessous d’une crise complexe

Entrevue avec Florence Brisset-Foucault et Jérôme Tubiana

Dimanche 10 juin 2007, par Pierre BEAUDET

La nature du pouvoir central de Khartoum, la dégradation des relations inter-ethniques autour de la terre et les tentatives d’instrumentalisation de la rébellion par le Tchad jouent un rôle essentiel dans le conflit du Darfour mais mésestimé par la communauté internationale.

Mouvements : Quelles sont les origines du conflit au Darfour ?

Jérôme Tubiana : Elles sont diverses et remontent en grande partie aux années 1980 : l’effondrement de la junte du maréchal Nimeiri fait alors naître au Darfour comme dans tout le Soudan de grands espoirs démocratiques, mais le Darfour est aussi particulièrement touché par la grande sécheresse au Sahel des années 1984/85 et par un contexte régional chargé, avec la guerre au Tchad et les tentatives d’intervention de la Libye en Afrique sub-saharienne. De 1987 à 1989, le Darfour connaît une première guerre entre les Four, le principal groupe ethnique de la région, et l’ensemble des groupes arabes qui y vivent, pour la plupart depuis plusieurs siècles : ce conflit, marqué par l’apparition des milices Janjawid, annonce la guerre actuelle. Le régime démocratique de Sadik El-Mahdi, bien que massivement soutenu par les élites non-arabes du Darfour, les déçoit en se rangeant plutôt du côté des Arabes. En 1989, le général Omar El-Béchir et son mentor islamiste Hassan El-Tourabi prennent le pouvoir à Khartoum, et installent un régime autoritaire qui se signalera un temps par une stratégie islamiste expansionniste, soutenant des mouvements fondamentalistes dans la région, et accueillant Oussama Ben Laden à Khartoum. Au départ, une grande partie des élites non-arabes du Darfour soutiendra ce régime : tous les Darfouriens sont musulmans, et beaucoup voient dans l’islam un facteur commun propre à atténuer les conflits inter-ethniques.

Au début des années 1990, les Darfouriens ne sont que quelques-uns à s’engager dans la contestation au pouvoir central de Khartoum. Ce sont pour beaucoup des étudiants du Darfour qui, en vivant à Khartoum, se rendent compte de la marginalisation de leur région. Il existe au Soudan une discrimination de fait à l’encontre des citoyens originaires de provinces périphériques – le Darfour, l’Est, le Sud -, aussi bien les non-arabes que les Arabes. Quand on vient du Darfour, on n’a pas accès aux centres du pouvoir politique, militaire, économique – les trois vont souvent de pair. Cela pose un problème de représentation politique au niveau fédéral comme au niveau local, dans tous les postes de l’administration et dans l’armée.

En 2001, ces premiers opposants passent à la lutte armée en fondant le Mouvement de libération du Darfour, qui prendra en 2003 le nom de SLA (Armée de libération du Soudan). Ce changement de nom témoigne des liens et des proximités idéologiques qu’ils entretiennent avec John Garang , le chef du mouvement rebelle sud-soudanais, l’Armée de libération des peuples du Soudan (SPLA), avec lequel le gouvernement signera un accord de paix en 2005. Les fondateurs de la SLA sont musulmans, plus ou moins pratiquants, mais considèrent que la religion relève de la sphère privée.

Au sein de la SLA, des intellectuels four ont joué un rôle fondateur, mais les Zaghawa y prennent très vite de l’importance, notamment parce que leur zone traditionnelle occupe un emplacement stratégique, à cheval sur la frontière tchado-soudanaise. Grâce à cela, ils ont pu concentrer entre leurs mains les armes fournies par les Tchadiens, les Erythréens et la SPLA. Ils prennent aussi de l’ascendant en raison de leur expérience du combat et de leur pugnacité. Certains d’entre eux sont en effet passés par des groupes rebelles tchadiens et par l’armée tchadienne, où ils ont appris à mener des raids éclair en voiture, une tactique qui a été reprise avec succès par les rebelles du Darfour. Au sein de la SLA, Les commanders et les combattants zaghawa sont devenus majoritaires, et les territoires que les rebelles zaghawa contrôlent sont beaucoup plus importants que ceux contrôlés par les Four. Il y a donc eu très vite des conflits entre ces deux groupes ethniques à l’intérieur même des groupes rebelles, notamment pour des questions de leadership. Minni Arku Minnawi, un chef zaghawa, a beaucoup accentué les frictions avec les Four, ainsi que les divergences entre les combattants du terrain et les politiciens en exil.

