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PALESTINE

Le nationalisme palestinien face à ses nouveaux défis

Lundi 22 septembre 2008, par Jean-François Legrain

En l’absence de toute avancée dans la négociation bilatérale israélo-palestinienne, la population de Cisjordanie et de la bande de Gaza, à la mi-2008, n’en finit pas de payer le refus du président de l’Autorité palestinienne d’autonomie (AP), Mahmoud Abbas, de son mouvement Fath, du gouvernement israélien et de la communauté internationale de permettre au mouvement islamiste Hamas d’exercer le mandat reçu lors des élections du Conseil législatif d’autonomie de janvier 2006.

Après avoir contribué en 2006-2007 à la métamorphose d’un chaos déjà ancien en une guerre civile par groupes armés interposés, chacun, à son niveau, a participé à la déconstruction des mécanismes mis en place ces trente dernières années pour la défense tant politique qu’identitaire de la « Palestinité ». Ainsi, soixante ans après la nakba (l’expulsion de la majorité des Palestiniens de ce qui devenait Israël) et plus de quarante ans après l’occupation militaire de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, les Palestiniens sont confrontés aux conséquences de l’échec du projet de libération et de construction étatique porté par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

La construction nationale

La construction d’une identité palestinienne peut être tracée dès les dernières années de l’Empire ottoman, en termes d’identité plus arabe que proprement palestinienne à l’époque. La guerre de 1967, en entraînant l’effondrement des rêves panarabes du nassérisme alors dominant, constitua le véritable déclencheur d’un double phénomène que l’on peut qualifier de « palestinisation » caractéristique de la construction nationale palestinienne contemporaine : « palestinisation » de l’identité avec incidence sur le mot d’ordre politique à travers l’apparition de la revendication de souveraineté nationale sur une terre dorénavant construite en territoire et identifiée comme palestinienne et plus seulement comme arabe ; « palestinisation » du politique et du militaire avec l’émergence des Palestiniens comme acteurs autonomes sur la scène arabe, évolution qui se traduisit institutionnellement par la prise de contrôle de l’OLP par le Fath de Yasser Arafat et la transformation de celle-ci de simple organisation instrumentalisée par les États arabes en cadre de construction et d’expression de l’unité nationale. Dans les deux cas, l’OLP a constitué la structure porteuse du projet et responsable de sa mise en œuvre.

Face à l’immigration juive croissante puis à l’injonction internationale de partage, la terre -ou plutôt la quête de sa récupération dès 1948- a ainsi été de facto placée au cœur même de la construction nationale palestinienne. En effet, si la terre figure bien, dès l’origine, au cœur du discours palestinien, ce n’est qu’en tant qu’espace de vie particulier à une fraction du « peuple arabe ». La Palestine a, certes, une géographie -son extension mandataire- mais ne fait pas l’objet d’une appropriation autonome ni ne figure comme base d’une identité nationale.

Cependant, confronté au quotidien de la privation de souveraineté sur cette terre, que ce soit éloigné en diaspora ou maintenu sous occupation, confronté aussi aux pressions internationales dans une logique affichée comme se résumant à « la terre contre la paix », le peuple palestinien a poursuivi et mené à son terme identitaire et politique un processus qui est allé de la délimitation de sa terre en territoire à son appropriation symbolique, pour en arriver à une renonciation raisonnée d’une partie du territoire construit au prix de la récupération de l’autre part.

Cette construction de la terre de Palestine en territoires partagés, palestinien et israélien, a donné naissance tant à une identité nationale palestinienne différenciée de l’ensemble arabe qu’à l’élaboration d’un programme politique et militaire exprimé, in fine, en terme de revendication d’un État (dawla) national dans une Palestine partagée. Le nationalisme conçu en termes de qawmiyya, appartenance au qawm (nation) arabe, base de la revendication palestinienne d’avant 67, devenait un nationalisme exprimé en termes de wataniyya, lié à la patrie (watan) palestinienne.

