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AMÉRIQUE LATINE

La gauche et les stratégies socialistes

Jeudi 6 décembre 2007, par KATZ Claudio

Après des années de silence la discussion stratégique resurgit au sein de la gauche latino-américaine. A nouveau on analyse les orientations et les moyens d’action pour avancer vers l’objectif socialiste. Cette réflexion concerne six grands thèmes : les conditions matérielles, les rapports de forces, les sujets sociaux, la conscience populaire, les cadres institutionnels et l’organisation des opprimés.

Maturité des forces productives

Le premier débat reprend une polémique classique. Les forces productives ont-elles mûri suffisamment en Amérique latine pour entamer une transformation anticapitaliste ? Les ressources, les technologies et les qualifications sont elles suffisantes pour inaugurer un processus socialiste ? Les pays de la région sont moins préparés — mais plus pressés que les nations développées — pour entreprendre ce changement. Ils font face à des désastres alimentaires, éducatifs et sanitaires plus intenses que ceux qui frappent les économies avancées, mais ils disposent de prémisses matérielles plus faibles pour résoudre ces problèmes. Cette contradiction est la conséquence du caractère périphérique de l’Amérique latine et donc de son retard agricole, de son industrialisation fragmentaire et de sa dépendance financière.
Face à ce dilemme deux réponses traditionnelles existent au sein de la gauche : la première vise à promouvoir une étape de capitalisme progressiste, la seconde envisage d’entamer une transition socialiste adaptée aux insuffisances régionales. Dans un texte récent nous avons exposé plusieurs arguments pour cette seconde option [1].
Mais un autre débat tout aussi significatif concerne l’opportunité d’un tel choix. Après une période traumatisante de recul de la production et de crise bancaire, l’Amérique latine connaît une phase de croissance, un essor des exportations et un rétablissement des profits des entrepreneurs. On pourrait objecter que dans ces conditions on ne voit aucun effondrement qui justifierait la transformation anticapitaliste.
Mais l’option socialiste n’est pas un programme keynésien pour remonter les conjonctures récessives. C’est une plate-forme pour dépasser l’exploitation et l’inégalité qui caractérisent le capitalisme. Elle vise à supprimer la pauvreté et le chômage, à éradiquer les catastrophes environnementales, à supprimer les cauchemars de la guerre et à mettre fin aux cataclysmes financiers qui enrichissent un pourcentage infinitésimal de millionnaires au détriment de millions d’individus [2].
Cette polarisation est confirmée dans l’actuelle conjoncture latino-américaine. L’augmentation des profits et de la consommation des secteurs aisés contraste avec les indices terrifiants de la misère. Ces malheurs, qui justifient la bataille pour le socialisme, sont encore plus visibles en situation de profonde crise. Mais de telles situations d’effondrement ne constituent pas le seul moment convenant pour déraciner le système. Le tournant anticapitaliste est une option ouverte durant toute une époque et il peut être commencé à divers moments du cycle économique. L’expérience du XXè siècle confirme cette faisabilité.
Aucune révolution socialiste n’a coïncidé avec le zénith d’une crise financière. Dans la majorité des cas elle a fait irruption en conséquence d’une guerre, de l’occupation coloniale ou d’une oppression dictatoriale. C’est dans de tels contextes que les bolcheviks ont pris le pouvoir, que Mao s’est imposé en Chine, que Tito a vaincu en Yougoslavie, que les Vietnamiens ont expulsé les États-Unis et que la révolution cubaine a triomphé. Une grande partie de ces victoires a eu lieu en plein boom de l’après-guerre, c’est-à-dire durant une étape de croissance capitaliste intense. Par conséquent aucun automatisme ne fait dépendre le début du socialisme d’un effondrement de la production. Les pénuries que produit le capitalisme sont suffisantes pour préconiser le renversement de ce système à tout moment de ses fluctuations périodiques. Seuls les théoriciens du catastrophisme voient un lien indissociable entre le socialisme et la crise bancaire. Cette connexion fait partie de leur imaginaire du capitalisme, qu’ils identifient à un régime qui opère toujours au bord de son effondrement final. Dans l’attente d’un tel effondrement ils confondent tout dérèglement bancaire avec une dépression globale et tout simple reflux boursier avec un krach général. De telles exagérations ignorent le fonctionnement fondamental du système qu’ils prétendent déraciner et ne permettent d’aborder aucun des problèmes de la transition socialiste [3].

La mondialisation et les petits pays

Une des objections opposés au commencement d’un processus socialiste relève les empêchements que la mondialisation aurait créé. On prétend que l’actuelle internationalisation du capital rend impraticable un défi anticapitaliste en Amérique latine [4].
Mais où précisément se situe l’obstacle ? La mondialisation ne constitue pas une barrière pour le projet socialiste dont la portée est universelle. Le dépassement des frontières étend les déséquilibres capitalistes créant ainsi des fondements objectifs meilleurs pour dépasser ce régime.
Seuls ceux qui conçoivent la construction du socialisme comme une « concurrence entre systèmes » peuvent voir dans la mondialisation une forte adversité. Cette vision est un héritage de la théorie du « camp socialiste » que prônaient les partisans du modèle en vigueur dans l’ex-URSS. Ils pensaient dépasser l’ennemi grâce aux succès économiques successifs et à des réalisations géopolitiques, en oubliant que le capitalisme ne peut pas être vaincu sur son propre terrain de la concurrence.
Les économies périphériques — ou les moins industrialisées — en particulier ne pourront jamais triompher dans la concurrence avec les puissances impérialistes qui contrôlent le marché mondial depuis des siècles. Le succès du socialisme requiert une séquence continue de processus qui minent le capitalisme mondial. La construction du socialisme dans un seul pays (ou un seul bloc) est une illusion, qui a conduit à plusieurs reprises à subordonner les possibilités de transformation révolutionnaire à la rivalité diplomatique entre deux blocs de nations.
La présentation de la mondialisation comme une étape qui bloquerait la gestation d’autres modèles est tributaire de la vision néolibérale, qui proclame l’inexistence d’alternatives à l’orientation droitière. Mais si l’on accepte cette prémisse on doit rejeter également tout schéma de capitalisme régulé ou keynésien. Il est incongru d’affirmer que le totalitarisme de la mondialisation a enterré le projet anticapitaliste mais qu’il tolère les modalités interventionnistes d’accumulation. Si la première option a été écartée, à fortiori il ne reste pas d’espace pour les essais néodéveloppementistes. Comme en réalité la mondialisation n’est pas la fin de l’histoire, toutes les alternatives restent ouvertes. C’est seulement une nouvelle période d’accumulation qui commence, soutenue par la relance du taux de profit que les opprimés de tous les pays assurent. Ce support régressif met à l’ordre du jour la nécessité du socialisme, en tant qu’unique réponse populaire à la nouvelle étape capitaliste. Seule cette issue permettrait de remédier aux inégalités créées par l’expansion mondiale du capital dans le cadre actuel de spéculation financière et de polarisation impérialiste.
De nombreux théoriciens reconnaissent la viabilité mondiale de l’option socialiste mais questionnent sa faisabilité dans les petits pays latino-américains. Ils estiment que ce début devrait être remis à plus tard, retardé de 30 ou 50 ans — par exemple en Bolivie — afin de permettre la formation préalable d’un « capitalisme ando-amazonien » [5]. Mais pourquoi 30 ans et non 10 ou 150 ? Dans le passé ces temporalités étaient associées à des calculs concernant l’apparition de bourgeoisies nationales supposées accomplir l’étape pré-socialiste. Mais actuellement il est évident que les obstacles qui empêchent le développement d’un capitalisme compétitif dans des pays comme la Bolivie sont au moins aussi grands que ceux que rencontrerait le début des transformations socialistes. Il suffit d’imaginer les concessions qu’imposeraient les grands trusts étrangers pour participer à un tel projet et les conflits avec les majorités populaires que susciteraient de tels compromis.
La difficulté est encore plus grande si l’on conçoit le « capitalisme ando-amazonien » comme un modèle compatible avec la reconstruction des communautés indigènes [6]. Car dans tout schéma dont la concurrence marchande constitue la force motrice subsistent les agressions contre ces collectivités. Le passage au socialisme dans des pays aussi périphériques que la Bolivie est complexe, mais il est possible et nécessaire. Il implique de promouvoir une transition avec des programmes et des alliances établies dans d’autres pays de l’Amérique latine.

