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Le mouvement altermondialisation et les forums sociaux

Vendredi 14 janvier 2005, par Gustave MASSIAH

1. Le processus des forums, un espace de dialogue ou une sorte de mouvement des mouvements ?

Les forums mondiaux et continentaux sont des espaces et des moments privilégiés du mouvement altermondialisation. Le mouvement altermondialisation ne se résume pas aux forums mondiaux et continentaux, même si ceux-ci y jouent un rôle éminent. Les forums rythment le mouvement et sont la représentation de son autonomie. Le mouvement, bien plus largement, est constitué par l’ensemble des luttes et des résistances, des pratiques sociales, des débats et des recherches, des créations intellectuelles et artistiques qui s’inscrivent dans la perspective de l’altermondialisation. Cette perspective peut être résumée par le refus des inégalités et des discriminations, la mise en cause dans cette situation des effets de la mondialisation néolibérale, l’affirmation d’un autre monde possible et l’engagement dans sa construction.

L’affirmation du mouvement altermondialiste polarise les autres mouvements et les réoriente ; dans ce domaine les forums jouent un rôle essentiel. Il existe bien une tension entre la préservation de « l’ouverture » et les exigences de progression et d’approfondissement. Ce n’est pas forcément une contradiction même si la gestion de cette tension peut se révéler difficile. Le mouvement est par définition ouvert et divers, les modes de progression sont multiples ; ce sont les modes d’expression de positions partielles qui sont plus difficiles à régler, surtout si elles sont affirmées, à travers les forums, comme représentatives des positions de tous.

2. Nouvelle culture démocratique et nouvelles pratiques politiques

La référence à la démocratie est ambivalente. Elle ne se restreint pas aux pratiques politiques. Elle renvoie à la fois à des valeurs et à un modèle de fonctionnement des institutions. Ce n’est pas une simple révérence qui viserait à conjurer les erreurs passées. La démocratie a été renvoyée au mépris avec la référence à la démocratie bourgeoise dont les limites sont évidentes mais ne suffisent pas à la disqualifier. La démocratie prolétarienne s’est réduite à la dictature de la nomenklatura. La démocratie est donc une valeur à inventer. La référence à la démocratie permet d’affirmer un choix en matière de pratiques politiques ; mais elle ne les épuise pas Une pratique politique relie une vision éthique et morale à une situation particulière. Le mouvement altermondialisation, en se définissant comme un mouvement social et citoyen doit s’emparer de l’ensemble de la question du politique.

Les nouvelles pratiques politiques sont déjà présentes. Aucune pratique sociale, individuelle ou collective, n’est dépourvue de pratique politique. D’une manière générale, tout projet de transformation sociale est porteur de déséquilibres et pose directement la question du pouvoir. L’avantage du présupposé démocratique est qu’il cherche à organiser le pouvoir en le subordonnant à des objectifs sans nier la question du pouvoir. La difficulté est d’identifier la démocratie dans la société et le fonctionnement démocratique des organisations de la transformation sociale. Il y a certes une relation très forte, la cohérence est une condition nécessaire, mais il n’y a pas identité. De nouvelles formes de démocratie sont à rechercher dans les institutions et dans les organisations. Des formes moins autoritaires et moins hégémoniques sont indispensables. La représentation même des institutions démocratiques change. Le modèle associatif reste une référence, il doit s’adapter aux nouvelles formes que prennent les organisations qui mêlent les formes collectives et les engagements individuels. Qu’est-ce qu’un fonctionnement démocratique de réseau ? C’est une des questions posées aux forums sociaux qui inaugurent de nouvelles formes d’organisations et de rencontres. Tant que les forums privilégient la forme événementielle, ces questions peuvent être surmontées en bricolant les modèles actuels. L’inscription dans la durée nécessitera des mutations et des inventions.

