Au Proche-Orient, ni le pire ni le meilleur ne sont jamais sûrs. Mais ce qui s’est passé à Doha, capitale du Qatar, mercredi à 3 h du matin, est un événement historique.
L’accord mettant fin, à cet instant-là et pour le moment, à la crise politique qui déchirait le Liban depuis dix-huit mois (et bien plus en fait), contient pour l’Occident une rude leçon : ses amis affaiblis à Beyrouth ont dû plier sous la poigne du Hezbollah et de ses alliés - Amal, l’autre parti chiite, et les chrétiens de Michel Aoun. Le parti de Dieu va entrer dans le gouvernement, sans poser les armes, avec une minorité de blocage.
Drôle de défaite pourtant : elle est saluée partout, sauf en Israël qui s’est épuisé dans une guerre contre le Hezbollah il y a moins de deux ans. L’Iran de l’imam Khamenei, dont la direction du parti islamiste libanais admet la tutelle politico-religieuse, et la Syrie son alliée, se sont félicités de l’accord de Doha. Mais la France a applaudi aussi, et aux Etats-Unis le sous-secrétaire d’Etat, David Welch, a approuvé « cette étape nécessaire et positive ». Alors que George Bush continue (la semaine dernière encore à Jérusalem) à dénoncer le Hezbollah comme une « organisation terroriste » ! Mais le Texan obstiné est sur le départ.
Si les rivaux de Beyrouth ont accepté un compromis dont les termes étaient dictés par l’opposition depuis des mois, c’est que leurs tuteurs (Téhéran et Damas, d’un côté, Washington et Paris dans son ombre, de l’autre) ont donné leur feu vert. Pourquoi cette sorte d’unanimité ?
Le Palestinien Rami Khouri, professeur à l’Université américaine de Beyrouth et l’un des meilleurs analystes de la région, avance cette hypothèse : ce développement extraordinaire est peut-être bien l’émergence du « premier condominium américano-iranien non dit dans le monde arabe ».
Après la « révolution du cèdre » de 2005, les Etats-Unis et leurs amis avaient voulu, par l’intermédiaire de l’ONU, obtenir le désarmement du Hezbollah. Tâche impossible, sauf reddition. Et il y a dix jours, le parti islamiste a démontré qu’il pouvait, par la force, imposer sa volonté au gouvernement qui prétendait le priver de son réseau téléphonique autonome.
Mais les militants chiites ont utilisé leurs armes. Il y a eu à peu près 80 morts. Les tensions intercommunautaires sont montées instantanément au rouge. Les dirigeants du Hezbollah ne sont pas fous. Ils savent qu’ils ne peuvent pas imposer leur contrôle sur le Liban contre plus de la moitié de la population. Ils ont donc accepté un accord, qui leur est très favorable, avec des adversaires en état de faiblesse. Un pouvoir à deux faces va se mettre en place, dont chaque camp sera soutenu par les grands parrains de la région : l’Amérique et l’Arabie d’un côté, l’Iran et la Syrie de l’autre.
Dans l’immédiat, l’arrangement de Doha va permettre l’élection, dimanche sans doute, du général Michel Souleiman, chef de l’armée, neutre dans les incidents récents, à la présidence de la République. Il est chrétien maronite, il a été nommé à son poste quand les Syriens dominaient le Liban, il s’entend assez bien avec tout le monde. Le général était le candidat de compromis sur lequel tous les partis s’étaient mis d’accord à la fin de l’an passé. Mais l’opposition, dominée par le Hezbollah, avait posé une condition : avant le vote de l’assemblée, le parti de Dieu voulait l’assurance qu’il contrôlerait un tiers des portefeuilles ministériels, ce qui lui permettrait d’opposer son veto aux décisions du gouvernement qui lui déplairaient. Il posait cette exigence depuis qu’il avait retiré ses ministres en novembre 2006 : il voulait alors - comme la Syrie - s’opposer à la formation du tribunal international qui doit juger les assassins de l’ancien premier ministre sunnite Rafic Hariri. Et il voulait protéger ses armes.
Compte tenu du rapport des forces à Beyrouth, les médiateurs arabes, emmenés par le Qatar, ont accepté les conditions du Hezbollah. L’actuelle majorité aura seize ministres, l’opposition onze, et le nouveau président pourra en désigner trois. Le parti de Dieu obtient le pouvoir d’obstruction qu’il vouait. Il demandait en outre, en vue des élections de l’an prochain, une nouvelle loi électorale dans l’espoir d’augmenter sa représentation. Des discussions acharnées ont duré jusqu’au petit matin d’hier : Saad Hariri, le fils pâlot du chef du gouvernement assassiné, voulait sauver un maximum des 19 sièges de députés de Beyrouth, qu’il contrôle tous aujourd’hui.
Est-ce un hasard si l’arrangement du Qatar est tombé le jour même où Ehoud Olmert annonçait que des négociations « indirectes » (mais deux délégations sont à Ankara) ont commencé avec la Syrie grâce aux bons offices de la Turquie ? Cette nouvelle approche a été fortement encouragée par les Etats-Unis. Au même moment, des tractations sérieuses continuent au Caire pour tenter d’aboutir à un cessez-le-feu à Gaza, et les contacts discrets avec le Hamas se multiplient.
Naturellement, tout peut basculer à nouveau dans le fracas des armes. Mais des marchandages croisés sont en cours. Et aux Etats-Unis, Barack Obama (qui n’est pas le candidat du Hamas !) dit sans le dire, tout en le pensant très fort, que toutes les voies diplomatiques doivent être empruntées pour calmer le jeu au Proche-Orient. Et pour sortir d’Irak.