L’autre mouvement rebelle, le JEM (Mouvement pour la justice et l’égalité) est essentiellement composé de Zaghawa de la zone frontière, qui n’ont pas vraiment réussi à étendre leur zone d’influence géographique. Dans les années 1990, les leaders du JEM ont pour la plupart été proches du mouvement islamiste soudanais d’El-Tourabi, aujourd’hui opposé au régime de Khartoum et réprimé par le pouvoir central. Ce passé leur pose un problème de crédibilité tant au Darfour que vis-à-vis de la communauté internationale.

Les deux groupes rebelles ont un discours semblable, centré sur la marginalisation dont le Darfour est victime. Mais pour avoir du soutien parmi les populations rurales du Darfour, les chefs rebelles ont d’abord reposé sur leurs liens ethniques, et ont bénéficié de l’exacerbation de conflits dont les groupes non-arabes du Darfour – Four, Zaghawa, Massalit – ont été les victimes depuis une vingtaine d’années. L’enjeu primordial de ces conflits locaux est la terre. Le Darfour possède un système foncier unique, très élaboré et très ancien. Ce système traditionnel fait de certains groupes, dont presque tous les groupes non-arabes, les détenteurs d’un droit moral sur la terre — sans pour autant interdire aux autres, ceux qui n’ont pas de terre en propre et qui sont essentiellement des Arabes nomades éleveurs de chameaux, de migrer ou de s’installer sur les terres. Dans les années 1980 et 1990, les terres des Four, des Massalit commencent à être convoitées par des populations arabes nomades, dont certaines venues du Tchad, chassées par des vagues de sécheresse et par la guerre. De violents conflits éclatent. Dans les années 1990 et 2000, des heurts se produisent également entre Arabes et Zaghawa. Cela commence parfois par de petites histoires de vols de chameaux, mais finit très vite avec des morts de chaque côté.

Ces conflits fonciers ont été mal gérés par le pouvoir central de Khartoum, qui n’a pas su y mettre un terme, et a fait preuve de partialité en se rangeant plutôt du côté des Arabes. Appauvris et sans terres, ceux-ci pouvaient apparaître aux yeux du gouvernement soudanais comme plus faciles à contrôler que les élites traditionnelles du Darfour. Khartoum a voulu faire de ces Arabes nomades des affidés lui permettant de contrôler la région. C’est parmi eux que furent recrutées les milices Janjawid pour faire face aux rebelles.

Les Janjawids ne comptent que des Arabes dans leurs rangs ?

Non, il n’y a pas que des Arabes, et surtout, il n’y a pas tous les Arabes… Mais les Janjawid sont majoritairement composés d’Arabes nomades qui comptent sur le conflit pour acquérir du pouvoir et des terres. Ils veulent l’autonomie de leurs chefferies traditionnelles, des droits fonciers, du développement et tout ce qui leur permettrait d’accéder à davantage de pouvoir politique et à un niveau social plus élevé. Pour l’instant, au lieu de rejoindre la revendication collective que porte la rébellion, qui n’a jamais cessé de parler au nom de tous les Darfouriens et pas seulement des non-arabes, ils ont choisi de se mettre du côté de Khartoum.

Les Janjawid sont-ils complètement contrôlés par le gouvernement soudanais ?