Pour définir la place des partis politiques dans le mouvement, il faut prendre en compte plusieurs dimensions : l’évolution de la forme-parti et sa place dans les stratégies de transformation, le débat sur les projets politiques et les stratégies qui caractérisent les différents partis, les problèmes spécifiques posés par la cohabitation entre les partis et les autres organisations, sociales et citoyennes, mais néanmoins politiques. Une réponse générale n’est donc pas toujours pertinente. C’est là qu’il faut distinguer les forums dans le mouvement altermondialisation. Pour le mouvement, dans son ensemble, les partis font partie de la société, ce sont après tout des associations analogues à d’autres. Ce sont des formes d’organisation où des personnes se réunissent "pour faire société", ce qui est la définition de l’association. Ce sont des associations d’un type particulier, comme toutes les associations d’ailleurs. Elles ont ceci de spécifique qu’elles sont liées à la prise du pouvoir d’état et ont un monopole de représentation dans la démocratie représentative. Le fait de les désigner comme association permet de les banaliser pour donner plus d’épaisseur au débat politique et stratégique.

Les questions portées, in fine, par les partis, sur la prise et le contrôle de pouvoir, dans et par l’Etat, tout en faisant partie du débat en restreignent la portée. Elles ne facilitent pas l’émergence d’une nouvelle culture politique à partir de la diversité du mouvement. Surtout si doit s’imposer dans le mouvement l’idée qu’il faut choisir entre différents partis. D’autre part, parce que les conceptions dominantes dans les partis restent, par rapport aux autres mouvements, celles des courroies de transmission dans la mesure où, pour les partis, les « débouchés politiques » passent forcément, en dernier ressort, par eux. Le schéma classique du débouché politique ou de l’absence de ce débouché renvoie à un jeu de rôle qui n’est pas toujours pertinent. En 68, en France, par exemple, il n’existait aucun parti politique relais sur la scène traditionnelle, ce qui n’a pas empêché le mouvement d’aller très loin dans son affirmation et d’assumer une capacité exceptionnelle de négociation qui n’a pas été entamée par la victoire électorale de la droite.

Dans la situation actuelle des forums sociaux, l’autonomie du mouvement par rapport aux partis est à préserver. Cette proposition qui paraît admise pour les forums sociaux mondiaux et continentaux, se pose peut-être différemment au niveau des forums sociaux locaux. Cette autonomie devrait être assurée avec un certain pragmatisme de manière à ne pas éliminer des débats une partie des questions portées par les partis et à laisser aux partis le soin de trouver la manière d’en être indirectement parties prenantes sans être représentés en tant que tels. D’autant que toute tentative de résoudre de manière juridique ou réglementaire un problème politique, même quand on peut difficilement faire autrement, se traduit par des effets secondaires souvent négatifs.

3. Quelle perspective émancipatrice pour le mouvement altermondialisation ?

Faisons l’hypothèse que le mouvement altermondialisation correspond à une rupture possible dans la longue période. C’est un moment de fortes contradictions, évidemment d’incertitudes, puisque l’avenir n’est pas déjà écrit et dépend, pour une large part, de l’intervention des mouvements anti-systémiques. Pour apprécier les perspectives émancipatrices que pourraient porter ce mouvement, il faudrait croiser deux séquences liées mais autonomes, celle de l’évolution des formes dominantes contre lesquelles se définissent les luttes et celle de l’évolution des formes des luttes qui ouvrent les nouveaux chemins de l’émancipation.

Le néolibéralisme est une des formes du capitalisme, celle qui s’impose à partir de 1979 et qui pourrait être caractérisée comme une restauration, le recours à des modalités plus brutales d’exploitation et de domination. Les résistances s’organisent contre l’exacerbation des inégalités dans chaque société et entre les sociétés. Ces inégalités sont liées aux formes de domination entre le Nord et le Sud, et dans chaque société au renforcement des discriminations. Les résistances mettent en évidence les liaisons très fortes entre l’idéologie et l’économique, entre la production et la culture.

Cette phase du néolibéralisme a succédé à une phase fordiste et keynésienne qui correspondait à un compromis social moins défavorable. Mais, mettre en évidence la dégradation de la situation, et reconnaître que les différentes formes de capitalisme ne sont pas identiques, ne revient pas à souhaiter un retour au compromis précédent qui était aussi capitaliste et libéral. Obtenir une amélioration n’est pas négligeable, il s’agit toutefois d’apprécier dans quelle mesure une amélioration partielle pourrait rendre plus difficile un changement plus fondamental. Ce sont ces appréciations qui fondent le débat stratégique.

