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PALESTINE

Les boucliers humains

Lundi 13 novembre 2006, par Alain Gresh

A nouveau, la presse parle de « boucliers humains » et de l’utilisation par les combattants palestiniens de femmes et d’enfants pour se protéger. Avec une différence pourtant entre 2000 et 2006 :... petit à petit, c’est la version israélienne du conflit qui s’impose.
L’histoire se répète.

Alors que l’armée israélienne poursuit ses offensives meurtrières à Gaza, dans l’indifférence des pays européens et avec l’aval affirmé de Washington, resurgit un débat qui avait éclaté dans les premiers mois ayant suivi l’éclatement de la seconde Intifada, à la fin septembre 2000. A nouveau, la presse parle de « boucliers humains » et de l’utilisation par les combattants palestiniens de femmes et d’enfants pour se protéger. Avec une différence pourtant entre 2000 et 2006 : nos médias semblent bien plus enclins aujourd’hui qu’hier à accepter ce terme de « boucliers humains » utilisé par les responsables israéliens. Petit à petit, c’est la version israélienne du conflit qui s’impose.
Avant de revenir sur quelques aspects de ce qui se passe à Gaza, je voudrais proposer quelques pages écrites en ouverture de mon livre Israël-Palestine, vérités sur un conflit (Hachette), paru en septembre 2001, et qui abordent ce problème des « boucliers humains ».

« Est-ce ratiociner que de se demander d’où venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyre ? [...] Est-ce faillir, oui, que de suggérer que la brutalité insensée de l’armée sud-africaine, cette débauche et cette disproportion des moyens employés étaient une réponse à ce qu’il faut appeler une déclaration de guerre des Noirs ? » Ces mots, s’ils avaient été écrits au lendemain des émeutes de Soweto de 1976, qui virent se soulever la jeunesse des townships d’Afrique du Sud, auraient définitivement discrédité leur auteur...

Or ce texte, Bernard-Henri Lévy l’a écrit dans Le Point du 13 octobre 2000. On lisait ainsi : « Est-ce ratiociner que de se demander d’où venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyre ? [...] Est-ce faillir, oui, que de suggérer que la brutalité insensée de l’armée israélienne, cette débauche et cette disproportion des moyens employés étaient une réponse à ce qu’il faut appeler une déclaration de guerre des Palestiniens ? » Des dizaines de jeunes de moins de 18 ans, parfois des enfants, furent tués durant les premières semaines de la seconde Intifada. Et Bernard-Henri Lévy se demande ce qu’ils faisaient en première ligne. Se serait-il posé la question si ces jeunes avaient été bosniaques ou tchétchènes ?
Quelques semaines plus tard, Bernard-Henri Lévy « rectifie » légèrement le tir, si l’on peut dire, à la suite d’un voyage en Palestine : « Un argument que je n’utiliserai plus, reconnaît-il, après avoir entendu des mères palestiniennes me dire, comme toutes les mères du monde, leur folle angoisse quand, à l’heure de la sortie de l’école, elles ne voient pas rentrer leur fils : "les enfants délibérément mis en avant, sciemment transformés en boucliers humains, etc." » Mais il ajoute que le petit Mohamed El Dourra, cet enfant dont la mort a été filmée en direct par les caméras de télévision, a été tué par « une balle "perdue" », non par « le tir ciblé d’un soldat juif assassin d’enfants » (Le Point, 24 novembre 2000). Ainsi, Bernard-Henri Lévy a besoin de faire le voyage en Palestine pour comprendre que les mères palestiniennes ne hurlent pas de joie quand tombent leurs enfants, que les Palestiniens sont, tout simplement, des êtres humains ?
L’Histoire joue parfois de drôles de tours, comme le prouve cette anecdote. La manifestation a été très dure. Les affrontements se sont prolongés. À l’issue d’une journée d’émeutes, on relève 9 morts et 44 blessés graves. Sur ces derniers, 18 sont âgés de 8 à 16 ans, 14 ont entre 16 et 20 ans. La presse dénonce alors ces parents qui se servent de leurs enfants comme « boucliers humains » ou qui les envoient au casse-pipe alors qu’eux restent tranquillement à la maison. Ces faits se passent bien en Palestine, mais en... novembre 1945 à Tel-Aviv. Les manifestants étaient alors des juifs qui protestaient contre les restrictions de l’immigration. Davar, le quotidien de la centrale syndicale juive (la Histadrout) publia une caricature qui lui coûta une interdiction d’une semaine : un médecin, aux côtés d’enfants blessés sur leur lit d’hôpital, dit à un collègue : « Bons tireurs, ces Anglais ! Des cibles si petites, ils ne les ratent pas ! »
Cet épisode a été rapporté par Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem, dont l’équipe a filmé en direct la mort du petit Mohamed El Dourra. Bernard-Henri Lévy aurait-il écrit à l’époque que les jeunes manifestants avaient été tués par une « balle perdue » ? Et que signifie sa formule « soldat juif assassin d’enfants » ? Une semonce à tous ceux qui critiquent l’armée israélienne : vous seriez porteurs d’un antisémitisme camouflé, vous propageriez les pires clichés de l’antisémitisme, des juifs « buveurs du sang des enfants ». Si notre « philosophe » avait tout simplement lu la presse israélienne, il aurait su que, oui, des soldats israéliens tuent délibérément, y compris des enfants.