Ces métamorphoses du nationalisme palestinien opérées sous la contrainte de la dispersion et de l’occupation ont été menées sous l’égide de l’OLP et tout particulièrement de Yasser Arafat. Sa conquête du pouvoir remonte à la fin des années 1960 quand Fath, le mouvement de guérilla qu’il dirigeait, après s’être imposé sur le terrain a pris le contrôle de l’OLP. Au nom de la palestinisation de la défense de la cause palestinienne, Arafat a réussi à faire de l’agence fondée par la Ligue arabe en 1964 son outil de pouvoir au niveau international (reconnaissance de l’OLP en tant qu’unique représentant légitime du peuple palestinien par le sommet arabe de Rabat en 1974 qui permet à l’organisation d’obtenir la même année un siège d’observateur à l’ONU) et régional (concurrence avec la Jordanie qui s’achève en juillet 1988 par la rupture des liens administratifs et légaux entre les deux rives du Jourdain proclamée par le roi Hussein).

Ce n’est qu’ensuite, doté d’une assise militaire, diplomatique et financière (sa diplomatie lui ayant permis de s’approprier une partie de la rente pétrolière), que le Fatha, via l’OLP, a pu s’imposer en Palestine même où le mouvement se trouvait jusqu’alors confiné à des cercles la plupart du temps clandestins. A partir de là, Arafat a présidé, depuis Beyrouth puis Tunis, à la mise en place d’institutions, expression non territorialisée d’un quasi État, avant de prendre en charge l’autonomie, depuis Gaza et Ramallah mais dans une grande continuité avec l’exil.

La fin de non-recevoir internationale

Loin de constituer une simple étape vers l’indépendance et l’État, l’Autorité intérimaire d’autonomie (AP) mise en place à partir de 1994 s’est transformée de facto en non-État permanent, faute d’engagement réel de la communauté internationale à faire appliquer sa propre légalité. En effet, refusant de se donner les moyens de réaliser sa priorité affichée - la coexistence pacifique entre deux États sur le territoire de la Palestine du mandat britannique -, la communauté internationale porte la responsabilité la plus grande dans cet échec.

Ces dernières années, le thème de « l’échec d’Oslo » est devenu un lieu commun pour évaluer l’impasse dans laquelle se trouve la mise en œuvre de la création d’un État palestinien au côté d’Israël maintenue comme objectif affiché de la communauté internationale. Mais qualifier « Oslo » de « processus de paix » ne relève-t-il pas d’une approche idéologique biaisée dès le départ, un mythe élaboré pour masquer la réalité du renoncement de la communauté internationale à faire appliquer sa propre légalité à travers un alignement de facto sur le fait accompli israélien ? Dès le début des années 1990, en effet, au sortir de la seconde guerre du Golfe et à la veille de l’effondrement de l’Union Soviétique, les États-Unis avaient su imposer au monde une bonne part des exigences israéliennes.

Renonçant à la convocation d’une conférence internationale sous l’égide des Nations unies, organisme doté de mécanismes de contrainte, et basée sur « l’ensemble de leurs résolutions pertinentes », la communauté internationale avait alors accepté d’apporter sa caution à de simples forums bilatéraux parrainés par les États-Unis et (nominalement) par l’Union Soviétique ; les négociations multilatérales étaient, quant à elles, consacrées aux questions qui ne touchaient en rien à la souveraineté, aux frontières et à la fin de l’état de guerre, domaines exclusivement réservés au bilatéral. En stricte continuité avec la conférence de Madrid de 1992 et les diverses négociations israélo-palestiniennes issues de l’accord d’Oslo de 1993, la conférence d’Annapolis de 2007 et l’actuelle « feuille de route » internationale font de la légalité internationale (restitution des territoires occupés par la force, droit des réfugiés, etc.) l’objet de la négociation, négociation censée une fois encore s’exercer en l’absence de tout mécanisme de contrainte, les États-Unis et leurs partenaires n’étant que de simples « facilitateurs ».

Par une savante exploitation des politiques inaugurées après le 11 septembre 2001 dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et leurs alliés, l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon a su faire du « processus de paix », à l’image de son désengagement unilatéral de Gaza de 2005, le moyen d’éviter le processus politique de fond avec les Palestiniens.