Ce débat est en cours dans le mouvement. Il recouvre la discussion sur les propositions qui sont avancées ; des propositions réalistes et susceptibles d’être adoptées sans transformation structurelle ou des propositions pour faire avancer le mouvement, le radicaliser et pousser à des ruptures nécessaires pour ouvrir la voie à des alternatives. Encore faut-il préciser que ce n’est pas la nature des propositions et leur formulation qui permettent de caractériser une proposition comme réformiste, récupératrice ou radicale. C’est le rôle qu’elle joue dans la prise de conscience, les mobilisations, les contradictions et les rapports de force.

La discussion sur les améliorations, pour importante qu’elle soit, n’est pas celle des alternatives. Les perspectives d’émancipation sont celles qui permettraient le dépassement du capitalisme. Pour comprendre les dépassements possibles, revenons aux leçons de la période de luttes précédentes.

Le compromis social fordiste et keynésien avait été obtenu parce que le capitalisme était confronté à plusieurs défis : celui de la décolonisation, celui des luttes ouvrières et des fronts populaires, celui des révolutions soviétiques, celui du fascisme et celui de sa crise interne qui avait pris une forme exacerbée en 1929. Le bloc occidental prépare l’offensive qui sera menée à partir de 1979 : offensive contre la décolonisation en utilisant la gestion de la crise de la dette pour remettre au pas les pays du Sud ; offensive contre le bloc soviétique appuyé sur la course aux armements. Dans les deux cas, cette offensive qui s’appuie sur les manquements aux libertés et aux droits donnent du crédit à la mise en avant d’une idéologie spectaculaire des droits de l’Homme et à la confusion organisée entre marché et démocratie. Dans cette période, la question de la démocratie émerge comme une question essentielle. Les perspectives d’émancipation doivent prendre en compte les questions non résolues et les nouvelles conditions de leur déploiement. En tenant compte que le capitalisme change, du fait aussi des contestations qu’il suscite. En tenant compte aussi du fait que la question mondiale a modifié les rapports entre la question sociale et la question nationale qui a marqué la période précédente. La critique de la croissance et du productivisme dans les modèles de développement capitalistes et soviétiques donne une vigueur particulière aux nouveaux paradigmes écologistes.

Il faut aussi se demander, après la restauration de 79 à 95, ce qui reste aujourd’hui des mouvements de 68 et des années 70. Pour certains, cette période est celle de l’effondrement des valeurs traditionnelles. Pour d’autres, la montée de l’individualisme prépare la montée du néolibéralisme. Ces perceptions sont loin de l’irruption de libertés qui secoue tant de sociétés figées. Quand Marcuse interroge l’homme unidimensionnel, il relie le marxisme et la psychanalyse et ouvre la voie au renouvellement du collectif. La dénonciation du spectaculaire marchand prépare le refus de la marchandisation. Les luttes pour l’épanouissement individuel et la libération sociale des années 70, interrompues par l’offensive néolibérale et conservatrice des années 80 à 95, se prolongent en partie dans le mouvement émancipateur de l’altermondialisation et participent à l’invention des chemins de la liberté.

Mais, pour caractériser les défis du mouvement altermondialisation, il ne suffit pas de se référer aux perspectives d’émancipation. Il faut prendre en compte l’ensemble des contradictions. Rappelons cette pensée prémonitoire de Gramsci, tristement actuelle : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur, surgissent les monstres. »

4. Mouvement contre la guerre et mouvement pour le droit international

Le mouvement antimondialisation et le mouvement contre la guerre convergent car ils s’attaquent aux deux faces du même processus, celui d’une mondialisation néolibérale qui se prolonge dans l’hégémonie des Etats-Unis. Ce processus n’est pas exempt de contradictions et les instances militaires et économiques ne se confondent pas. Dans la période récente, la convergence entre les deux mouvements s’est affermie et se rejoint autour de la place centrale du droit international.