La journaliste israélienne Amira Hass a publié ce dialogue insensé avec un tireur d’élite de l’armée israélienne : « On nous interdit de tuer les enfants », explique-t-il en parlant des ordres de sa hiérarchie. Mais il ajoute :« Vous ne tirez pas sur un enfant qui a 12 ans ou moins. Au-dessus de 12 ans, c’est autorisé. C’est ce qu’ils nous disent » (Le Monde, 24 novembre 2000). L’organisation israélienne de défense des droits humains Betselem, s’appuyant sur les chiffres mêmes de l’armée israélienne, a montré que dans les trois quarts des incidents les plus mortels, entre le début de l’Intifada et le 15 novembre 2000, on n’avait décelé aucune présence de tireurs palestiniens (International Herald Tribune, 14 décembre 2000). La presse a mentionné les nombreux cas où des Palestiniens, oui, des enfants, avaient été délibérément tués alors que la vie des soldats n’était nullement en danger. Le refus de l’armée d’ouvrir des enquêtes sur la plupart de ces cas encourage évidemment un tel comportement. Tout au long de la seconde Intifada, ces pratiques ont perduré : selon Amira Hass, à la mi-juin 2002, 116 enfants ont été tués à Gaza, 253 en Cisjordanie. Et une enquête d’un autre journaliste israélien Joseph Algazy, du quotidien Haaretz, a révélé le cauchemar de dizaines de Palestiniens de 14, 15 ou 16 ans battus, maltraités et même, pour certains, torturés dans les prisons israéliennes.

Retour à Gaza aujourd’hui. Commençons par quelques chiffres, bruts, sans âmes, mais parlants. Selon des statistiques recueillies par Patrick O’Connor, dans son article du 4 novembre, « Israel’s Large-Scale Killing of Palestinians Passes Unreported », entre le 29 mars 2006 (date de l’entrée en fonction du gouvernement dirigé par le Hamas) et le 3 novembre, 491 Palestiniens ont été tués par les Israéliens contre 19 Israéliens tués par les Palestiniens, un ratio de près de 26 Palestiniens pour 1 Israélien. Depuis le 1er juillet, ce ratio est de 76 Palestiniens pour 1 Israélien.

Mais il s’agit de terroristes rétorquera-t-on et c’est l’argument qu’a utilisé le premier ministre Ehud Olmert devant le parlement, le 30 octobre, affirmant que l’armée israélienne avait tué 300 « terroristes » à Gaza. L’organisation des droits humains israélienne B’Tselem a répondu que,, effectivement, l’armée israélienne avait tué 294 Palestiniens à Gaza depuis l’enlèvement du caporal Gilad Shalit entre le 26 juin et le 27 octobre. Mais, ajoute-t-elle, plus de la moitié - 155 personnes dont 61 enfants - sont des civils qui ne participaient pas aux combats.

Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, a lancé le 3 novembre un appel à Israël « pour qu’il fasse preuve de la plus grande retenue, n’épargne aucun effort pour protéger les civils et à s’abstienne d’aggraver une situation déjà grave ». Il a appelé également les militants palestiniens à « cesser le lancement de roquettes contre des cibles civiles israéliennes ». En réponse à cette déclaration, le porte-parole du département d’Etat, Sean MacCormack, a répliqué, le 3 novembre, que la situation à Gaza était provoquée par l’action des terroristes et qu’Israël ne faisait que se défendre.

On notera les déclarations particulièrement « langue de bois » du porte-parole du ministère français des Affaires étrangères le 2 novembre : « Nous avons noté la poursuite de l’opération israélienne dans le nord de la bande de Gaza qui, à notre connaissance, a provoqué la mort de onze personnes. Nous rappelons qu’il est indispensable d’éviter l’escalade et de réduire les tensions. La situation qui prévaut aujourd’hui à Gaza est très préoccupante. Cela renforce d’autant plus la nécessité d’une relance du processus de paix. » Elles sont confirmées le lendemain : « Nous nous sommes déjà exprimés à plusieurs reprises, notamment, sur la situation dans la bande de Gaza. Hier encore, nous avons rappelé que nous étions préoccupés par cette situation et que nous appelions évidemment chacun à la retenue pour éviter l’escalade. La France souhaite relancer le processus de paix, et, vous le savez, est prête à y contribuer. Nous considérons en effet que ce ne sont pas les actes de violence qui permettront de résoudre le conflit. » Le plus étonnant dans ces déclarations, qui évitent de condamner le gouvernement israélien, c’est que les responsables français ne semblent pas mesurer à quel point elles discréditent le discours occidental sur les droits humains, la démocratie, la justice, etc. et qu’elles apportent de l’eau au moulin des forces les plus extrémistes.