La dislocation

Dans un tel contexte, faute d’avoir pu déboucher sur une construction étatique indépendante, les différents processus de « palestinisation » se trouvent aujourd’hui confrontés à des processus que l’on peut qualifier à leur tour maladroitement de « dépalestinisation » dans les domaines tant politiques qu’identitaires.

L’échec de la libération et du projet étatique peut ainsi être rendu directement comptable de la « dépalestinisation » du politique avec le recours de plus en plus fréquent aux médiations arabes pour tenter de résoudre les tensions internes palestiniennes. Ces tout dernières années, l’Égypte, avec l’implication quasi quotidienne du chef de ses services de renseignements, Omar Suleiman, tient la première place au palmarès de ces médiations ; organisatrice à répétition de réunions interpalestiniennes, elle joue le rôle tout à la fois de médiatrice entre forces palestiniennes et d’émissaire auprès des Israéliens.

L’Égypte peut ainsi se féliciter d’avoir joué ce rôle de médiation avec la signature en mars 2005 de « l’Accord du Caire », base du « Document d’entente nationale » de juin 2006 et de l’Accord de La Mecque de février 2007. L’Accord du Caire préconisait la réactivation et la réforme de l’OLP avec l’intégration dans ses rangs de l’ensemble des forces politiques palestiniennes d’aujourd’hui, dont les islamistes. Plus récemment, l’Égypte intervient entre Hamas et Israéliens sur le dossier de l’échange de prisonniers lié au caporal fait prisonnier à la frontière avec Gaza et sur celui de la « trêve ».

L’Arabie saoudite, pour sa part, a joué un rôle de tout premier plan début 2007 ; reprenant le dossier de la médiation interpalestinienne des mains égyptiennes et syriennes, elle parvint à La Mecque à sceller entre les plus hauts responsables de Fath et de Hamas un accord sur la constitution d’un Cabinet d’union nationale. Plus récemment, Qatar, dans le cadre d’une présence arabe renouvelée et fort de ses relations économiques et politiques déjà anciennes avec Israël et de ses contacts avec certains dirigeants de Hamas, affichait en février 2008 la volonté de jouer le médiateur dans l’obtention d’une trêve (sans résultat tangible en juin).

Le Yémen, enfin, hébergeait en février-mars 2008 des réunions Fath-Hamas avec une implication directe du président Abd Allâh Sâlih ; le 23 mars, une « proclamation de Sanaa » était acceptée mais des interprétations divergentes empêchaient toute avancée avant qu’une relance ne soit annoncée début juin. Mise à l’écart tant par l’Égypte que par l’Arabie saoudite (sans oublier les États-Unis) et dépourvue de toute proximité avec l’Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas, la Syrie peine, quant à elle, à faire de l’hospitalité offerte au leadership extérieur de Hamas et du Jihad islamique une carte maîtresse dans le jeu régional et international.

Faute de pouvoir s’entendre sur leur programme politique et sa mise en œuvre, les Palestiniens ont ainsi à faire face à un retour des politiques de tuteurs, le président Mahmoud Abbas et l’Arabie saoudite, le Premier ministre démissionnaire Ismail Haniyya et Qatar (sans oublier le rôle de l’Iran même si celui-ci est souvent surestimé pour des raisons de concurrence politique). L’entente nationale et le règlement israélo-palestinien échappent dorénavant quasi totalement aux Palestiniens et la Palestine redevient la caisse de résonance des intérêts arabes contradictoires comme ce fut le cas avant 1967 avec l’OLP de la Ligue arabe et dans les années 1970 et au début des années 1980 avec certaines organisations de guérilla, simples mandataires d’États de la région. De tels phénomènes de « dépalestinisation » sont, par ailleurs, entretenus par le rêve israélien (et international) d’un retour de l’Égypte à Gaza et de la Jordanie hachémite en Cisjordanie sans que la question nationale palestinienne ait été réglée.