Ils ont toujours bénéficié d’une certaine autonomie, mais globalement ils sont placés sous le contrôle du pouvoir central. Cette relation ne va pas sans heurts : les Janjawid se sentent de plus en plus instrumentalisés par le gouvernement et tendent aujourd’hui à négocier des cessez-le-feu séparés avec les rebelles, voire à rejoindre la rébellion. D’un autre côté, des témoignages font état de plus en plus mauvais rapports entre les Janjawid et l’armée soudanaise, qui parfois s’oppose à certaines de leurs exactions en protégeant les civils, et globalement vit mal leur manière de faire la guerre. Le gouvernement soudanais a instrumentalisé des conflits locaux pour recruter et contrer les rebelles. Ces derniers ont fait la même chose pour recruter des troupes au sein de populations qui était déjà souvent constituée en groupes d’auto-défense et cherchaient à acquérir des armes pour faire face aux Janjawid.

Comment est-on passé de cette séquence de conflits locaux à la guerre qui depuis ravage le Darfour à une échelle bien plus massive ?

La guerre commence vraiment en avril 2003 quand les rebelles de la SLA et du JEM, déjà confrontés à des attaques aériennes, mènent un raid éclair sur la capitale du Darfour Nord, El-Fasher, occasionnant de fortes pertes matérielles : ils parviennent à détruire les avions Antonov et les hélicoptères qui se trouvent sur l’aéroport. Pour le pouvoir, c’est une véritable humiliation. C’est à ce moment-là que le gouvernement décide de faire appel massivement aux milices Janjawid et de les armer, en leur donnant carte blanche pour réprimer la rébellion. Les Janjawid se déplacent à cheval et à chameau, mais aussi en voiture, et ils portent souvent des uniformes de l’armée. Très souvent, l’armée proprement dite les accompagne par voie terrestre et les soutient par des bombardements aériens.
D’avril 2003 à la mi-2004, les milices et l’armée s’attaquent ainsi massivement aux villages non-arabes du Darfour, accusés en bloc, à tort ou à raison, de soutenir la rébellion.

Les Arabes, y compris ceux qui ont des sympathies envers la rébellion, sont à ce moment-là rappelés vers « leur » camp. Le conflit devient alors de plus en plus bipolaire : des identités « arabe » et « non-arabe » se cristallisent, même si certains groupes arabes résistent tant bien que mal aux pressions du pouvoir central.

Les rebelles, en particulier le groupe de Minni Minnawi, accentuent le clivage entre Arabes et non-Arabes en nettoyant et déplaçant certains villages arabes qui se trouvent dans leurs zones, alors même que leurs habitants n’ont pas nécessairement participé aux exactions des Janjawid. Les rebelles et les civils non-arabes reconnaissent qu’ils ont aussi une responsabilité dans la cristallisation ethnique qui s’est produite.

Pour le gouvernement, cette campagne de contre-insurrection s’avère plutôt contre-productive. Elle permet aux groupes rebelles de recruter facilement parmi les civils victimes d’attaques. C’est à ce moment-là que la rébellion est passée de quelques centaines d’hommes à plusieurs milliers, peut-être 10 000 en 2004, un nombre qui est resté relativement stable depuis.

Quel est l’impact de cette campagne sur les populations civiles ?

C’est durant cette première phase du conflit que la violence est la plus forte, et que l’on compte l’essentiel des morts. Aujourd’hui, certains font comme si la violence n’avait jamais diminué et continuent de multiplier des estimations du début du conflit, en arrivant ainsi à des chiffres de 400 000 morts. Des estimations plus sérieuses, comme celles du Centre de recherches sur l’épidémiologie des désastres de l’université de Louvain, en Belgique, comptent un peu plus de 130 000 morts liés au conflit entre septembre 2003 et juin 2005. La violence directe est la cause de 26 % de ces dècès (41 000), les autres facteurs étant des maladies ou la malnutrition, souvent liées à des déplacements forcés.