Quel est le rapport de forces ?

La prééminence de rapports de force favorables aux opprimés est une condition du changement socialiste. La majorité populaire ne peut s’imposer sur ses antagonistes si elle les affronte dans un rapport de pouvoirs très négatif. Mais comment évaluer ce paramètre ?
Le rapport des forces en Amérique latine est déterminé par les positions conquises, menacées ou perdues par trois secteurs : les classes capitalistes locales, la masse des opprimés et l’impérialisme nord-américain. Au cours des années 1990 on a assisté à une échelle mondiale à une offensive d’ensemble du capital sur le travail, une offensive qui s’est essoufflée ces dernières années mais qui a légué un climat défavorable aux salariés à l’échelle internationale. En Amérique latine on doit souligner plusieurs particularités. Les capitalistes ont participé activement à cette agression néolibérale, mais ils ont aussi souffert de plusieurs conséquence collatérales de ce processus. Ils ont perdu des positions concurrentielles avec l’ouverture commerciale et ont abandonné leurs défenses face aux concurrents extérieurs du fait de la dénationalisation de l’appareil productif. De plus, les crises financières ont affaibli l’establishment et ont réduit sa présence politique directe. C’est pourquoi la droite a été mise en minorité et les gouvernements de centre-gauche ont remplacé les plus conservateurs dans la gestion des États (en particulier dans le Cône Sud). Les élites capitalistes ne peuvent plus fixer impunément l’ordre du jour de toute la région. Elles ont été atteintes par une crise du néolibéralisme qui peut conduire au déclin structurel de ce projet. Le rapport des forces régional a été également modifié par les grands soulèvements populaires qui, en Amérique du Sud, ont précipité la chute de plusieurs mandataires. Les soulèvements en Bolivie, en Équateur, en Argentine ou au Venezuela ont eu des effets sur l’ensemble des classes dominantes. Ils ont constitué un défi pour l’agressivité patronale et ont poussé dans de nombreux pays à un certain attentisme face aux masses.
La combativité reste cependant très inégale. Dans certaines nations le caractère protagoniste du camp populaire est visible (Bolivie, Venezuela, Argentine, Équateur), mais dans d’autres le reflux dérivé de la déception prévaut (Brésil, Uruguay). La nouveauté, c’est le réveil des luttes collectives et étudiantes dans les pays en tête des attaques néolibérales (Chili) et dans des nations submergées par les attaques sociales et l’hémorragie de l’émigration (Mexique). Le rapport des forces est donc très variable en Amérique latine, mais dans toute la zone on observe une tonicité générale des initiatives populaires.
Au début des années 1990 l’impérialisme nord-américain était engagé dans la recolonisation politique de sa cour arrière, à travers le libre échange et l’installation des bases militaires. Ce panorama a également changé. La version originale de la Zone du libre échange des Amériques (ZLÉA, ALCA en abréviation hispanophone) a échoué du fait des conflits entre les trusts mondialisés et ceux qui restent dépendants des marchés intérieurs, du choc entre les exportateurs et les industriels et à cause du rejet populaire grandissant. La contre-offensive des Traités bilatéraux, lancée par le Département d’État états-unien, ne compense pas ce recul.
L’isolement international de Bush (effondrement électoral républicain, échec en Irak, perte d’alliés en Europe) a réduit l’espace de l’unilatéralisme et a stimulé la résurgence de blocs géopolitiques opposés aux États-Unis (comme les non alignés). Cet affaiblissement nord-américain se reflète nettement dans l’absence de réponse militaire au défi du Venezuela.
Le rapport des forces a par conséquent enregistré plusieurs changements significatifs en Amérique latine. Les classes dominantes ne comptent déjà plus sur la boussole stratégique néolibérale, le mouvement populaire a récupéré une présence dans les rues et l’impérialisme nord-américain a vu sa capacité d’intervention se réduire.
La nouvelle période
Les changements dans la domination de ceux d’en haut, dans la combativité de ceux d’en bas et dans le comportement du gendarme extérieur obligent à réviser le diagnostic traditionnel de divers théoriciens de la gauche. Cette caractérisation tendait à juger les difficultés auxquelles fait face la bataille pour le socialisme à partir du contraste entre deux étapes : la période favorable qu’avait ouvert la révolution cubaine (1959) et la phase défavorable inaugurée par la chute de l’URSS (1989-1991). Le premier cycle — révolutionnaire et anti-impérialiste — était confronté à la seconde phase de régression conservatrice [7]. Ce schéma est-il valable actuellement ?
Le climat politique que l’on respire dans de nombreux pays remet intuitivement en cause cette vision et ce sur les trois niveaux du rapport des forces. D’abord, les capitalistes locaux ont perdu la confiance agressive qu’ils affichaient au cours de la décennie précédente. A la différence des années 1970 ils ne peuvent déjà pas recourir à la solution dictatoriale. Ils se retrouvent sans instrument « golpiste » (de coup d’État) pour sortir des crises en écrasant la rébellion populaire par des assassinats massifs. Si dans divers pays le terrorisme d’État persiste (non seulement en Colombie, mais aussi sous une forme sélective actuellement au Mexique), en général l’establishment doit accepter le cadre de restrictions institutionnelles qu’il ignorait dans le passé. Cette limitation constitue une conquête populaire qui opère en faveur des exploités dans le rapport des forces.
Deuxièmement l’intensité des luttes sociales — mesurées par leur ampleur et leur impact politique immédiat — a beaucoup de points communs avec les résistances des années 1960 et 1970. Les soulèvements enregistrés en Équateur, en Bolivie ou en Argentine et les luttes étudiantes ou les rébellions locales dans toute la zone sont comparables avec les grands soulèvements de la précédente génération.
Troisièmement les difficultés d’intervention auxquelles l’impérialisme doit faire face sont très visibles. Tandis que durant les années 1980 Reagan livrait une guerre contre-révolutionnaire ouverte en Amérique centrale, Bush a été obligé de restreindre ses opérations dans la région.
L’analyse du rapport des forces doit prendre en compte ces trois processus et doit éviter une approche qui ne prend en compte qu’une vision par en haut (rapports entre puissances) en omettant ce qui se passe en bas (antagonismes sociaux). C’est cette erreur qui affecte l’analyse traditionnelle des deux étapes, qui divise de manière tranchante l’histoire régionale en fonction de l’effondrement de l’URSS. En partant d’une telle division on idéalise les possibilités socialistes de la première période alors qu’on minimalise les potentialités anticapitalistes de la seconde.
L’existence ou la disparition de l’URSS constitue un élément de l’analyse qui ne définit pas le rapport des forces. Il convient de rappeler qu’une bureaucratie hostile au socialisme dirigeait ce régime bien avant sa reconversion en une classe capitaliste. Si elle était en conflit avec les États-Unis sur la scène internationale, elle n’avait des rapports avec les mouvements anti-impérialistes que dans la limite de ses propres intérêts géopolitiques. Pour cela elle n’était pas un moteur du projet anticapitaliste. Si les différences avec les années 1970 existent et sont significatives, elles ne concernent pas les rapports de forces.
Diversité des sujets
Ce sont les victimes de la domination capitaliste qui sont les acteurs d’une transformation socialiste, mais en Amérique latine les sujets spécifiques de ce processus sont très divers. Dans certains régions les communautés indigènes ont joué un rôle dirigeant dans les rébellions (Équateur, Bolivie, Mexique) et dans d’autres les paysans conduisaient la résistance (Brésil, Pérou, Paraguay). Dans certains pays les salariés urbains (Argentine, Uruguay) ou précarisés (Caraïbes, Amérique centrale) en furent les protagonistes. Le nouveau rôle des communautés indigènes et le rôle moins central des syndicats industriels sont également frappants. Cette multiplicité de secteurs reflète la structure sociale différenciée et les particularités politiques de chaque pays. Mais cette diversité confirme aussi la variété des participants à une transformation socialiste. Comme le développement du capitalisme étend l’exploitation du travail salarié et les formes collatérales d’oppression, tous les exploités et tous les opprimés sont les acteurs potentiels du processus socialiste. Ce rôle n’est pas réservé aux seuls salariés qui génèrent directement les profits patronaux, mais il revient à toutes les victimes de l’inégalité capitaliste. L’essentiel c’est donc la convergence de ces secteurs dans une lutte commune concernant les foyers, très changeants, de la rébellion. La victoire dépend de cette action contre un ennemi qui domine le camp populaire en le divisant.
Certains secteurs des salariés tendent à jouer un rôle plus important dans cette lutte, du fait de la place qu’ils occupent dans les branches vitales de l’économie (mines, industrie, banques). Les capitalistes s’enrichissent des privations de tous les dépossédés, mais leurs profits dépendent spécifiquement de l’effort du travail direct des exploités.
Cette centralité est vérifié dans la conjoncture actuelle de réactivation économique qui tend à remettre les salariés au premier plan. En Argentine, les organisations syndicales récupèrent la prééminence dans les rues, en comparaison de la place tenue par les chômeurs et les classes moyennes au cours de la crise de 2001. Au Chili les grèves de mineurs les imposent en tant que protagonistes, au Mexique le rôle de certains syndicats se renforce et au Venezuela le rôle central joué par les salariés du pétrole au cours de la lutte contre les tentatives de coup d’État persiste.

