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La fin du monde tel que vous l’avons connu

Samedi 19 avril 2008, par Michael Klare

L’époque de la croissance occidentale illimitée et sans concurrence autorisée par l’abondance de l’énergie à bon marché est terminée. Le pouvoir appartiendra désormais aux pays producteurs, et les nations sans ressources vont engager une lutte sans merci pour se garantir un approvisionnement devenu insuffisant pour satisfaire aux besoins de tous. Bienvenue dans le nouveau monde, le nôtre.

Le pétrole à 110 dollars le baril. L’essence à 3,35 dollars (ou plus) le gallon. Le diesel à 4 dollars le gallon. Les camionneurs indépendants contraints de cesser leur activité. Le fuel domestique atteignant des niveaux de prix exorbitants. Le kérosène tellement cher que trois compagnies aériennes à bas coût ont interrompu leurs vols au cours des dernières semaines. Ce sont là quelques informations récentes sur le front de l’énergie, qui donnent un avant-goût des changements profonds dans la façon dont chacun d’entre nous vivra, aussi bien dans ce pays que partout ailleurs dans le monde. Et cette tendance ne fera, pour autant que quiconque puisse le prédire, que s’accentuer au fur et à mesure que diminuera l’approvisionnement en énergie et que s’intensifiera la lutte mondiale pour sa répartition.

Toutes sortes d’énergies étaient très abondantes jadis, et c’est ce qui a rendu possible l’expansion de l’économie mondiale au cours des six dernières décennies. Cette expansion a au premier chef bénéficié aux États-Unis ainsi qu’au « premier monde » de ses alliés en Europe et dans le Pacifique. Récemment, cependant, quelques pays appartenant à l’ancien « Tiers Monde » - la Chine et l’Inde, en particulier - ont voulu profiter de cette manne énergétique en industrialisant leurs économies et en exportant un large éventail de produits vers les marchés internationaux. Ce qui à son tour a entraîné une augmentation sans précédent de la consommation mondiale d’énergie - en progression de 47% durant ces 20 dernières années, selon le Département de l’Energie américain (DoE).

Une augmentation de cette nature ne serait pas devenue une source d’inquiétude profonde si les pays fournisseurs d’énergie primaire avaient été capables de produire la quantité de carburant nécessaire. Mais loin de là, nous faisons face à une réalité effrayante : nous assistons à un net ralentissement de la croissance de la production mondiale d’énergie au moment même ou la demande augmente de façon abrupte. L’offre ne disparaît pas réellement - bien que cela se produira tôt ou tard - mais elle ne croit pas suffisamment vite pour répondre à la flambée de la demande mondiale.

La combinaison entre l’augmentation de la demande, l’émergence de nouvelles puissances consommatrices d’énergie et la contraction de l’offre énergétique mondiale anéantit le monde d’énergie abondante que nous connaissions et installe à sa place un nouvel ordre mondial que l’on pourrait définir par ce couple : puissances émergentes / planète rétrécie.

Ce nouvel ordre mondial sera caractérisé par une concurrence internationale féroce autour de stocks de pétrole, de gaz naturel, de charbon et d’uranium qui iront diminuant. Il sera également marqué par une redistribution majeure tant des pouvoir que de la richesse entre des nations déficitaires en énergie comme le sont la Chine, le Japon et les États-Unis et celles qui sont excédentaires comme la Russie, l’Arabie saoudite et le Venezuela. Dans ce processus, la vie de chacun d’entre nous sera affectée d’une manière ou d’une autre. Les consommateurs les plus pauvres tout comme ceux de la classe moyenne appartenant aux nations déficitaires en énergies subiront les plus lourdes conséquences. Cela concerne donc la plupart d’entre nous et de nos enfants, au cas où vous ne l’auriez pas encore perçu.