Ceci dit, le décompte des morts n’est pas forcément la meilleure manière de rendre compte de l’impact de ce conflit. Les Janjawid et l’armée ne tuent pas systématiquement les civils. Tuer sert à terroriser les populations, mais n’est pas nécessairement un but en soi. Le plus souvent, ils cherchent à pousser les civils à la fuite pour que la rébellion perde son ancrage local. Mais les Janjawid cherchent aussi à piller, activité dont ils tirent une grande partie de leurs revenus : vols d’animaux, de biens sur les marchés… Des viols sont commis mais il n’existe pas, comme on a pu l’entendre parfois, de volonté de recomposition ethnique de la population par ce biais. C’est surtout une « arme de guerre » pour terroriser et humilier les civils.

Les groupes rebelles du Darfour sont-ils soutenus par le Tchad ?

Au départ ce n’était pas le cas. Dès le début des années 1990, des Zaghawa du Darfour qui ont soutenu Idriss Déby dans sa prise de pouvoir contre la dictature d’Hissène Habré lui ont demandé son aide contre le Soudan. Mais le président tchadien a systématiquement refusé parce qu’il avait aussi reçu, à l’époque, le soutien d’Omar El-Béchir, avec lequel il souhaite conserver de bonnes relations… Quand la guerre commence en 2003 et que les Zaghawa soudanais désertent l’armée tchadienne pour nourrir les rangs de la rébellion contre le régime de Khartoum, Idriss Déby se retrouve coincé entre ses soutiens zaghawa -y compris dans son premier cercle familial- et son allié traditionnel soudanais. Déby essaie alors de s’opposer aux groupes rebelles du Darfour. Il envoie des troupes au Soudan pour combattre la SLA et le JEM, mais ses propres soldats refusent de combattre d’autres Zaghawa. Le gouvernement soudanais lui tient rigueur de cette incapacité à mettre au pas son propre groupe ethnique et à contrôler sa frontière. A partir de 2005, le Soudan commence à soutenir systématiquement les rebelles tchadiens. En décembre 2005, le régime de N’Djaména subit une attaque surprise à Adré, à la frontière. A partir de là, le Tchad commence à changer de position, et à soutenir les rebelles du Darfour. Mais beaucoup d’entre eux résistent à la volonté du Tchad de les mettre à son service pour protéger sa frontière : ils n’ont pas envie de se battre pour Idriss Déby, ils veulent se battre pour leur propre compte. Certains rebelles du Darfour, en particulier le JEM, font la guerre pour le Tchad, mais c’est une guerre parallèle, dont l’enjeu n’est plus vraiment le Darfour mais plutôt le maintien au pouvoir de Déby.

Il faut distinguer d’une part la guerre du Darfour, et de l’autre, l’affrontement entre les deux Etats par l’intermédiaire de groupes rebelles et de milices. C’est ce dernier conflit qui entraîne aujourd’hui une contamination du sud-est du Tchad par des affrontements semblables à ceux du Darfour, avec des attaques de villages par des milices locales qu’on appelle aussi « Janjawid » alors même qu’elles ne viennent pas toutes du Soudan et ne sont pas uniquement composées d’Arabes. La communauté internationale et les médias, ont une vraie responsabilité du fait de l’analyse simpliste qu’ils conduisent de ce conflit tchadien comme d’un pur conflit entre « Africains », donc indigènes, et « Arabes », forcément étrangers. Le risque de cette simplification, c’est justement le transfert d’un conflit global arabe/non arabe du Darfour vers le Tchad. Idriss Déby a très bien su rebondir sur la simplification médiatique en se posant en victime d’une tentative d’arabisation. C’est une façon pour lui de masquer les problèmes internes du Tchad, à commencer par l’absence de démocratisation.

Après la période de grande violence de 2003, que s’est-il passé ?