Le sujet absent ?

Certains théoriciens estiment qu’en Amérique latine « il n’existe pas de sujet pouvant conduire au socialisme » actuellement [8]. Mais ils ne définissent pas clairement quel est le conglomérat jugé absent. La réponse implicite c’est la faiblesse de la classe ouvrière régionale, qui ne représente qu’une fraction réduite de la population du fait du sous-développement capitaliste. Une vision propose donc de remettre à plus tard le socialisme, lorsqu’apparaîtra un prolétariat plus nombreux et plus large.
Mais le développement du capitalisme contemporain est synonyme de haute productivité, de changements technologiques et de l’extension conséquente de la précarité et du chômage. Cette évolution met en question la traditionnelle association entre l’accumulation croissante et le grossissement massif de la classe ouvrière industrielle. Si le chômage et la précarité rendent aujourd’hui impossible la lutte pour le socialisme, il le rendront tout autant dans l’avenir. Il est évident que les deux processus vont continuer à renforcer l’armée de réserve industrielle et la segmentation des salariés.
Il convient de rappeler en outre, qu’un prolétariat complètement uniforme et homogène n’a jamais existé et que l’expansion actuelle du travail informel est un motif de plus en faveur du socialisme. Les acteurs nécessaires pour entamer une telle transformation sont largement présents en Amérique latine.
Il est certain que la classe ouvrière n’offre pas le profil idéal pour ce changement, mais la bourgeoisie n’a pas non plus le format parfait pour le développement capitaliste. C’est pourquoi les néodéveloppementistes débattent de manière intense sur le degré d’existence du secteur patronal national. Mais, quelle que puisse être la conclusion de ces débats, ils ne remettent jamais en cause le capitalisme. Par contre les limites quantitatives de la classe ouvrière suffisent à certains théoriciens de gauche pour postuler le retard du socialisme.
Cette différence d’attitudes est instructive. Tandis que les classes dominantes montrent une énorme flexibilité lorsqu’elles doivent affronter l’adversité avec les différents remèdes (par exemple une intervention plus active de l’État), la réponse de certains socialistes est timorée. Ils ne voient que les obstacles s’opposant au projet populaire, tandis que leurs adversaires essayent un modèle du capitalisme après l’autre.
Avec les vision idéalisées de la classe ouvrière industrielle — en tant que seul artisan du socialisme — il y aura toujours des difficultés pour concevoir un projet anticapitaliste à la périphérie. Mais si l’on abandonne cette conception étroite, il n’existe aucune raison pour remettre en cause la viabilité de ce projet en termes d’insuffisances de classe.
La socialisation des traditions de lutte est plus importante pour un processus anticapitaliste que la hiérarchie des sujets participants. Si les expériences de résistance sont partagées, le potentiel d’un changement révolutionnaire s’accroît. La conversion des ex-travailleurs d’Argentine en militants d’un grand mouvement de chômeurs fut un exemple de cet échange d’expériences. Un autre cas a été la transformation des ex-mineurs de Bolivie en organisateurs de travailleurs informels.
Le changement de statut (des exploités devenant des opprimés et vice versa) n’introduit pas de changements significatifs tant que le niveau de combativité persiste et que les trajectoires d’action populaire peuvent être recyclés. Ce second aspect est plus significatif pour le projet socialiste que ne le sont les mutations de la configuration sociale. C’est pourquoi l’analyse sociologique ne doit pas remplacer la caractérisation politique d’un processus révolutionnaire. La mise en question du socialisme sous prétexte de l’absence du sujet a été formulée avec des arguments les plus variés. Dans quelques petites nations comme la Bolivie, cette objection remarque que le prolétariat est démographiquement faible, qu’il a souffert des graves défaites depuis la privatisation de l’industrie minière et que son poids a diminué face à l’agriculture familiale [9].
Mais toutes les révolutions anticapitalistes du XXe siècle ont eu lieu dans des nations retardées avec des secteurs ouvriers minoritaires. Les déroutes éprouvées par les mineurs de l’Altiplano ont été largement contrebalancées par la succession de rébellions populaires et les communautés agraires sont les alliés potentiels et non des adversaires du changement socialiste. Le problème du sujet absent tend à conduire vers des débats stériles. Il est beaucoup plus important de trouver les chemins pour garantir l’unité des opprimés et des exploités que de décider lequel d’entre eux sera un protagoniste plus important dans le saut vers le socialisme.