Voici résumées les cinq forces principales agissantes au sein de ce nouvel ordre international qui va redéfinir notre monde :

1. La concurrence intense entre anciens et nouveaux pouvoirs économiques pour les approvisionnements en ressources disponibles d’énergie

Jusqu’à très récemment, les anciennes puissances industrielles d’Europe, d’Asie et d’Amérique du Nord consommaient la part du lion de l’énergie et ne laissaient que des miettes aux pays en développement. A une date aussi récente que l’année 1990, les membres de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), le club des pays les plus riches, consommaient environ 57% de l’énergie mondiale, l’Union Soviétique et les pays du Pacte de Varsovie 14%, et il ne restait que 29 % pour les pays en développement. Mais cette répartition est en train de changer : En raison de leur forte croissance économique, les pays émergents consomment désormais une plus grande partie des ressource mondiales d’énergie. En 2010, leur part devrait atteindre 40%, et si les tendances actuelles persistent, elle atteindra 47% d’ici à 2030.

La Chine joue un rôle crucial dans cette évolution. A eux seuls, les chinois devraient consommer 17% de l’énergie mondiale d’ici à 2015, et 20% d’ici à 2025 - date à laquelle, si les tendances se poursuivent, ils auront dépassé les États-Unis en tant que leader mondial de la consommation d’énergie. La part de l’Inde, qui en 2004 représentait 3,4% du total mondial, devrait atteindre 4,4% en 2025, et selon les projections, la consommation d’autres nations en voie d’industrialisation rapide comme le Brésil, l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande et la Turquie connaîtra une croissance semblable.

Ces puissances économiques montantes devront rivaliser avec les puissances économiques installées pour accéder aux réserves inexploitées d’énergie exportable restantes - qui dans bien des cas, ont été acquises il y a fort longtemps par les entreprises énergétiques du secteur privé des anciennes puissances comme Exxon Mobil, Chevron, BP, Total, et la Royal Dutch Shell. Face à cette contrainte, les nouveaux concurrents ont développé une stratégie ambitieuse pour soutenir la concurrence avec les « majors » de l’Occident : ils ont créé leurs propres entreprises étatiques et conclu des alliances stratégiques avec les compagnies pétrolières nationales qui contrôlent maintenant les réserves de pétrole et de gaz dans nombre des principaux pays producteurs d’énergie.

La compagnie chinoise Sinopec, par exemple, a noué une alliance stratégique avec l’entreprise saoudienne Aramco, le géant nationalisé qui était autrefois la propriété de Chevron et Exxon Mobil, pour explorer les gisements de gaz naturel en Arabie Saoudite et vendre le brut saoudien en Chine. De la même façon, la China National Petroleum Corporation (CNPC) collaborera avec Gazprom, la compagnie d’état russe qui a le monopole sur le gaz naturel, afin de construire des pipelines et de livrer le gaz russe vers la Chine. Plusieurs de ces entreprises détenues par l’état, y compris la CNPC et la Oil and Natural Gas Corporation Indienne, sont maintenant sur le point de collaborer avec la Petróleos de Venezuela dans le développement des champs pétrolifères de bruts extra-lourds de la ceinture de l’Orénoque, précédemment contrôlée par Chevron. Dans cette nouvelle phase de la concurrence énergétique, les positions dont jouissaient depuis longtemps les majors occidentales ont été érodées par cette vague de nouveaux projets soutenus par les états des pays en développement.

2. L’insuffisance de l’approvisionnement en énergie primaire

La capacité de l’industrie mondiale de l’énergie à satisfaire la demande diminue. Selon toutes les prévisions, l’offre mondiale de pétrole augmentera peut-être durant cinq ans, avant d’atteindre un pic puis de commencer à décliner. Les productions de gaz naturel, de charbon et d’uranium vont probablement continuer à se développer durant une décennie ou deux avant de d’atteindre elles aussi un sommet et d’entamer leur inévitable déclin. Dans l’intervalle la production mondiale de ces ressources se révélera incapable d’atteindre les niveaux élevés de la demande.