La pression internationale a été très forte, notamment pour obtenir l’entrée des ONG au Darfour. Un cessez-le-feu est décrété en avril 2004. Mal appliqué, il a quand même des effets indéniables. La présence de l’Union africaine et d’organisations humanitaires internationales a contribué à contenir la violence. Les patrouilles de la Commission du cessez-le-feu de l’Union Africaine, comprenant des représentants des rebelles et du gouvernement de Khartoum, ne pouvaient qu’observer et rapporter les violences, mais cela a joué un rôle dissuasif par endroits. Les bombardements aériens ont nettement diminué à partir de la mi-2004.
Le 5 mai 2006, le gouvernement soudanais et certains mouvements rebelles signent les accords de paix d’Abuja, qui prévoie le désarmement des belligérants et l’insertion de combattants rebelles dans l’armée soudanaise, une meilleure représentation des rebelles au sein du pouvoir central et régional, de l’argent pour la reconstruction et l’indemnisation des victimes, la mise en place d’un processus de réconciliation entre les différentes communautés… Le problème n’est pas tant le contenu de cet accord que son application, et le fait qu’il n’ait été signé que par une seule faction rebelle, la branche de la SLA conduite par Minni Minnawi a signé le texte. L’autre faction, dirigée par son rival four Abdelwahid Mohamed Ahmed Al-Nour, s’y refuse. Les Américains, qui ont parrainé l’accord, ont cru en Minnawi et en sa force militaire sur le terrain, et n’ont pas pris en compte l’existence d’autres leaders plus fiables. A partir du moment où Minnawi signait, plus personne ne voulait le faire : considéré comme l’un des leaders rebelles les plus abusifs, il est impopulaire et contesté en interne.

Après Abuja, le gouvernement soudanais arme les signataires, en particulier Minnawi, et leur demande de se battre contre les non-signataires. Les rebelles de Minnawi s’en prennent violemment aux civils four et même zaghawa. Ils deviennent en quelque sorte des Janjawid non arabes, armés par le gouvernement soudanais dans les mêmes conditions que les Janjawid.
A l’été 2006, Minnawi est défait par les non-signataires. L’armée soudanaise entre alors dans la zone rebelle et essuie une lourde défaite en septembre 2006, sous les assauts conjoints du JEM et des factions non-signataires de la SLA, essentiellement un groupe qu’on appelle le G19.

A partir de là, commence la troisième phase du conflit du Darfour : le gouvernement soudanais redonne carte blanche aux Janjawid. Mais ces milices sont aujourd’hui beaucoup plus réticentes à se battre contre les rebelles, convaincues depuis la négociation d’Abuja, que le gouvernement ne fait rien pour soutenir réellement leurs revendications propres. Ils exigent de plus en plus de garanties de Khartoum, notamment d’être réellement intégrés à l’armée, et pas seulement d’en recevoir des uniformes.
Comment les accords d’Abuja s’articulent-ils au précédent accord de paix signé entre le gouvernement soudanais et la rébellion de John Garang ?
La difficulté, notamment du point de vue des Etats-Unis qui ont patronné les deux accords, est que les revendications des rebelles du Darfour sont limitées par l’accord signé à Naivasha, au Kenya, en 2005 pour mettre fin au conflit entre le Nord et le Sud qui durait depuis plus de vingt ans. Faire entrer plus de Darfouriens dans le gouvernement soudanais comme le souhaitent les rebelles implique de remettre en cause la répartition des pouvoirs concédée à Naivasha entre le parti au pouvoir, le Congrès national d’Omar El-Béchir, et la SPLA. Les Sud-Soudanais y sont réticents, tout comme les Américains.

L’envoi d’une force internationale pilotée par l’ONU permettrait-elle
d’améliorer le sort des civils ?