Une proposition se dégage du mouvement. L’égalité d’accès aux droits essentiels est une alternative au néolibéralisme. On peut définir des politiques économiques et sociales qui ne se résument pas au primat donné à la croissance, qui commencent par la lutte contre les inégalités et les discriminations, et qui se traduisent par un accès aux services essentiels et aux droits fondamentaux de tous ceux qui en sont exclus, dans les sociétés du Sud comme dans celles du Nord. Cette proposition s’appuie sur deux évolutions. La reconnaissance de la complémentarité entre les droits civils et politiques, d’une part, et, de l’autre, les droits économiques, sociaux et culturels, renouvelle le débat sur l’universalité des droits. Cette évolution fonde un choix stratégique sur le rapport entre développement et démocratie, entre libertés individuelles et choix collectifs. De plus, cette référence à l’égalité des droits dans chaque société s’inscrit dans une perspective internationale et donne un fondement au droit international. Le droit international, s’il est fondé sur une alternative au néolibéralisme peut être, à travers la mondialisation des droits, porteur d’une alternative à la mondialisation néolibérale. Cette orientation prend tout son sens dans la préparation du protocole additionnel sur les droits économiques, sociaux et culturels que la Conférence de Vienne de 1996 a demandé à la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies de préparer. Ce protocole, très contesté, prévoit une justiciabilité des droits et des instances de recours indépendantes.

La perspective ouverte par cette évolution est celle de l’invention d’une démocratie mondiale qui donne un sens à une mondialisation alternative. Dans l’immédiat, une des premières actions, pour aller dans ce sens, est de soumettre les Institutions Financières Internationales, notamment la Banque Mondiale et le FMI, ainsi que l’Organisation Mondiale du Commerce au droit international, au respect de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et aux accords internationaux. La démocratie mondiale et le droit international ne peuvent se construire en dehors de la lutte contre les guerres. Le débat est ouvert sur les institutions internationales, sur l’évolution des Nations Unies qui ne peuvent jouer un rôle crédible sans une réforme radicale. Le mouvement altermondialisation, en tant que mouvement citoyen mondial, se doit d’assumer ce débat.

Le mouvement citoyen mondial est porteur d’une perspective qui est confirmée par l’évolution actuelle. Il oppose le droit à la force, à la domination et à l’injustice. Le droit peut l’emporter, dans chaque société et au niveau international. Les campagnes internationales qui associent directement le Nord et le Sud proposent des alternatives dont on peut mesurer aujourd’hui la pertinence. Les choix dépendent de la mobilisation citoyenne et de sa capacité à s’inscrire dans un mouvement international, à se saisir des questions en débat, à articuler les résistances au cours libéral de la mondialisation et la construction d’un projet social. La question difficile pour le mouvement citoyen est celle de sa capacité à se situer à l’échelle des enjeux, à l’échelle du monde. Il doit pour cela construire un nouveau rapport entre les institutions publiques et les mouvements sociaux, accepter de prendre en charge la paix du monde et sa reconstruction.

Le mouvement citoyen mondial a remporté un premier succès. Les mobilisations des dernières années ont permis une prise de conscience de la réalité du monde et ont mis en évidence les inégalités et les injustices. Elles ont contribué à ouvrir des perspectives et des espoirs. Aux yeux des peuples et de l’opinion mondiale d’autres solutions sont possibles et la méfiance par rapport aux sollicitations désespérées est plus grande. Ces mobilisations ont aussi affaibli la légitimité des dirigeants du monde et les ont contraints, pour l’instant, à prendre en compte leurs limites et à ne pas adopter les solutions extrêmes. La référence au droit dans le règlement des conflits se réfère à la justice par rapport à la vengeance et à la punition collective. Cette référence au droit s’impose dans la situation et permet de préparer l’avenir.