Problème de la conscience populaire

L’éradication du capitalisme est un projet entièrement dépendant du niveau de conscience des opprimés. Seules leurs convictions peuvent engager vers le socialisme un processus de lutte.
La vision primitive de cette transformation, l’assimilant à une issue inévitable de l’histoire a perdu le consensus intellectuel et l’attraction politique. Il n’y a aucun cadre d’évolution historique de ce type. Le socialisme sera une construction volontaire des grandes majorités ou bien il n’apparaîtra jamais. Ce qui s’est passé sous le « socialisme réel » illustre à quel point il est néfaste de substituer la décision populaire par le paternalisme des fonctionnaires. Mais la conscience des opprimés est une sphère soumise à de fortes mutations. Deux forces opposées influencent leur développement : les apprentissages que les opprimés assimilent au cours de leur résistance contre le capital et le découagement produit par l’angoisse du travail et de la survie ainsi que par l’aliénation quotidienne.
L’inclination des salariés à questionner ou a accepter l’ordre en vigueur dérive du résultat changeant de ce conflit. Dans certaines circonstances la vision critique prédomine, alors qu’en d’autres moment la résignation règne. Ces attitudes dépendent de nombreux facteurs et se reflètent dans des perceptions générationnelles très différentes du capitalisme. La croissance de la jeunesse contemporaine a eu lieu, par exemple, sans baigner dans l’espoir d’un emploi meilleur ou d’une promotion par l’éducation, qui prévalaient dans la période de l’après-guerre. Cette jeunesse observait l’exclusion, le chômage et l’inégalité comme des normes du fonctionnement du système. Cette vision de l’ordre en vigueur n’a pas empêché la nouvelle génération latino-américaine de reprendre la combativité de ses prédécesseurs.
L’image prédominante du capitalisme influence la conscience socialiste, mais il ne détermine pas sa cohérence. Sur ce terrain les conclusions extraites de la lutte de classes et l’impact des grandes révolutions dans d’autres pays sont essentiels. Ces points de repère déterminent la présence de certains « niveaux moyens de la conscience socialiste », qui se traduisent par des niveaux d’enthousiasme ou de déception envers le projet anticapitaliste. Les victoires obtenues en Russie, en Chine, en Yougoslavie, au Viêt Nam ou à Cuba ont favorisé par exemple la perception socialiste positive, qui n’a pas été dissipée par les nombreuses défaites enregistrées aussi durant ces périodes.
La génération latino-américaine actuelle n’a pas grandi, comme ses pères, dans un contexte marqué par les triomphes révolutionnaires. Cette absence d’une référence anticapitaliste excitante — proche de ses expériences immédiates — explique sa distanciation spontanée plus grande envers le projet socialiste.
Les grandes différences entre la période actuelle et l’étape 1960-1980 se trouvent bien plus sur ce plan de la conscience politique que sur le terrain des rapports de forces ou sur celui du changement des sujets populaires. Ce n’est pas l’intensité des conflits sociaux, ni la combativité des opprimés, ni la capacité du contrôle des oppresseurs qui ont été substantiellement modifiées, mais bien la visibilité d’un modèle socialiste et la confiance qu’il peut inspirer.

Ruptures et continuité

L’écroulement de l’URSS a provoqué une crise de crédibilité internationale du projet socialiste qui a conditionné l’action de la gauche. L’Amérique latine n’a pas été une exception sur ce terrain. Mais certains théoriciens exagèrent cet impact et supposent que la perspective socialiste a été close pour une longue période. Une telle vision conduit à une distinction catégorique entre une période révolutionnaire (jusqu’en 1989) et une autre conservatrice (depuis cette date).
Une telle vision oublie que la gauche latino-américaine avait pris ses distances face au modèle soviétique bien avant l’effondrement du « camp socialiste ». Le découragement des années 1990 obéissait en ce sens davantage à l’héritage des dictatures, à l’échec du sandinisme ou au blocus souffert par l’insurrection centraméricaine. Sur ce plan la survie de la révolution cubaine a en outre exercé un important contrepoids.
De toute manière il est évident que le climat de la déception a été déjà remplacé par un élan en vue de reconstruire le programme d’émancipation. Cette impulsion apparaît dans l’attitude pro-socialiste de plusieurs mouvements populaires. La grande question c’est le degré d’assimilation de ce projet par une partie des nouvelles générations qui ont pris la tête des rébellions de la dernière décennie.
L’avancée de la conscience antilibérale au sein de ces secteurs apparaît dans le ferme rejet des privatisations et de la dérégulation — qui est bien supérieur à ce qu’on peut observer dans d’autres régions, en particulier en Europe de l’Est. On voit également la renaissance d’une conscience anti-impérialiste, sans les composantes régressives sur le plan ethnique ou religieux qui règnent dans le monde arabe. En Amérique latine un cadre propice pour le renouvellement de la pensée de gauche apparaît parce que l’on n’y enregistre pas les ruptures avec cette tradition que l’on peut observer dans divers pays de l’Europe occidentale [10].
Mais le lien anticapitaliste est le grand élément qui manque dans la région et cette carence a freiné jusqu’à présent la radicalisation de la conscience populaire. Sur ce terrain le débat ouvert autour du socialisme du XXIe siècle peut jouer un rôle décisif.