La « dépalestinisation » concerne, dans certains cas, l’identité elle-même. Le recours aux médiations arabes n’a pas entraîné le retour des idéaux du panarabisme et de l’arabité éternelle même si la conscience de l’appartenance à un ensemble arabe (et musulman) se trouve ravivée. Le réinvestissement de certaines références islamiques, en revanche, se fait chez certains au détriment de la palestinité. À la différence de Hamas (et même du Jihad islamique) qui gèrent dans une mesure certaine l’héritage du nationalisme de l’OLP, des groupes plus ou moins importants semblent aujourd’hui vouloir gommer, voire nier, la palestinité avec le maniement, pour certains, du takfîr et, pour d’autres, du piétisme a- ou anti-national.

Le takfirisme consiste à considérer un musulman non pratiquant comme un infidèle (kâfir) ; cette qualification implique alors soit de prendre ses distances (faire « hégire » à l’image du Prophète qui quitta La Mecque pour Médine) avec la société impie en formant des contre-sociétés pieuses comme ce fut le cas en Égypte dans les années 1970 avec la « Société des musulmans » (Jamâ’at al-Muslimîn) plus connue sous le sobriquet Takfîr wa Hijra, soit d’éliminer physiquement l’impie (comme le pratiquent, par exemple, les groupes qui se revendiquent d’al-Qaïda).

Dans le sud de la bande de Gaza, chaykh Mahmûd Jûda et sa Jamâ’at al-Muslimîn (Société des musulmans) opèrent ainsi aujourd’hui depuis la mosquée al-Taqwa de Rafah en référence au groupe égyptien. D’autres, partisans d’une pratique traditionaliste de l’islam conforme à leur appréhension de la pratique des Salaf, les « Pieux compagnons du Prophète » dans la tradition du chaykh syrien Muhammad Nâsir al-Dîn Albânî, se retrouvent autour de Chaykh Hichâm Ibn Fahmî al-‘Arif ; animateur depuis Ramallah de la Jam’iyyat Ahl al-Sunna al-Khayriyya (Association de bienfaisance des partisans de la sunna), il publie le périodique Al-Da’wa al-Salafiyya (la Prédication salafi) sous le slogan « le retour au Coran et à la sunna selon la compréhension des Compagnons de la umma » et dirige le Centre scientifique d’Etudes de la conduite et de Recherches scientifiques (Al-Markaz al-Ilmî li-al-Dirâsât al-Manhajiyya wa-l-Abhâth al-‘Ilmiyya).

Dénonçant le nationalisme et la démocratie comme l’arme de l’occident croisé dans sa lutte contre l’islam, le Parti de la Libération islamique (Hizb al-Tahrîr al-Islâmî), longtemps confiné dans des cercles réduits et quasi clandestins, n’hésite plus ces deux dernières années à mobiliser sur la place publique pour réclamer le rétablissement d’un califat islamique universel.

L’érosion de la citoyenneté et du sentiment d’appartenance à un même peuple, cependant, s’est manifestée au printemps 2007 là où personne ne l’attendait : des rangs mêmes de Fath. En effet, loin d’une « talibanisation » de la vie quotidienne à Gaza invoquée par une partie de la presse, l’instrumentalisation de la religion à travers un discours de maniement du takfîr est venue des milieux proches de Muhammad Dahlan, conseiller militaire de Mahmud Abbas et cible de l’opération militaire de Hamas à Gaza ; elle a ensuite été reprise par la Présidence et les forces de sécurité officielles liées à Fath.

S’adressant aux « soldats, officiers et hauts responsables », un mystérieux chaykh Chakir al-Hayran s’est acclamé : « Vous êtes l’islam et ceux qui vous combattent ne sont pas l’islam. Ceux qui vous combattent sont des kharijites qui sont sortis contre votre légitimité. Bienheureux ceux qui parmi vous ont été tués par eux. » (1). Le chapeau introductif à la publication de ce texte résume à lui seul les accusations visant à priver Hamas -dont l’identité palestinienne est passée sous silence-, de sa qualité de mouvement musulman sunnite et à offrir aux forces de sécurité toute latitude religieuse pour éliminer physiquement ses membres : « Hamas et les juifs sont les deux faces de la même pièce, des troupes de collaborateurs chargés de réaliser des intérêts régionaux chiites dont l’objectif est l’anéantissement de l’autorité, la destruction de ce peuple [palestinien] en l’affamant et en le mettant à genou par la force (...) ». Les adversaires de Hamas ont, en effet, argué de l’aide financière apportée par l’Iran pour dénoncer le mouvement comme chiite ; l’accusation, par exemple, a été scandée à Gaza en janvier 2007 dans une manifestation de soutien à Muhammad Dahlan.