Pour la première fois depuis bien longtemps, des mouvements citoyens se saisissent directement des enjeux mondiaux. Ils sont à la recherche de la citoyenneté mondiale, de l’opinion publique internationale, de la conscience universelle. Leur exigence intellectuelle et politique peut être déterminante. La solidarité internationale entre les peuples est une réponse à l’idée absurde, et mortelle, de la guerre des civilisations. Un progrès peut naître dans la capacité de surmonter une épreuve. Pour faire avancer la civilisation, il faut s’attaquer d’abord à la barbarie que constitue l’ordre injuste du monde.

5. l’élargissement du FSM au pays du Sud

Le mouvement altermondialisation est porteur d’une perspective qui est antagonique avec une représentation binaire et mortelle de guerre des civilisations. Il ne peut que refuser la vision de mondes fermés, homogènes et uniformisés ; de rappeler la richesse des civilisations, la diversité des peuples du monde et de leurs cultures, la complexité des situations, des géographies et des histoires. C’est en s’élargissant à l’ensemble du monde que le mouvement altermondialisation contribuera à un dépassement de la contradiction Nord-Sud

Dans le rapport entre l’ancrage historique et les nouvelles situations, plusieurs radicalités s’affirment dans les cultures du mouvement altermondialisation. Il ne s’agit pas de courants mais de références qui sont souvent partagées par les mêmes composantes. A Porto Alegre, on a vu s’affirmer une radicalité qui, pour répondre à la mondialisation libérale, propose de mettre en avant la régulation publique et le renforcement des Etats par rapport aux marchés. Cette référence très forte en Europe du Sud et en Amérique Latine mêle des conceptions différentes du rôle de l’Etat et de ses responsabilités sociales, qui vont des références marquées aux identités nationales à l’internationalisme. Une des déviations possibles est celle de la montée des nationalismes.

Une autre radicalité avance, pour répondre à la mondialisation libérale, l’importance du « pouvoir des pauvres » (en anglais, « empowerment of the poor »). Cette référence très forte dans les cultures anglo-saxonnes et en Asie met l’accent sur l’autonomie par rapport aux Etats et sur l’innovation locale et associative ; elle mêle des conceptions différentes sur le rapport aux marchés, à la régulation publique et aux institutions. Une des déviations possibles est celle du libéralisme pour les pauvres.

Une troisième radicalité avance, pour répondre à la mondialisation libérale, la nécessité de se situer dans une conception clairement anti-impérialiste et antiraciste. Cette référence, très présente dans la culture afro-asiatique qui avait donné naissance au non-alignement, mêle des conceptions très différentes sur la nature du système international, la nature des Etats et des régimes dans les pays du Sud, les références culturelles, religieuses et idéologiques. Une des déviations possibles est celle des intégrismes et des fondamentalismes qui s’épanouissent un peu partout dans le monde.

La question posée pour l’élargissement au Sud concerne aussi les conditions concrètes de la domination Nord-Sud. Quelle est la place des pays du Sud et même de leurs Etats dans les nouvelles coalitions. Comment apprécier, par exemple, les marges de manœuvre du gouvernement Lula et les conséquences des réussites et des échecs de cette expérience gouvernementale pour l’avenir du mouvement.

L’unilatéralisme et l’hégémonie américaine créent de nouvelles contradictions. Du point de vue géopolitique, cette bataille n’est pas perdue d’avance. Elle pourrait rencontrer l’intérêt de l’Europe et des grands pays du Sud.

Les pays du Sud ont intérêt à refuser tout alignement. L’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud, ont démontré sur la question des médicaments contre le SIDA qu’ils refusaient de subordonner le droit à la santé aux droits des affaires et à l’OMC. On ne voit pas pourquoi ces pays, la Chine et bien d’autres accepteraient de se laisser enfermer dans une représentation bipolaire opposant l’occidentalisme à l’islamisme. Pour les pays du Sud, un réaménagement géopolitique général s’impose qu’il faudra bien accepter de négocier. Le processus qui pourrait contribuer à une sortie positive des incertitudes repose sur quatre propositions : la réduction des inégalités sociales et la redistribution des richesses, la lutte contre les discriminations et pour la dignité reconnue, la démocratisation des Etats et la régulation publique en fonction de l’intérêt général, la démocratie participative et la consolidation de ce que l’on appelle, faute de mieux, les sociétés civiles. La négociation peut être ouverte à partir des propositions avancées par la CNUCED et les mouvements citoyens en marge des grandes conférences des Nations Unies : redistribution, fiscalité mondiale, taxation des capitaux spéculatifs, instance de recours, accès aux services de base, annulation de la dette, prévention et règlement des conflits.