Le cadre constitutionnel

La gauche latino-américaine fait face à un problème stratégique relativement nouveau : la généralisation de régimes constitutionnels. Pour la première fois dans l’histoire de la région, les classes dominantes gèrent leurs gouvernements en utilisant des institutions non dictatoriales et cela dans presque tous les pays et durant une période significative. Ni les effondrements économiques, ni les crises politiques, ni même les insurrections populaires n’ont modifié ce mode de domination.
Le retour des militaires est une carte majoritairement rejetée par les élites de l’hémisphère. Dans les situations les plus critiques les présidents sont remplacés par d’autres mandataires avec une sorte d’interrègne civico-militaire, mais une telle substitution ne dérive pas vers des dictatures militaires visant à combattre la décrépitude des sommets ou la rébellion de la base.
La grande majorité des régimes actuels sont des ploutocraties au service des capitalistes qui n’ont rien à voir avec une démocratie réelle. Les institutions de ces systèmes ont servi pour réaliser des attaques sociales que nombre de dictatures n’avaient même pas osé imaginer. Ces agressions ont atteint la légitimité du système mais n’ont pas pour autant conduit à un rejet populaire du régime constitutionnel qui ressemblerait au rejet souffert par les vieilles tyrannies.
Ce changement dans la norme de domination capitaliste a des effets contradictoires sur l’action de la gauche latino-américaine. D’une part, il élargit ses possibilités d’action dans un contexte de libertés publiques. De l’autre, il impose un cadre marqué par la confiance des capitalistes dans les institutions de leur système.
Un régime qui encadre et consolide en même temps le pouvoir des oppresseurs représente un grand défi pour la gauche, en particulier lorsque cette structure est majoritairement perçue comme étant le mécanisme naturel de fonctionnement de toute société moderne.
Cette dernière croyance est favorisée par la droite — qui a compris l’intérêt de développer son action au sein du cadre constitutionnel — et aussi par le centre-gauche, qui préserve le statu quo avec des simulacres progressistes. Les deux versants façonnent des fausses polarisations électorales pour masquer la simple alternance de personnes qui gèrent le pouvoir. L’exemple actuel de cette complémentarité c’est la « gauche moderne et civilisée » qui est arrivée au gouvernement avec Lula (Brésil), Tabaré (Uruguay) ou Bachelet (Chili) dans le but de perpétuer la suprématie des capitalistes. Mais d’autres situations sont plus compliquées, parce que la continuité institutionnelle y a été cassée par la fraude (Mexique) ou la démission présidentielle (Bolivie, Équateur, Argentine).
Dans certains cas ces convulsions se sont terminées par la reconstruction de l’ordre bourgeois (Kirchner en Argentine), mais dans d’autres pays ces crises ont abouti à l’accès inattendu aux gouvernements de présidents nationalistes ou réformistes qui sont rejetés par l’establishment. C’est le cas de Chávez (Venezuela), de Morales (Bolivie) et probablement de Correa (Équateur). Ce résultat a été la conséquence du caractère non institutionnel initialement porté par les crises et les soulèvements dans ces nations.
Dans ces processus le terrain électoral est apparu comme un secteur de la lutte contre la réaction et comme un point d’appui pour réaliser des transformations radicales. Cette conclusion est vitale pour la gauche. Il ne faut pas oublier que par exemple au Venezuela, depuis 1998 toutes les élections ont renforcé la légitimité du processus bolivarien et ont transféré dans les urnes la défaite que la droite a subie dans les rues. Les victoires de la mobilisation ont ainsi été complétées dans la sphère électorale.