La position de Chaykh Hayran a fait l’objet de la condamnation de plusieurs autorités religieuses dont Chaykh Muhammad Husayn, le mufti de Jérusalem, qui la qualifie de « véritable appel à la fitna », la « guerre civile », cette « séduction » qui met la foi à l’épreuve. Cette stratégie de discours visant à faire passer ceux de Hamas pour des tenants du takfirisme contre lesquels Fath et la Présidence constitueraient le rempart de l’islam sunnite le plus ouvert est néanmoins adoptée par Mahmud Abbas lui-même et par ses proches. Dans son adresse au Conseil central de l’OLP du 20 juin 2007, le Président Abbas s’attache ainsi à nier le caractère politique des récentes décisions de Hamas pour en faire le fruit d’une approche erronée de l’islam dans le but d’ériger à Gaza un « émirat d’obscurantisme et de sous-développement ».

Sous le leitmotiv « Pas de dialogue avec les putschistes, les meurtriers et les terroristes », il accuse Hamas d’avoir prémédité « un plan pour diviser Gaza et la Cisjordanie et établir un émirat, un mini-État, contrôlé par un seul groupe, ses fanatiques et ses fondamentalistes », plan « sur lequel se sont mis d’accord les dirigeants du Hamas à Gaza et à l’étranger, avec des éléments régionaux », l’Iran étant ici visé. Lors d’un discours à Djakarta le 22 octobre 2007, il semble néanmoins revenir sur cette stratégie et affirme que Hamas fait bien partie du peuple palestinien.

Conclusion : Hamas ou le nationalisme porté à son paradoxe

Dans un contexte d’échec de la libération et de la construction étatique, les Palestiniens se trouvent ainsi confrontés au défi d’une certaine dislocation du lien national. En effet, tandis que le processus de palestinisation initié plusieurs décennies plus tôt semble être parvenu à un certain degré d’achèvement avec la constitution par l’électorat lui-même d’un « parti » politique « national », des processus de dépalestinisation se manifestent et s’amplifient dans les domaines tant politiques qu’identitaires.

De tels phénomènes auraient logiquement été attendus de la part des concurrents traditionnels du nationalisme palestinien qui, tout aussi logiquement, aurait dû incarner l’achèvement du processus de palestinisation qu’il avait porté. Il n’en est rien et c’est là que réside le paradoxe de la situation actuelle : le « parti » « national » constitué par l’électorat au delà des localismes et des liens du sang en 2006 n’est pas le mouvement de libération nationale porteur et cadre du processus de palestinisation mais son concurrent le plus puissant longtemps dénoncé comme l’ennemi de la construction nationale. Une telle réalité constitue donc une solide invitation à revoir l’approche la plus commune de Hamas.

Les solidarités qui ont permis à la société palestinienne de se construire sont fondées sur les liens du sang élargis à un localisme étroit dont les limites ont été dessinées dès le XVIIIe siècle. La négation de leur droit à l’indépendance a ensuite conduit les Palestiniens à faire de cet ethnolocalisme le principal instrument de protection face aux menaces que l’occupation faisait peser sur l’individu et la société. L’ensemble de la vie sociale palestinienne s’inscrit ainsi traditionnellement dans ces espaces restreints que sont le quartier ou la ville, le village ou le groupe de villages, ou encore le camp de réfugiés : la quête de l’épouse et l’entraide dans le travail, la mobilisation politique et la défense des intérêts du groupe face aux agressions extérieures et au Prince.

A tort ou à raison, le pouvoir central est en effet perçu depuis l’empire Ottoman comme distinct de la société. Il doit donc s’imposer avant de faire l’objet d’une allégeance en échange de laquelle chaque espace attend emplois et subsides dans un système que la sociologie désigne comme néopatrimonialiste. Par le jeu des familles et des clans, chacun de ces espaces se reconnaît ainsi dans des notables chargés de défendre ses intérêts auprès du centre qui leur demande en retour d’assurer la stabilité du jeu.