L’Europe est à la croisée des chemins. Elle peut en s’alignant, et en participant à une croisade occidentale donner raison au pire. Elle peut en réaffirmant son autonomie participer pour le meilleur dans la reconstruction d’un nouvel équilibre géopolitique et dans une réforme ouverte des Nations Unies. C’est dans ces conditions qu’elle surmontera sa crise et qu’elle construira sa légitimité auprès des peuples du monde, y compris les peuples de l’Europe. Ce serait l’intérêt de l’Europe, instruite après les guerres du Golfe et du Kosovo des inconvénients de l’unilatéralisme. Pour l’instant ce n’est pas la voie qu’a choisi l’Europe, elle a toujours préféré l’alliance atlantique par rapport au Sud et elle a surtout été soucieuse de tirer profit de sa position dominante dans l’économie mondiale néo-libérale.

6. L’élargissement social des FSM

La mondialisation néolibérale a des conséquences sur les structures sociales dans chaque pays. Le mouvement altermondialisation est composé des différentes forces sociales confrontées aux conséquences des politiques néolibérales. Il comprend les peuples des pays dominés confrontés à la reprise en main qui a suivi le mouvement d’émancipation de la décolonisation, les luttes des paysanneries et des couches populaires urbaines des pays du Sud rejointes par les petites bourgeoisies délogées des structures publiques. Dans les pays du Nord, on y retrouve les pauvres et les exclus que l’approfondissement des inégalités multiplie. On y retrouve aussi les couches salariées confrontées à la précarisation et à la remise en cause des systèmes de protection sociale ; elles comprennent les ouvriers et de nombreux secteurs des bourgeoisies petites et même moyenne. On y retrouve aussi de larges secteurs des paysanneries directement concernées par les formes dominantes des marchés mondiaux agricoles.

Les forums correspondent à la dernière vague des mobilisations, celle qui dans les années 95, met en mouvement les couches salariées stables déstabilisées par les politiques de précarisation. Elle concerne aussi les formes d’organisation traditionnelles de ces couches sociales, notamment les syndicats ouvriers, employés et enseignants qui se radicalisent avec la remise en cause du compromis fordiste, que la fin de la guerre froide va achever de rendre caduc. Dans les forums, on retrouve de nouveaux mouvements, plus interclassistes avec une dominante idéologique plus forte comme les écologistes et les consommateurs. On y retrouve aussi des secteurs de la jeunesse confrontés à l’insécurité amplifiée par la faillite des systèmes scolaires et par la montée des pensées sécuritaires, de la moralisation et de la normalisation.

Pour aller plus loin, il faudrait modifier la perspective : non pas considérer que le mouvement altermondialisation commence avec les forums et doit s’élargir, mais considérer que le mouvement est déjà très large et qu’il s’agit de réussir à unifier les couches sociales qui se sont engagées à travers les forums et qui sont aujourd’hui plus visibles, avec toutes celles qui étaient déjà engagées dans le mouvement. Il ne s’agit pas d’élargir le mouvement pour qu’il soit plus gros mais de considérer qu’il doit être plus complet pour être capable de penser à l’échelle mondiale et de penser chacune des sociétés et la société mondiale dans toute leur complexité.

A ce niveau, les structures sociales restent certainement, et pour une large part, déterminantes, mais elles n’épuisent pas les représentations nécessaires à la compréhension des sociétés. Elles n’ont pas éliminées les représentations nationales ou religieuses qui restent fortement présentes et qui, même si elles ne peuvent être interprétées indépendamment des structures sociales, gardent leur autonomie. D’une manière générale, les représentations culturelles ont été sous-estimées et joueront un rôle essentiel pour l’avenir du projet de l’altermondialisation. Il faudrait aussi insister sur les formes émergentes d’expertise citoyenne qui caractérisent très fortement le mouvement altermondialisation et sur le rôle de l’expertise dans le mouvement et dans son rapport à l’opinion.