Qu’est-ce que les casques bleus pourront faire de plus que l’Union africaine ? Ils auront peut-être un mandat un peu plus large pour protéger les civils, un meilleur équipement, mais cela ne suffira pas à mettre fin à l’insécurité généralisée à laquelle tous les groupes armés – y compris de simples milices tribales qui s’affrontent parfois entre elles — participent aujourd’hui.
Sans compter l’instrumentalisation qui peut être faite de la présence de troupes de l’ONU au Soudan : le régime ne manquerait pas de présenter cette intervention en une attaque occidentale contre l’islam et les Arabes, avec les risques que cela peut entraîner pour les humanitaires occidentaux déjà présents sur place, et donc pour les civils qui dépendent de l’aide humanitaire… Omar El-Béchir essaie de se montrer à son opinion intérieure comme un leader nationaliste, musulman, du tiers-monde, qui résiste aux diktats de la puissance américaine. C’est rentable au niveau de son image nationale et dans le monde arabe. L’enjeu du Darfour est finalement presque secondaire dans cette optique.

Depuis un an, en s’opposant aux casques bleus, le régime soudanais à réussi à focaliser toutes les énergies et le débat sur le Darfour là-dessus. Or ce n’est pas un conflit que l’on résoudra par une force de maintien de la paix. Il faut arrêter de voir le conflit du Darfour comme la simple succession d’attaques de milices armées contre des civils. C’est un conflit entre un gouvernement qui a essuyé des défaites et a répondu par la violence, et une rébellion très efficace, mais qui n’a pas gagné la guerre et ne peut aujourd’hui prétendre renverser le gouvernement. Il n’y a pas d’autre solution que de relancer un processus politique. La leçon de l’échec d’Abuja, c’est d’abord qu’il faut cesser de « choisir » parmi les rebelles et de jouer une faction contre toutes les autres. Seuls des rebelles unis seront en mesure de négocier une paix satisfaisante.

L’émission de mandats d’arrêt par la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre de responsables soudanais peut-elle permettre d’apaiser le conflit ?

Au début du conflit, la communauté internationale s’est déchargée de son devoir d’agir en obtenant une large ouverture du Darfour aux humanitaires et en chargeant la CPI de juger les crimes commis. Mais ni l’action humanitaire ni la justice internationale ne peuvent résoudre un conflit en cours : ce n’est pas leur rôle. La CPI est très attendue par les populations non-arabes du Darfour, mais elle peut avoir un effet secondaire dangereux pour la réconciliation future des communautés. Certains groupes ethniques vont se sentir mis à l’index lorsqu’un de leurs chefs traditionnels ou politiques sera accusé par la CPI. Une des manières de contrebalancer cet effet peut être de ne pas juger seulement les exactions des Janjawid, mais de s’intéresser rapidement à celles commises par les rebelles, en particulier Minni Minnawi.

Quelles sont les ONG aujourd’hui présentes au Darfour et que peuvent-elles y faire ?

Elles sont très nombreuses : on compte plus de 80 ONG et 13 agences de l’ONU. Contrairement à ce qui a été dit, les ONG ne se sont pas retirées du Darfour, à l’exception de Médecins du Monde. Elles continuent au contraire de mener des programmes ambitieux bien qu’après l’accord d’Abuja, elles ont décidé de ne plus se rendre, pendant plusieurs mois, dans certaines zones jugées trop dangereuses, et où les humanitaires ont eux-mêmes été victimes de violences. Les plus gros problèmes ont été rencontrés au camp de Gereida, le plus grand camp de déplacés au monde avec environ 130 000 personnes, dans une zone contrôlée par des factions rebelles en principe fidèles à Minni Minnawi. Deux ONG qui y travaillaient, Oxfam et Action contre la faim, ont été prises pour cible. Un vol de voitures a dégénéré en violences contre les expatriés. Un viol a été commis. Certaines ONG se sont alors retirées de Gereida, et seulement de Gereida. Seul le CICR est resté dans le camp et continue à nourrir la population.

L’ouverture de corridors humanitaires depuis le Tchad, annoncée par Bernard Kouchner, pourrait-elle améliorer la situation sur le terrain ?