Voyons ce qu’il en est pour le pétrole. Le Département Américain de l’Energie affirme que la demande mondiale de pétrole devrait atteindre 117,6 millions de barils par jour en 2030, et sera satisfaite par une offre qui - miracle parmi les miracles - atteindrait exactement 117,7 millions de barils au même moment (y compris les carburants liquides produits à partir de substances comme le gaz naturel et les sables bitumineux du Canada). La plupart des professionnels de l’énergie considèrent cependant cette estimation hautement irréaliste. « Une centaine de millions de barils est maintenant à mes yeux, une vision optimiste », a déclaré de façon significative le PDG de Total, Christophe de Margerie, lors d’une conférence sur le pétrole qui s’est tenue à Londres en octobre 2007. « Ce n’est pas mon avis personnel, c’est le point de vue de l’industrie, ou celui de ceux qui préfèrent s’exprimer clairement, honnêtement, et n’essayent pas seulement d’être complaisants. »

De façon semblable, les auteurs du Rapport sur le Pétrole à Moyen Terme, publié en juillet 2007 par l’Agence Internationale de l’Energie, un organisme affilié à l’OCDE, ont conclu que la production mondiale de pétrole pourrait atteindre 96 millions de barils par jour d’ici 2012, mais n’a que peu de chances d’atteindre un niveau sensiblement supérieur, car l’absence de nouvelles découvertes rend toute croissance future impossible.

Les titres de la presse économique font état d’un maelstrom de tendances conflictuelles : la demande mondiale va continuer de croître à mesure que des centaines de millions de consommateurs chinois et indiens nouvellement enrichis se mettront sur les rangs pour acquérir leur première voiture (certaines sont vendues aussi peu cher que 2500 dollars). Les principaux champs pétroliers géants et déjà anciens, comme Ghawar en Arabie saoudite et Canterell au Mexique, sont déjà sur le déclin ou devraient l’être bientôt, et le taux de nouvelles découvertes de champs pétrolifères chute année après année. Il faut donc s’attendre à ce que la pénurie mondiale d’énergie et les prix élevés soient une source constante de difficultés.

3. Le développement douloureusement lent des énergies alternatives

Pour les décideurs politiques, il est depuis longtemps évident que de nouvelles sources d’énergie sont absolument nécessaires pour compenser la disparition prévue des combustibles existants, ainsi que pour ralentir l’accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère qui sont responsables du changement climatique. De fait, l’éolien et l’énergie solaire ont atteint un niveau significatif dans certaines régions du monde. D’autres solutions énergétiques innovantes ont déjà été élaborées et même testées dans les laboratoires universitaires et les entreprises. Mais ces solutions, qui ne contribuent aujourd’hui que pour un très faible pourcentage de la production énergétique mondiale, ne connaissent pas un développement assez rapide pour prévenir les multiples catastrophes énergétiques mondiales qui s’annoncent.

Selon le Département de l’Énergie des USA, les énergies renouvelables, notamment l’éolien, l’énergie solaire et l’énergie hydraulique (ainsi que les sources « traditionnelles » comme le bois de chauffage et le fumier), n’ont fourni que 7,4% de la consommation mondiale en 2004 ; la part supplémentaire des biocarburants s’élève à 0,3%. Dans le même temps, les combustibles fossiles - pétrole, charbon et gaz naturel - ont fourni 86% des ressources énergétiques, et enfin le nucléaire y a contribué à hauteur de 6%. Se fondant sur les taux actuels de développement et d’investissement, le DoE a établi une projection peu encourageante : En 2030, les combustibles fossiles continueront de représenter exactement le même pourcentage de l’énergie mondiale qu’en 2004. L’accroissement prévisible de la part des énergies renouvelables et des biocarburants est si réduite - à peine 8,1% - qu’elle en est quasiment dénuée de signification.