Réponses de la gauche

Le cadre constitutionnel modifie de manière significative le contexte de l’activité de la gauche, qui a été durant des décennies confrontée aux tyrannies militaires. Le combat au sein du système actuel n’est pas facile car l’institutionnalisation renouvelle la domination bourgeoise et la pare de déguisements multiples.
Cette plasticité a initialement déconcerté une génération de militants préparés pour lutter contre un ennemi dictatorial très brutal, mais peu sinueux. Certains activistes ont été démoralisés par ces difficultés et ont fini par accepter les accusations de la droite. Ils ont commencé à s’auto-flageller pour leur précédente « sous-estimation de la démocratie », oubliant que les libertés publiques furent obtenues par la résistance populaire (et non par la particratie bourgeoise complice de l’autoritarisme).
Le cadre constitutionnel a conduit d’autres militants à proclamer la fin de « l’utopie révolutionnaire » et le début d’une nouvelle ère d’avancée progressive vers un futur post-capitaliste. Ils ont repris le schéma gradualiste et ont proposé de commencer le cheminement vers le socialisme par un consensus initial avec les oppresseurs. C’est par cette voie qu’ils ont prétendu développer l’hégémonie dirigeante des travailleurs.
Mais toute l’immense expérience social-démocrate a prouvé l’absence de réalisme d’une telle option. Les classes dominantes ne renoncent pas au pouvoir. Elles ne font que coopter des exécutants en vue de remodeler les piliers d’une oppression qui est fondée par la propriété privée des grandes banques et des grands trusts. Ils ne permettront jamais que ce contrôle soit corrodé par le poids politique et culturel de leurs antagonistes. Pour cette raison toute politique qui remet à plus tard indéfiniment le but anticapitaliste finit par renforcer l’oppression. Le socialisme exige la préparation et la réalisation des ruptures anticapitalistes. Si on oublie ce principe la stratégie de la gauche est privée de boussole.
Cependant la confrontation avec le constitutionnalisme a aussi produit durant les dernières années des effets positifs. Elle a par exemple permis de débattre au sein de la gauche des formes qu’adopterait une démocratie véritable sous le socialisme. Cette réflexion a introduit une modification significative en ce qui concerne la manière de concevoir la perspective anticapitaliste. Au cours des années 1970 la démocratie était un thème oublié. Elle était à peine soulevée par les critiques de la bureaucratie soviétique. Actuellement plus personne, ou presque, n’évite cette question. Le socialisme a cessé d’être imaginé comme une prolongation de la tyrannie qui régnait en URSS et commence a être perçu actuellement comme un régime de participation croissante, de représentation et de contrôle populaire.
Mais ce futur dépend aussi des réponses immédiates envers le constitutionnalisme. Deux attitudes dominent au sein de la gauche : une qui propose de gagner des espaces dans la structure institutionnelle et une autre qui promeut les organismes parallèles de pouvoir populaire [11].
La première orientation se propose d’avancer en escalier du niveau local au niveau provincial pour atteindre finalement le gouvernement national. Elle revendique les expériences de l’administration communale que le PT brésilien et le Frente Amplio uruguayen ont essayé depuis le début des années 1990. Elle reconnaît les concessions amères accordées à l’establishment dans ce cadre gestionnaire (compromis dans les négociations et remise à plus tard des améliorations sociales), cependant considère que le bilan est finalement positif.
Mais il est indéniable que ce « socialisme municipal » a conduit de vieux lutteurs à se convertir en hommes de confiance du capital. Ils commençaient dans la gestion en étant le noyau de l’hostilité envers le mouvement social et finissaient en gouvernant pour les classes dominantes. Ils ont d’abord modéré leurs programmes, puis furent appelés à des responsabilités et ont finalement changé de camp social.
Le budget participatif n’a pas résisté à cette involution. Débattre de la manière de distribuer un budget local surdéterminé par les restrictions de la politique néolibérale conduit à compromettre la citoyenneté avec auto-limitation. La démocratie participative ne peut éveiller la conscience radicale de la population que lorsqu’elle résiste et dénonce la tyrannie du capital. En rejetant ce but elle se transforme en instrument de préservation de l’ordre en vigueur. Une autre stratégie, opposée au chemin institutionnel, qui encourage la mobilisation sociale et rejette la participation électorale, existe également. Elle dénonce la corruption du PT ou la passivité du Frente Amplio et est favorable au surgissement d’options de pouvoir populaire direct. Elle met également en question les pièges électoraux qui ont conduit les pays andins à canaliser la résistance dans le cadre du système.
Cette vision omet le rôle central de l’arène électorale et minimise les conséquences négatives de l’abandon de ce terrain. La citoyenneté, le suffrage, les droits électoraux ne sont pas seulement des instruments bourgeois de manipulation. Il s’agit aussi de conquêtes sociales obtenues contre les dictatures et qui, dans certaines conditions, permettent d’affronter la droite. Si les élections n’étaient que de purs pièges, elles ne pourraient accomplir le rôle positif qu’elles ont joué au Venezuela, par exemple. Il est vital de dénoncer le caractère limité qu’ont les droits des citoyens sous un système régi par le profit. Mais les acquis démocratiques doivent être approfondis et non dévalorisés. Ils constituent le fondement du régime futur d’égalité sociale qui accordera un contenu substantiel aux mécanismes de la démocratie formelle.
L’intervention dans le cadre constitutionnel autorise un exercice de pratiques politiques nécessaire pour la démocratie socialiste future. Rejeter l’intervention électorale est donc aussi pernicieux sur le plan tactique (isolement) que sur le terrain stratégique (préparation de ce futur socialiste). Face au faux dilemme d’accepter ou d’ignorer les règles du constitutionnalisme, il existe une troisième voie viable : combiner l’action directe et la participation électorale. On rend ainsi compatibles le temps du surgissement du pouvoir populaire — qui requiert un processus révolutionnaire — avec celui de la maturation de la conscience socialiste, qui dans une certaine mesure passe à travers l’arène constitutionnelle.

Des mouvements seulement ?

La conscience populaire se traduit dans l’organisation. Le regroupement des opprimés est indispensable pour créer les instruments d’une transformation anticapitaliste, car sans organismes qui leurs soient propres les exploités ne peuvent pas engendrer une autre société.
Les mouvements et les partis constituent les deux modalités d’organisation populaire contemporaine. Les deux options accomplissent un rôle essentiel pour le développement des convictions socialistes. Ils renforcent la confiance dans l’auto-organisation et traitent des normes de fonctionnement collectif du futur pouvoir populaire.
Les mouvements soutiennent la lutte sociale immédiate alors que les partis nourrissent une activité politique plus élaborée. Les deux sont nécessaires pour faciliter l’action directe et la participation électorale. Mais cette complémentarité est souvent mise en question par les promoteurs exclusifs du mouvement ou du parti. Certains théoriciens du mouvementisme — qui adhèrent aux thèses autonomistes — estiment que l’organisation partidaire est obsolète, inutile et pernicieuse [12].
Mais leurs objections invalident seulement les actions de certains partis et non la fonction générale de ces structures. Aucun projet émancipateur ne peut se développer exclusivement sur le terrain social, de même qu’il ne peut se passer de plates-formes spécifiques, ni des liens entre les revendications et les stratégies de pouvoir, qu’apportent les groupements partisans. Ces regroupements contribuent à dépasser les limites d’une rébellion spontanée. Le parti facilite la maturation d’une conscience anticapitaliste qui n’émerge pas de manière abrupte de l’action revendicative mais qui nécessite un processus pour transformer le combat pour des améliorations immédiates en une lutte pour des objectifs socialistes.
Les critiques des partis prennent appui sur le climat favorable aux mouvements qui a régné dans les Forums sociaux mondiaux de ces dernières années. Toutefois depuis Seattle (1999) jusqu’à Caracas-Bamako (2006) beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. La confiance en l’autosuffisance des mouvements a baissé, en particulier sur la scène latino-américaine actuelle marquée par les défaites électorales de la droite. Le « moment utopique » fondateur des Forums a décru, dégageant ainsi le terrain pour débattre des stratégies qui incluent les partis. Ce changement obéit aussi à l’évolution politique de divers théoriciens du mouvementisme, qui continuent à remettre en cause avec un langage contestataire les organisations de gauche, mais maintenant il le font pour défendre Lula ou Kirchner [13].
Le rejet des partis persiste aussi parmi les auteurs qui postulent de « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Ils divergent avec les organisations politiques qui défendent la nécessité de conquérir les rênes de l’État mais ils ne clarifient jamais comment une société post-capitaliste exempte de formes étatiques pourrait émerger. Ce type d’institution est la référence de toutes les demandes sociales et sa transformation est la condition de toute transition anticapitaliste. Même les changements démocratiques les plus élémentaires qui sont actuellement envisagés en Amérique latine ne peuvent être conçus sans l’État. Cet instrument est indispensable pour mettre en œuvre les réformes sociales, les assemblées constituantes et les nationalisations des ressources fondamentales. Ceux qui ignorent cette nécessité ont été déconcertés devant le nouveau scénario en vigueur au Venezuela ou en Bolivie [14].

Seulement un parti ?