Quelques considérations stratégiques peuvent être avancées à partir de ces hypothèses. La première concerne la place des « sans » et des exclus dans le mouvement. Cette place est aujourd’hui très marginale, il est indispensable pour l’avenir du mouvement de la renforcer. Une action volontariste est nécessaire, elle passe plus par les forums continentaux et locaux ; le travail d’élargissement entamé pour le Forum social européen en direction des banlieues en est une illustration. Deux aspects doivent être soulignés. Comment définir les « sans » et les exclus à l’échelle mondiale, à travers la différence des situations et des concepts ; un pauvre en Inde, un pauvre en Afrique, un pauvre en Europe n’ont pas le même sens et n’occupent pas les mêmes positions stratégiques. Plus généralement, l’absence des exclus et des pauvres, comme celle des couches ouvrières et des producteurs seraient un handicap très difficile à surmonter pour le mouvement altermondialiste. Pour autant, il faudra revenir sur les conceptions qui donnent, à ces couches sociales, dans toutes les alliances, une centralité stratégique et un rôle dominant de plein droit. Une analyse plus approfondie du capitalisme et des sociétés capitalistes reste à faire.

La deuxième considération concerne les cultures politiques. Depuis les luttes de libération, on a pu mesurer l’importance dans les alliances des différentes dimensions sociales, culturelles et idéologiques. Cet élargissement est présent dans des nouveaux mouvements. Pensons par exemple u PT brésilien qui a réussi à faire converger, non sans difficultés mais de manière passionnante, les courants chrétiens, socialistes, communistes et libertaires. De même, comment imaginer de nouvelles alliances en Europe, en Afrique ou en Asie sans qu’y soient impliquées de larges secteurs des cultures musulmanes ou hindouistes ; et sans la nécessité pour ceux qui s’y réfèrent de revisiter leur culture pour être capables d’inventer avec d’autres, de nouveaux projets.

7. Elargissement et radicalités

Il n’y a pas forcément d’incompatibilité entre élargissement et radicalité ; l’interrogation porte sur la signification des formes de la radicalité. Cette radicalité découle d’abord de la prise de conscience d’une rupture nécessaire. Il n’y a pas d’alternative possible tant que la logique des politiques dominantes perdure. La mobilisation sociale conteste le cœur de cette politique. Elle a révélé un refus profond de cette orientation et l’apparition d’une nouvelle radicalité, c’est à dire de la prise de conscience qu’il faut prendre les choses à la racine. D’autant que dans les mouvements, individuellement et collectivement, il n’est pas difficile de faire le rapport entre l’imposition de ces politiques et la criminalisation de toute contestation, de toute révolte, de tout refus. La montée d’une nouvelle pensée sécuritaire culmine dans l’idéologie policière spectaculaire et s’affiche dans la « tolérance zéro » qui est une revendication d’intolérance.

Une fois admise la nécessité des ruptures et l’intérêt des radicalités, quelles formes peuvent elles prendre ? Elles pourraient se retrouver dans la nature des propositions. Cet aspect a déjà été abordé. Une proposition radicale ne pourrait être mise en oeuvre sans changement radical du système. Ce qui n’implique pas que seules soient bonnes à prendre les revendications impossibles à satisfaire. Tout ce qui pourra être obtenu pour une amélioration des conditions de ceux qui en sont exclus doit être recherché et toutes les luttes dans ce sens doivent être menées et soutenues. Dans l’histoire du mouvement ouvrier, on n’a jamais considéré comme antinomiques l’abolition du salariat et la revendication de l’augmentation des salaires