En termes de réchauffement de la planète, les répercutions sont tout simplement catastrophiques : la dépendance accrue à l’égard du charbon (en particulier en Chine, en Inde et aux États-Unis) signifie que les émissions mondiales de dioxyde de carbone devraient augmenter de 59% au cours du prochain quart de siècle, passant de 26,9 milliards de tonnes à 42,9 milliards de tonnes. La conclusion est évidente. Si ces chiffres sont atteints, il n’y a aucun espoir d’éviter les pires effets du changement climatique.

Pour ce qui est de l’approvisionnement mondial en énergie, les implications sont presque aussi catastrophiques. Pour parvenir à satisfaire l’envol de la demande énergétique, nous aurions besoin d’un afflux massif de carburants de substitution, ce qui signifierait aussi un investissement massif - de l’ordre de plusieurs milliers de milliards de dollars - pour permettre de faire passer rapidement les nouvelles technologies du stade du laboratoire à celui de la production industrielle sur une grande échelle. Mais aussi déplorable que cela soit, rien de tel n’est prévu. En revanche, les grandes entreprises du secteur de l’énergie (soutenues par le gouvernement américain à coup de somptueuses subventions et d’abattements fiscaux) mobilisent leurs méga-profits nés de la hausse des tarifs de l’énergie dans les projets fort coûteux (et écologiquement contestables) d’extraction du pétrole et du gaz de l’Alaska et de l’Arctique, ou pour effectuer des forages difficiles et coûteux en eaux profondes dans le golfe du Mexique et l’océan Atlantique. Le résultat ? Quelques barils de pétrole et quelques mètres cubes de gaz naturel supplémentaires à des prix exorbitants (accompagnés de dommages écologiques), au moment même où les énergies alternatives non fossiles progressent à une allure déplorable.

4. Le transfert à un rythme soutenu de la puissance et de la richesse des nations déficitaires en énergie en direction des nations excédentaires

Il y a peu de pays - une dizaine, peut-être, au total - disposant d’assez de pétrole, de gaz, de charbon et d’uranium (ou d’un mixte de ceux-ci) pour répondre à leurs propres besoins énergétiques et fournir d’importants excédents pour l’exportation. De toute évidence, ces nations seront en mesure d’obtenir des conditions de plus en plus avantageuses du nombre croissant de celles qui souffrent d’un déficit d’énergie et dépendront d’elles pour cette fourniture vitale. Ces nouvelles règles, essentiellement de nature financière, se traduiront par une augmentation des montagnes de pétrodollars accumulées par les principaux producteurs de pétrole, mais contraindront aussi à des concessions politiques et militaires.

En ce qui concerne le pétrole et le gaz naturel, les nations disposant d’un surplus d’énergie important se comptent sur les deux mains. Dix Etats riches en pétrole possèdent 82,2% des réserves mondiales prouvées. Par ordre d’importance, ce sont : Arabie saoudite, Iran, Irak, Koweït, Emirats Arabes Unis, Venezuela, Russie, Libye, Kazakhstan et Nigéria. La possession de gaz naturel est encore plus concentrée. De façon surprenante, trois pays seulement, c’est à dire la Russie, l’Iran et le Qatar, détiennent 55,8% de l’approvisionnement mondial. Ces nations sont dans la position enviable de bénéficier de l’augmentation spectaculaire des prix mondiaux de l’énergie et d’obtenir de leurs clients potentiels toutes concessions politiques qu’ils jugeront importantes.