Si la disqualification des partis est inadéquate, le vice de supériorité qu’exhibent certaines organisations de gauche ne l’est pas moins. Ces organisations maintiennent une conception avant-gardiste, agissent sur la base d’un verticalisme absolu et se gratifient elles-mêmes par auto-proclamation. Un tel culte conduit à des pratiques sectaires et à la recherche d’une hégémonie forcée au sein des mouvements sociaux [15].
Cette forme d’action politique s’alimente d’une tradition « caudilliste » (de chef) de petit groupe. Dans certains pays ce comportement exprime aussi les vices d’une culture d’organisation construite au cours des décennies de l’action clandestine. Mais dans le cadre actuel de libertés publiques le caractère déplacé de tels comportements saute aux yeux. Ceux qui maintiennent de telles pratiques peuvent prospérer, mais ils ne dirigeront jamais une transformation socialiste.
Le verticalisme reflète l’incapacité d’ajuster les formes organisationnelles au cadre politique contemporain. Il est tributaire d’une idéalisation du modèle bolchevique qui est perçu comme la clé du succès. On attribue à ce schéma une fausse universalité en oubliant le contexte autocratique particulier qui a justifié l’organisation léniniste au début du XXe siècle. Les artisans de cette organisation n’ont jamais eu la prétention de breveter un schéma unique de regroupement socialiste.
L’expérience latino-américaine a permis de vérifier ce manque de validité universelle. Les grandes luttes populaires ont été menées avec des formes d’organisation les plus diverses. Cette multiplicité obéit à des rythmes de maturation socialiste très inégaux dans chaque pays. Les modalités d’organisation doivent s’adapter à ces différences pour, de plus, pouvoir faire face aux défis créés par la domination idéologique contemporaine de la bourgeoisie.
Le verticalisme sectaire ne tente jamais d’expliquer l’abîme qui sépare son projet (prendre le pouvoir) de sa réalité (minoritaire). Il abonde à décrire la crise et multiplie les virulentes critiques de ses concurrents de gauche, mais n’expose que très peu de commentaires concernant ses propres carences. On ne peut jamais comprendre quels sont les obstacles qui empêchent sa transformation en une organisation dirigeante de masse qu’il annonce si souvent.
Ce problème ne peut être résolu avec des raisonnements qui ignorent la variété de composantes de chaque stratégie socialiste. Ceux qui réduisent cette politique à une relation univoque entre le sujet révolutionnaire (la classe ouvrière) et le parti d’avant-garde, ne peuvent saisir les médiations qui séparent les deux plans. Ils supposent que le parti est l’unique transmetteur de l’éclairage socialiste et ignorent toutes les manifestations informelles de la conscience radicale (populaire, socialiste, anti-impérialiste) qui n’entrent pas dans leur schéma d’auto-développement. De ce fait ils n’aperçoivent que les inconvénients passagers de la propagande partidaire alors que des obstacles plus sérieux freinent le développement d’une attitude de gauche.
La distance kilométrique qui sépare les masses de ce type d’organisations n’obéit pas à des causes conjoncturelles. C’est pourquoi elle se reproduit tout au long du temps et ne se réduit pas qualitativement au cours des grandes crises. Elle exprime les obstacles dérivés de la combinaison spécifique à chaque période des six conditions de la stratégie socialiste. Certains des partis auto-proclamatoires se sont forgés en naviguant contre le courant et ont maintenu seuls bien haut le drapeau du socialisme. Habitués à l’adversité ils ont maintenu le projet anticapitaliste sans vaciller. Mais cette volonté leur permet seulement de répéter des consignes et non de participer effectivement en une transformation socialiste.

Réforme et révolution

Les conditions matérielles, le rapport des forces, les sujets sociaux, la conscience populaire, le cadre politique et l’organisation populaire forment les six conditions d’une stratégie de la gauche. Les programmes mis en avant pour lier les actions, les convictions et les propositions dans un sens socialiste dépendent de ces six fondements.
Mais il est rare que la maturité de ces six composantes coïncide pour permettre un saut anticapitaliste. Parfois la plénitude des conditions matérielles ne converge pas avec le rapport des forces, avec le protagonisme des sujets sociaux ou avec le contexte politique. Plus rare encore est la coïncidence de ces éléments avec le niveau d’organisation, la conscience et la direction populaire que requiert le tournant vers le socialisme. La stratégie de la gauche est une recherche de chemins pour dépasser ces discordances. La difficulté principale est située dans les liens qui relient ces piliers. Les directions à suivre sont les plus variables car l’universalité du programme socialiste n’est nullement synonyme d’uniformité. L’expérience du XXe siècle illustre comment les fondements de ce processus se conjuguent de manière différente dans chaque pays. On a aussi pu voir que la temporalité d’un commencement socialiste diffère significativement entre les dénouements insurrectionnels accélérés (Russie) et les confrontations prolongées de double pouvoir (Chine, Viêt Nam).
Face aux dilemmes créés par le fait que les composants du changement socialiste ne s’accordent pas naturellement existe un projet réformiste qui propose d’articuler progressivement tous les éléments en jeu à travers une progression d’acquis sociaux. Ce cours a pour but de renforcer les propositions des travailleurs, de renforcer leur poids politique et d’améliorer leur présence organisationnelle.
Mais les réformes qui sont possibles dans le cadre du capitalisme ne s’accumulent pas et ne sont nullement irréversibles. Tôt ou tard leur consolidation (ou leur approfondissement) se heurte à la loi du profit et alors des attaques patronales provoquent des conflits majeurs. Dans de telles circonstances seule une réponse populaire anticapitaliste radicale et conséquente permet d’avancer vers le socialisme.
Les réformes sont valables en tant qu’échelon de cette lutte et c’est une erreur de les extraire du projet stratégique. Ceux qui veulent « résoudre en premier lieu les problèmes immédiats » pour « discuter plus tard du socialisme » oublient que ce futur ne serait pas nécessaire si le capitalisme pouvait structurellement satisfaire les nécessités péremptoires.
Il existe une seconde réponse de type révolutionnaire pour dépasser la déconnexion entre les conditions objectives et les conditions subjectives. Elle propose des actions en vue d’articuler les sommets de la crise du capitalisme avec la disposition des masses pour la lutte et avec les convictions socialistes. Mais l’expérience du XXe siècle tout comme les dernières crises sud-américaines indiquent que cette jonction n’a rien d’évident même dans les conjonctures les plus convulsives. Il ne suffit pas que la crise de l’hégémonie ou de l’autorité des classes dominantes converge avec la révolte des classes opprimées.
Le mûrissement socialiste exige un processus préalable de préparation, qui ne s’improvise pas de manière expéditive sur le sentier du pouvoir. Cette préparation inclut des acquis sociaux et des conquêtes démocratiques qui peuvent être obtenues à travers des réformes. Ce terme n’est pas une insulte et les réformes ne constituent pas les antipodes de la révolution. Elles sont un instrument utile pour préparer le saut révolutionnaire lorsqu’elles permettent d’établir des avant-postes et de tendre les ponts qui approchent les opprimés de l’objectif socialiste.
Les réformes sont les conquêtes nécessaires pour préparer un tournant anticapitaliste et la révolution constitue le pas indispensable pour assurer la portée effective de ces acquis. Dans de nombreuses circonstances les réformes sont nécessaires pour débloquer la dynamique révolutionnaire. Il est important de tenir compte de cette complémentarité si l’on veut dépasser la séparation schématique entre les périodes conservatrices (propices uniquement pour les conquêtes minimales) et les étapes révolutionnaires (qui seules permettent les réponses révolutionnaires). La stratégie socialiste exige d’amalgamer les initiatives de réformes avec un horizon explicitement révolutionnaire. Cette boussole est vitale pour la stratégie socialiste car la révolution est le guide qui permet de s’orienter parmi les compromis, les alliances et les médiations légitimes et de rejeter ceux qui sont inacceptables pour atteindre le socialisme.