Une fois de plus, c’est une proposition humanitaire pour une situation de guerre qui ne se résume pas à une crise humanitaire. En fait, c’est une idée qui vient quatre ans trop tard. En 2003, au début du conflit, quand le gouvernement soudanais restreignait l’accès du Darfour aux humanitaires, on aurait pu envisager de passer par le Tchad, comme on passait par le Kenya pour venir en aide au Sud-Soudanais. Mais les pressions internationales ont permis une ouverture aux humanitaires jamais vue auparavant, et le déploiement d’une opération de grande ampleur qui a pu peu à peu accéder, depuis Khartoum et les zones gouvernementales, à la quasi-totalité des populations du Darfour. Après Abuja, cet accès a diminué, non en raison de restrictions gouvernementales, mais de craintes des ONG quant à leur propre sécurité, justifiées par une augmentation sensible des incidents les visant. A ce moment-là, on aurait pu penser à un corridor passant par le Tchad pour venir en aide aux civils qui survivent en dehors des camps, dans la zone rebelle du Darfour Nord, frontalière du Tchad. Mais aujourd’hui, on se rend compte qu’il est de nouveau possible d’accéder à cette zone depuis la zone gouvernementale, et que les risques n’y sont pas si importants que ce qu’on avait cru. Passer par le Tchad présente en revanche d’autres risques : le gouvernement pourrait interpréter un tel corridor comme une entorse à sa souveraineté et limiter en retour l’accès humanitaire en zone gouvernementale. D’autre part, le Tchad lui-même est loin d’être sans risques : les ONG y sont proportionnellement davantage victimes d’attaques – dont le but est essentiellement de voler des voitures – qu’au Darfour. Plus grave, depuis 2006, des villes tchadiennes qui sont des bases importantes pour les humanitaires, comme Abéché, Adré, Goz Beïda, Koukou Angarana, et même la capitale, N’Djaména, ont été attaquées par des groupes rebelles tchadiens – au Darfour, les rebelles n’ont plus attaqué de villes gouvernementales importantes depuis la mi-2003. Non seulement la présence de forces françaises n’y change rien, mais le fait qu’elles soutiennent ouvertement le régime d’Idriss Déby fait au contraire courir des risques aux humanitaires français présents sur place. Si la France veut avoir une crédibilité dans ses propositions sur le Darfour, elle ferait bien de faire preuve de plus de neutralité au Tchad. Et plus généralement, si la France veut se montrer généreuse envers le Darfour et ses habitants, elle peut le faire facilement en accordant l’asile politique aux nombreux Darfouriens qui échouent chez nous et sont systématiquement soupçonnés d’être des immigrés économiques. J’ai rencontré dans les zones rebelles du Darfour des gens qui avaient traversé le Sahara puis embarqué sur des barcasses en Méditerranée avant de se faire arrêter à Malte puis renvoyer en Libye.Si Bernard Kouchner veut vraiment aider les Darfouriens, il ne devrait pas abandonner l’asile politique au fameux ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale.

Propos recueillis par Florence Brisset-Foucault

Chronologie

1987-1989 : Permière guerre entre Arabes et Four, terminée par une conférence de paix dont les résolutions ne seront jamais vraiment appliquées. Des mouvements d’opposition darfouriens commencent à s’organiser.
Avril 2003 : Deux mouvements rebelles darfouriens, le JEM et la SLA, se coordonnent et attaquent El-Fasher, la capitale du Darfour Nord. Campagne de contre-insurection extrêmement violente : le gouvernement donne carte blanche aux Janjawids.
Juillet-Septembre 2004 : Résolutions du Conseil de sécurité (1556 et 1564) qui menace Khartoum de sanctions et déploiement de la force de l’Union africaine (7000 hommes).
Mars 2005 : Le Conseil de sécurité saisit la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité.
5 mai 2006 : Signature des accords d’Abuja, entre le gouvernement et une faction de la SLA. Ces derniers attaquent les non-signataires. Reprise des violences.
11 septembre 2006 : Les factions non-signataires défont les forces gouvernementales à Am Sidir, au Darfour Nord.
Avril 2007 : Khartoum accepte la venue de 3000 casques bleus.


Voir en ligne : www.mouvements.asso.fr