Le transfert des richesses à lui seul a déjà atteint un niveau ahurissant. Les pays exportateurs de pétrole ont reçu un total estimé à 970 milliards de dollars en provenance des pays importateurs en 2006, et cette somme, lorsqu’elle sera établie pour 2007, devrait être encore bien plus élevée. Une fraction substantielle de ces dollars, de ces yens et de ces euros ont été placés dans les « fonds souverains » (SWF), ces fonds de placement géants appartenant aux pays pétroliers qui sont utilisés aux fins d’acquérir des investissements rentables de par le monde. Au cours des derniers mois, les fonds souverains du golfe Persique ont tiré profit de la crise financière aux États-Unis pour se rendre acquéreurs d’importantes participations dans les secteurs stratégiques de l’économie américaine. En novembre 2007, par exemple, l’Abu Dhabi Investment Authority (ADIA) a acquis une participation de 7,5 milliards de dollars dans Citigroup, la première banque américaine. En janvier dernier, Citigroup avait cédé une participation encore plus importante, d’une valeur de 12,5 milliards de dollars, à la Kuwait Investment Authority (KIA ) associée à plusieurs autres investisseurs du Moyen-Orient, dont le prince Walid Ben Talal de l’Arabie saoudite. Les responsables de KIA et d’ADIA insistent sur le fait qu’ils n’ont pas l’intention d’utiliser leurs participations dans Citigroup ou les banques et sociétés américaines pour influer sur l’économie des États-Unis ou leur politique étrangère. Mais il est difficile de penser qu’une évolution financière de cette ampleur, qui ne pourra que se renforcer dans les décennies à venir, ne se traduise pas par une certaine forme d’influence politique.

Dans le cas de la Russie, qui a ressuscité des cendres de l’Union soviétique pour redevenir la première superpuissance énergétique, elle dispose déjà de cette capacité. La Russie est aujourd’hui le premier fournisseur mondial de gaz naturel, le deuxième plus grand fournisseur de pétrole et l’un des principaux producteurs de charbon et d’uranium. Alors que de nombreuses entreprises du secteur avaient été brièvement privatisées sous le règne de Boris Eltsine, le président Vladimir Poutine a ramené la plupart d’entre elles sous le contrôle de l’Etat - par des moyens légaux extrêmement discutables dans certains cas. Il a ensuite utilisé la puissance de ces entreprises pour se livrer à des campagnes de corruption ou de contrainte visant les anciennes républiques soviétiques à la périphérie de la Russie, qui dépendent d’elle pour la majeure partie de leurs fournitures de pétrole et de gaz. Les pays de l’Union européenne se sont parfois déclarés consternés par les tactiques de Poutine, mais ils dépendent également de l’approvisionnement en énergie de la Russie, et ont appris à taire leurs critiques pour amadouer la puissance montante russe en Eurasie. On peut considérer que l’exemple de la Russie fournit un modèle de ce nouvel ordre énergétique mondial qui se dessine aujourd’hui.

5. Un risque croissant de conflit

Historiquement, les grands bouleversements de l’équilibre des pouvoir se sont en général accompagnés de violences - et parfois de bouleversements violents prolongés. Soit les états à l’apogée de leur puissance ont lutté pour prévenir la perte de leur statut privilégié, soit leurs challengers ont lutté pour renverser ceux qui se trouvaient au sommet. Cela va-t-il se reproduire aujourd’hui ? Les états affligés d’un déficit énergétique vont-ils lancer des campagnes pour arracher les réserves pétrolières et gazières des états qui contrôlent les surplus ? (La guerre menée en Irak par l’administration Bush, pourrait se définir comme une tentative de ce type). Les états déficitaires en énergie vont-ils tenter d’éliminer des concurrents parmi leurs rivaux atteints du même problème ?

Les coûts élevés et les risques associés à la guerre moderne sont évidents et le sentiment largement répandu est que ces problèmes d’énergie pourraient être mieux résolus par des moyens économiques et non militaires. Néanmoins, les grandes puissances emploient déjà des moyens militaires dans leurs efforts déployés pour prendre l’avantage dans cette lutte mondiale pour l’énergie, et nul ne devrait s’abuser sur cette question. Ces efforts pourraient aisément conduire à une escalade involontaire et au conflit.