Yasser Arafat avait parfaitement compris le fonctionnement de ce système politique éprouvé et les premières élections des membres du Conseil législatif d’autonomie en janvier 1996 avaient été l’occasion de sa mise au jour. Il jouait de ses rouages avec maestria même si, au nom d’une approche prétendument « moderne » du politique, l’affiliation idéologique et partisane était censée constituer l’alpha et l’oméga de la mobilisation. Tandis que le mouvement avait boycotté le scrutin de 1996, Hamas s’est investi dans celui de 2006.

Plus que la victoire du mouvement islamiste elle-même, attendue même si son ampleur a pu surprendre, c’est le mode de mobilisation dont l’électorat a témoigné à son égard qui rend fondamentalement compte de la nouveauté de la situation : en effet, tandis que les électeurs inscrivaient leur soutien - amoindri - aux forces nationalistes et aux indépendants dans les logiques claniques et localistes de leur tradition, ils accordaient à Hamas une victoire affirmée et dégagée des solidarités de l’ethnolocalisme. Le choix du vote islamiste en 2006 apparaît bien, en effet, comme le fruit d’une décision avant tout individuelle.

Aucune sociologie particulière ne permet de distinguer les bureaux qui ont accordé la victoire aux islamistes de ceux qui la lui ont refusée ; non seulement les divisions entre espaces traditionnels de solidarité n’ont plus de sens mais des divergences sont même apparues entre bureaux d’une même localité ou même entre stations d’un même bureau. Le vote islamiste gomme ainsi les différences enracinées dans les identifications ethnolocalistes. Il conduit, par exemple, l’électeur d’un village à éventuellement voter pour un candidat citadin, un réfugié des camps ou même un villageois originaire d’un espace de solidarité longtemps perçu comme rival, faisant ainsi front commun avec les « autres » dans une même allégeance à une liste politique qu’il constitue en véritable « parti ».

Faire de cette victoire celle d’un mouvement de libération nationale au discours religieux constituerait un contresens. L’électorat, en tous cas, ne s’est jamais trompé sur l’identité de son mouvement de prédilection ni sur la mission dont il le chargeait. L’engagement politique et militaire de Hamas constitue bien un élément conjoncturel de son histoire et Hamas demeure fondamentalement un mouvement de re-socialisation religieuse dont le modèle est celui de l’Association des Frères musulmans d’où il est issu.

Fondée en Égypte à la fin des années 1920, l’Association a développé depuis les années 1940 en Palestine tout un réseau caritatif (écoles, dispensaires, clubs de sport, etc.) dévoué à la prédication (da’wa). Longtemps restée à l’écart de la lutte nationale, l’Association s’est retrouvée quasiment contrainte à fonder le Mouvement de la résistance islamique-Hamas (Harakat al-Muqâwama al-Islâmiyya) comme gage de sa participation à la première Intifada de 1987 quand la population s’était tout entière mobilisée contre l’occupation, transformant sa résistance jusque là passive (sumûd) en une résistance active (muqâwama).

La pratique alors manifestée par Hamas lui a permis de sceller la réconciliation entre la religion (dîn) et le patriotisme (wataniyya), jusque là monopolisé par les nationalistes (wataniyyîn), convainquant la population jusqu’à s’assurer auprès d’elle un soutien massif. Son patriotisme démontré, le mouvement s’est ensuite périodiquement retrouvé à devoir passer du recentrage sur ses activités traditionnelles de charité et de prédication à la surenchère politique et militaire.

Lors des élections législatives de 2006, l’électorat lui a confié la mission de lutter contre la corruption, l’anarchie et le chaos sécuritaire pour lui épargner la guerre civile à travers la construction d’institutions « saines » ; il attendait également la réaffirmation des revendications de libération nationale, de retour des réfugiés et de libération des prisonniers, les concessions portées par Fatah ces dernières années s’étant révélées sans résultat positif. Mais cette demande adressée à Hamas par l’électorat palestinien n’est pas celle adressée aux mouvements de libération nationale.