La radicalité pourrait être dans le projet politique et la définition des alternatives. Elle porte évidemment sur la pertinence des thèmes qui sont mis en avant. Les forums sociaux ont cet avantage considérable de mettre en discussion publique et contradictoire, en les resituant dans une pensée mondiale, tous les thèmes qui concernent la construction d’un autre monde possible. Parmi ces questions : celles des rapports de production, de la démocratie dans l’entreprise, de l’auto organisation des producteurs, des formes sociales de propriété ; celles aussi du sens du progrès et de la science, du productivisme, de l’écologie et des droits des générations futures ; Celles aussi de la nature de l’Etat, de la démocratie et de la citoyenneté ; celles des libertés et des droits ; celles de la possibilité de produire de l’égalité sans bureaucratie ; celle de la diversité et de l’universalité. La radicalité ne passe pas aujourd’hui par un schéma global explicatif qui classerait abstraitement les priorités et réduirait les théories à des dogmes.

La radicalité pourrait se réfugier dans la stratégie et se concrétiser dans les partis. La déshérence des grandes familles de la gauche ne rend pas très crédibles ceux qui s’évertuent à sommer le mouvement de choisir « le » bon programme et « la » bonne stratégie. De même que la construction continuellement rappelée d’un parti révolutionnaire ne suffit pas à offrir une perspective.

Une des propositions revient à s’en remettre à des mouvements sociaux qui seraient par nature plus radicaux et légitimement porteurs d’une parole radicale. Cette proposition se heurte à une limite : aucun mouvement n’est légitime de par sa seule composition sociale, il ne peut l’être que par la nature de son projet. Les grandes périodes de lutte sont caractérisées par la confluence des luttes ouvrières et salariales et des luttes sociétales. Un mouvement se dépasse en prenant en charge l’ensemble de la société et en assumant l’élargissement du projet à toute la société.

La radicalité ne saurait uniquement se réfugier dans les formes de lutte. La question de la violence est souvent présente. La prise de conscience et les résistances de masse sont capables de dépasser les formes minorisantes de violence et, comme on a pu le voir à Gênes, de triompher des stratégies de criminalisation du mouvement. C’est dans la convergence de toutes les formes du mouvement, dans l’articulation entre les luttes et les résistances, les pratiques sociales, les propositions, l’élaboration et le débat public que le mouvement altermondialisation sera capable de concilier élargissement et radicalité.

8. Le FSE et l’Europe

La déclinaison des forums sociaux mondiaux en forums continentaux ou régionaux ouvre une nouvelle étape. Elle permet au mouvement altermondialisation d’expérimenter un nouveau rythme et de mieux coller à des situations plus spécifiques. Elle est une des conditions du maintien de la diversité et de l’élargissement du mouvement. D’autant, que les grandes régions sont par rapport à la mondialisation dans une situation contradictoire. Elles sont dans le même temps des vecteurs de la mondialisation libérale mais elles en sont aussi des contre tendances porteuses d’alternative. Cette situation est particulièrement visible pour l’Europe. Les positions européennes défendues à l’OMC et dans les institutions financières internationales, FMI et Banque Mondiale, sont à l’avant-garde des politiques néolibérales ; l’Europe tient avant tout à défendre son rang parmi les puissances dominantes du monde. Mais dans le même temps, l’Union Européenne a mis en place des formes de régulation régionale non exempte de redistribution et a engagé certaines avancées du droit européen. De plus, elle est aujourd’hui confrontée à de nouvelles contradictions du fait de l’unilatéralisme des Etats-Unis. Ces contradictions se reportent à l’intérieur de l’Europe ouvrant une nouvelle phase de redéfinition du projet européen.

Avec le Forum Social de Florence, un nouvel enjeu apparaît, celui de la construction d’un mouvement social européen. Les mobilisations contre la guerre en Irak ont montré que ce mouvement est en phase avec l’émergence d’une opinion publique européenne. Ce mouvement social européen, s’il se constitue et se renforce, permettra d’équilibrer le poids des institutions européennes qui ont été la seule référence de construction de l’Union Européenne. Le débat sur la nature de l’Europe et sur sa place dans le monde pourra s’engager sur de nouvelles bases.