Pour conclure, voici la traduction intégrale du texte d’Ahmed Youssef, conseiller du Premier ministre Ismaïl Haniya paru à la veille de l’actuelle escalade dans le New York Times du 1er novembre et intitulé « Pause for Peace » (Une pause pour la paix, reproduit dans International Herald Tribune, du 2 novembre). J’avais déjà signalé une autocritique d’un responsable du Hamas intitulée « Pitié pour Gaza » dans un blog précédent. Si l’opinion de Youssef ne représente sans doute qu’un des courants à l’intérieur de l’organisation islamiste, il me semble intéressant de l’écouter et surtout de l’entendre.
« Ici à Gaza peu de gens rêvent de paix. Pour l’instant, la plupart osent seulement rêver d’une absence de guerre. C’est pourquoi le Hamas a proposé une trêve de longue durée durant laquelle les peuples palestinien et israélien pourront négocier un paix durable. »

« Une trêve se dit en arabe "houdna". Couvrant dix années, elle est reconnue par la jurisprudence musulmane comme un accord à la fois légitime et contraignant. Une houdna va au-delà de la conception occidentale du cessez-le-feu et contraint les parties à utiliser cette période pour chercher une résolution durable et non-violente de leurs différences. Le Coran trouve un grand mérite dans ces efforts pour promouvoir la compréhension entre les peuples. Alors que la guerre déshumanise l’ennemi et rend plus facile le fait de tuer, la houdna donne l’occasion d’humaniser les opposants et de comprendre leur position avec le but de résoudre les conflits qu’ils soient inter-tribaux ou internationaux. »

« Une telle conception - une période de non guerre mais de résolution seulement partielle d’un conflit - est étrangère à l’Occident et a été accueillie avec beaucoup de suspicion. Beaucoup d’Occidentaux à qui j’ai parlé se demandent comment on peut arrêter la violence sans résoudre le conflit. »

« Je dirais, pourtant, qu’un tel concept n’est pas aussi étranger qu’il y paraît. Après tout, l’Armée républicaine irlandaise (IRA) a arrêté ses actions militaires pour libérer l’Irlande du Nord sans reconnaître la souveraineté britannique. Les républicains irlandais continuent d’aspirer à l’unité de l’Irlande libre de la tutelle britannique, mais veulent utiliser pour cela des moyens pacifiques. Si on avait obligé l’IRA à renoncer à sa vision d’une Irlande réunifiée avant de négocier, la paix n’aurait jamais prévalu. Pourquoi demander plus aux Palestiniens, alors que l’on sait que l’esprit de notre peuple ne le permettra jamais ? »

« Quand le Hamas s’engage sur un accord international, il le fait au nom de Dieu et donc tient sa parole. Le Hamas a respecté ses précédents engagements concernant un cessez-le-feu comme les Israéliens le reconnaissent à contre-coeur en notant "au moins le Hamas fait ce qu’il dit". »
« La proposition de houdna n’est pas une ruse, comme certains l’affirment pour renforcer notre appareil militaire, pour gagner du temps pour mieux s’organiser, ou pour renforcer notre contrôle de l’Autorité palestinienne. Les mouvements politiques fondés sur la foi en Algérie, en Egypte, en Irak, en Jordanie, au Koweït, en Malaisie, au Maroc, en Turquie et au Yémen ont utilisé la tactique de la houdna pour éviter l’extension d’un conflit. Le Hamas se conduira aussi sagement et honorablement. »

« Nous, les Palestiniens, sommes prêts à une houdna pour mettre un terme immédiat à l’occupation et pour commencer une période de coexistence pacifique durant laquelle les deux parties n’utiliseront aucune forme d’agression ou de provocation militaire. Durant cette période de calme et de négociation, nous pourrons aborder des questions importantes comme le droit au retour et la libération des prisonniers. Si les négociations échouent à déboucher sur une solution durable, alors la prochaine génération de Palestiniens et d’Israéliens auront à décider de prolonger ou non la houdna et de rechercher une paix négociée. »
« Il ne peut y avoir de solution globale du conflit aujourd’hui, cette semaine, ce mois-ci ou même cette année. Un conflit qui suppure depuis aussi longtemps peut toutefois être résolu durant une décennie de coexistence pacifique et de négociations. C’est la seule solution de rechange raisonnable à la situation actuelle. Une houdna conduira à la fin de l’occupation et créera un espace et le calme pour résoudre les problèmes en suspens. »
« Peu de gens de Gaza rêvent. Pour les derniers six mois il est même difficile de dormir. Mais l’espoir n’est pas mort. Et quand nous osons espérer, voilà ce que nous voyons : une houdna de dix ans durant laquelle, si Dieu le veut, nous apprendrons à rêver de paix. »

*Article publié sur le blog de Alain gresh, membre de la rdaction du Monde diplomatique


Voir en ligne : www.blog.mondediplo.net