Les mouvements de libération nationale, en effet, font de la récupération du territoire le fondement de leur action et la base de l’unité nationale par delà la dispersion géographique. La désillusion territoriale enfantée par la mise en œuvre d’Oslo a logiquement fait vaciller leur emprise sur la société palestinienne. Dans le même processus, elle a désigné Hamas comme leur seul héritier légitime d’autant plus facilement que le mouvement avait su intégrer le patriotisme en islamisant ses référents tout en s’associant à la lutte armée pour ensuite y jouer un rôle prééminent.

Hamas ne gomme pas le territoire mais le place à un autre niveau que ne le font les mouvements de libération. Ce n’est pas la terre de Palestine du début du siècle -elle n’est plus- ni la Palestine raisonnée en territoires partagés qui, ainsi, est mise en avant, même si toutes deux habitent son discours, mais une Palestine eschatologique bénie de Dieu de toute éternité. La revendication de sa libération, dès lors, n’est pas celle d’une libération immédiate : la destruction d’Israël, de toute façon, constitue une « inéluctabilité coranique ». En revanche, dans le respect de l’islam et de sa conception du jihad et au nom du principe de la nécessaire défense de l’intérêt général de la communauté musulmane, le plus grand pragmatisme politique est requis (d’où le sérieux des propositions de trêve avancées à maintes reprises par les plus hauts responsables de Hamas).

Devant l’impossibilité de recouvrer le territoire, le lien social se trouvant lui-même menacé avec le développement de l’anarchie et du chaos sécuritaire, le référent religieux pouvait alors fonctionner comme un recours efficace. Faisant de la Palestine non plus la source de l’identité mais le lieu de son épanouissement, le mouvement islamiste, fort de son vaste réseau associatif, caritatif et cultuel, pouvait apparaître comme le lieu « naturel » de la réponse à apporter à la désintégration sociale et à l’absence de libération nationale. Plus que la lutte armée, en tous cas, le retour à la religion apparaît bien dans la littérature de Hamas comme l’expression privilégiée du jihad et jamais Hamas n’a fait de ses opérations militaires l’expression d’une stratégie de libération.

L’islam devient ici le fondement de l’identité de l’individu comme de la société. Immédiatement disponible, il permet la reconstruction, dès aujourd’hui, de l’unité du groupe qui n’est plus conditionnée par le retour préalable au territoire. Par ailleurs, dans un contexte d’interventions extérieures permanentes (l’occupation militaire en constituant l’une des formes), l’islam apparaît comme le dernier rempart mais aussi le dernier espace de souveraineté.

Ainsi, prenant très pragmatiquement en compte l’impossibilité actuelle d’atteindre la libération nationale, l’électorat s’est détourné de ceux qu’elle avait investis de cette tâche et a chargé Hamas de construire les institutions censées lui permettre de gérer l’attente de la libération tout en le préservant de ses maux de corruption et violence interne. Si la Palestine demeure bien l’horizon, elle constitue également le cadre et la limite du combat de Hamas à la différence des mouvements jihadistes internationalistes.


1) Avec le sunnisme et le chiisme, le kharijisme constitue historiquement l’une des trois branches principales de l’islam. En 657, lors de la bataille de Siffin, qui opposa les partisans de ‘Ali, gendre du Prophète et quatrième calife, à ceux de Mu’awiyya, gouverneur de Damas et futur premier calife omeyyade, certains « sortirent » (kharajû, d’où le nom qui leur fut attribué) des rangs après avoir condamné un arbitrage accepté par ‘Ali. Les kharijites sont traditionnellement considérés comme une branche puritaine de l’islam. Dans son acception contemporaine, la qualification de « néo-kharijites » par leurs opposants désigne des groupes qui pratiquent le takfîr (anathématisation, excommunication). Qualifiant les membres de Hamas de « kharijites » et de « néo-kharijites », Chaykh Hayran affirme que verser leur sang est licite puisqu’ils ont quitté l’islam.


Voir en ligne : www.info-palestine.net