L’une des preuves évidentes de l’utilisation des moyens militaires dans cette recherche de l’énergie est fournie par les livraisons d’armes et le soutien militaire que procurent les grands états importateurs d’énergie en direction de leurs principaux fournisseurs. Les États-Unis et la Chine, par exemple, ont accru leurs livraisons d’armes et de matériel aux États producteurs de pétrole en Afrique en Angola, au Nigéria et au Soudan, ainsi que dans le bassin de la mer Caspienne, en Azerbaïdjan, au Kazakhstan et au Kirghizistan. Les États-Unis ont en particulier déployés des efforts pour lutter contre l’insurrection armée dans la région vitale du delta du Niger au Nigéria, la région d’où provient la plus grande partie du pétrole produit dans le pays ; Beijing procède elle aussi à des livraisons d’armes vers le Soudan, où les exploitations pétrolières dirigées par les chinois sont menacées par les insurrections qui ont lieu dans le Sud du pays et au Darfour.

La Russie utilisent également ces livraisons d’armes comme l’un des instruments parmi les moyens qu’elle déploie pour gagner en influence dans les régions majeures de production pétrolière et gazière que sont les bassin de la mer Caspienne et le golfe Persique. Elle tente non pas de se procurer l’énergie pour son propre usage, mais de dominer les flux d’énergie destinés à d’autres. En particulier, Moscou cherche à obtenir pour Gazprom le monopole sur le transport du gaz en provenance d’Asie centrale vers l’Europe grâce à son vaste réseau d’oléoducs. Elle veut également profiter des énormes gisements de gaz de l’Iran, qui renforceraient encore davantage le contrôle qu’elle exerce sur le commerce de gaz naturel.

Le danger, bien sûr, tient au fait que de telles collaborations, qui se multiplient au fil du temps, ne provoquent des courses aux armements régionales, exacerbent les tensions et accroissent le danger d’implication des grandes puissances dans les conflits qui éclatent localement. L’histoire montre de trop nombreux exemples de telles erreurs de calcul aboutissant à des guerres qui échappent à tout contrôle, comme ce fut le cas durant les années précédant la Première Guerre mondiale. De fait, aujourd’hui l’Asie centrale et la Caspienne avec leurs multiples désordres ethniques et les rivalités entre grandes puissances, présentent plus d’une ressemblance avec les Balkans dans les années qui ont précédé 1914.

Tout ceci conduit à tirer une conclusion simple, mais qu’il faut méditer : il s’agit de la fin du monde tel que vous l’avons connu. Dans le nouveau monde ayant l’énergie pour centre de gravité dans lequel nous sommes tous désormais entrés, le prix du pétrole va dominer nos vies et la puissance sera aux mains de ceux qui contrôlent sa distribution au plan mondial.

Dans ce nouvel ordre du monde, l’énergie régira chaque jour nos vies selon de nouveaux modes. Elle déterminera à quel moment et à quelles fins nous utiliserons nos voitures ; à quel niveau, haut ou bas, nous réglerons nos thermostats ; vers quels lieux, quand, et même si nous voyagerons ; les aliments que nous mangerons en dépendrons de plus en plus (étant donné que le prix de la production et de la distribution de nombreuses viandes et des légumes est profondément affecté par le coût du pétrole ou le développement de la culture du maïs pour la production d’éthanol) ; pour certains d’entre nous, cela déterminera où nous vivrons, pour d’autres, le type d’activité que nous entreprendrons ; pour nous tous, quand et dans quelles circonstances nous ferons la guerre ou éviterons les dépendances envers l’étranger qui pourraient nous entraîner vers la guerre.

Une dernière observation : la décision la plus pressante qui attend le prochain président et le Congrès pourrait être : comment faire pour accélérer au mieux la transition des énergies fossiles vers un système basé sur les énergies alternatives respectueuses du climat.

Michael Klare est l’auteur de Resource Wars et de Blood and Oil. Il est professeur au Hampshire College où il enseigne sur les questions de sécurité mondiale et de la paix. Son dernier ouvrage, Rising Powers, Shrinking Planet : The New Geopolitic of Energy, vient de paraître. Une brève vidéo de Klare débattant des grandes questions qui y sont abordées peut être consultée ici