Optimisme et raison

Les stratégies s’inspirent des expériences passées et des réflexions conjoncturelles ouvertes par les nouvelles circonstances et expériences. Il s’agit d’orientations conçues à partir des hypothèses inédites et non de simples calculs de modèles répétitifs. Elles sont issues des discussions qui utilisent d’importantes notions de l’art militaire (tactique, guerre de position ou de mouvement, offensive, contre-offensive) mais qui impliquent que la gauche assume un contenu plus spécifique : découvrir les voies pour renverser l’ordre capitaliste. L’objectif consiste à déraciner l’exploitation et non d’arracher le pouvoir à un groupe puissant pour le transférer à son rival. Cette dimension libératrice du projet socialiste est totalement absente dans les courants bourgeois et son emploi exige d’adopter une attitude de résistance aux inégalités et de rejet de l’injustice. Cette attitude est indispensable pour transformer l’indignation en projets viables. Mais l’élaboration stratégique implique d’affronter des questions plus épineuses. En absence d’une volonté d’aborder les difficultés que la gauche n’a pas dépassée, les chemins du socialisme resteront invariablement bloqués.
La conjoncture latino-américaine actuelle invite à clarifier tous les sujets à travers des controverses franches, ouvertes et respectueuses. C’est le moment d’assumer les réalisations et de tirer le bilan des limites avec une attitude critique et enthousiaste. L’optimisme de la raison a toujours été un moteur puissant de la lutte socialiste.

* Paru en traduction française dans Inprecor n° 530/531 de août-octobre 2007. Une version réduite de ce texte a été précédemment
publiée par la revue espagnole Viento Sur. Traduit de l’espagnol par J.M.
* Claudio Katz, économiste, chercheur, professeur à l’Université de Buenos Aires (Argentine), est membre des Économistes de gauche (EDI). Son site internet est : www.lahaine.org/katz.

Notes

[1] Cf. Katz Claudio, « Socialisme ou néodeveloppementisme », Inprecor n° 528/529 de juin-juillet 2007. Disponible sur le site d’ESSF : Amérique Latine : Socialisme ou néo-développementisme

[2] 1 % de la population contrôle actuellement 40 % des richesses de la planète. Cf. Aizpeolea Horacio, “Como se reparte la torta” (« Comment est partagé le gâteau »), La Nación du 15 septembre 2006.

[3] Un exemple extrême de cette conception — qui assume le catastrophisme en tant que qualité — est présenté par : Rieznik Pablo, “En defensa del catastrofismo”, En defensa del marxismo n° 34 (Buenos Aires) du 19 octobre 2006. Nous avons polémiqué à plusieurs reprises avec les fondements théoriques d’une telle conception, dans les articles cités dans la bibliographie.

[4] Harnecker présente ce débat comme ayant surgi au sein de la gauche au début des années 1990. Harnecker Marta, La izquierda en el umbral del siglo XXI, Editorial Siglo Veintiuno, Madrid, 2000, (deuxième partie).

[5] García Linera Alvaro, “Somos partidarios de un modelo socialista con un capitalismo boliviano”, Clarín, 23 décembre 2005. García Linera Alvaro, “El capitalismo andino-amazónico”, Enfoques Críticos, n° 2 avril–mai 2006.

[6] García Linera Alvaro, “El evismo : lo nacional-popular en acción”, OSAL n° 19, janvier-avril 2006. García Linera Alvaro, “Tres temas de reflexión”, Argenpress, 4 novembre 2006.

[7] Cette thèse a été considérée et postérieurement nuancée par : Harnecker Marta, La izquierda después de Seatlle (La gauche après Seatlle), Editorial Siglo Veintiuno, Madrid 2002 ; Harnecker, La izquierda en el umbral (chapitres 1 et 2).

[8] Dieterich Heinz, Chávez y el socialismo del siglo XXI (Hugo Chávez et le socialisme du XXIe siècle), Editorial Por los caminos de América, Caracas 2005, (chapitre 6).

[9] García Linera Alvaro, “No estamos pensando en socialismo sino en revolución democratizadora”, Página 12 du 10 avril 2006 et García Linera Alvaro, “La gente quiere autonomía pero conducida por el MAS”, Página 12 du 5 juillet 2006.

[10] Dans le vieux continent on ne remarque pas de ruptures d’identité historique des salariés avec la gauche selon Vercammen Francois, “Europe : la gauche radicale est de retour”, Critique Communiste, n° 167, automne 2002.

[11] Les deux stratégies sont analysées par Harnecker, La izquierda en el umbral (troisième partie du chapitre 6) ainsi que par Petras James et Veltmeyer Henry, Movimientos sociales y poder estatal (Mouvements sociaux et pouvoir étatique), Lumen, Mexico 2005 (chapitre 6).

[12] Dans un autre texte nous citons divers exposants de cette vision : Katz Claudio, “Crítica del autonomismo”, Memoria, CEMOS n° 197 de juillet 2005 et n° 198 d’août 2005, México.

[13] C’est le cas de Negri Toni et Cocco Giuseppe, “América Latina está viviendo un momento de ruptura”, Página 12 du 14 août 2006 ; de Negri Toni, “La derrota de EEUU es una derrota política”, Página 12 du 1 novembre 2005 ; de Cocco Giusseppe, “Los nuevos gobiernos no se entienden sin los movimientos sociales”, Página 12 du 20 mars 2006.

[14] C’est le cas de Holloway John, "“Kirchner como resultado de los movimientos del 2001”, Página 12 du 30 octobre 2006.

[15] Le catastrophisme est un support théorique de cette conception. Voir Rieznik, op. cit.