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L’impérialisme US dans les braises orientales

Les difficultés pour Washington et Londres ne font que commencer

Jeudi 13 janvier 2005, par Gilbert ACHCAR

Il était joué d’avance que le renversement de Saddam Hussein et l’occupation militaire du pays ne poseraient pas de problèmes à l’armée américaine, compte tenu de la disproportion énorme des forces en présence. Mais autre chose est de contrôler un pays comme l’Irak. L’avance technologique écrasante de l’armée américaine n’est alors plus aussi déterminante.

Premièrement, il faut un nombre de soldats beaucoup plus important que ce que nécessite une simple victoire militaire. Or l’administration Bush a cru pouvoir occuper l’Irak avec un nombre très limité de soldats. C’est un des talons d’Achille de la puissance des États-Unis : le facteur humain, trop vite considéré comme dépassé, suite à la révolution technologique qui a bouleversé « l’art de la guerre ».

Deuxièmement, il faut avoir en face une population contrôlable, c’est-à-dire qui manifeste un certain degré de résignation, voire d’acquiescement à l’occupation. Or c’est très loin d’être le cas. La majorité de la population irakienne a accueilli l’armée américaine avec un sentiment que l’on pourrait résumer ainsi : « Vous avez renversé Saddam Hussein, merci. Maintenant, quittez les lieux, on ne veut pas de vous comme puissance occupante. »

Ce sentiment est à la racine du mouvement d’opposition à l’occupation, qui fait boule de neige et qui se traduit presque quotidiennement par des opérations armées. À mon avis, ce n’est cependant pas cela qui est déterminant. Le plus important, c’est le caractère massif du rejet de l’occupation, ce sont, par exemple, les manifestations gigantesques, qui se sont déroulées, lors du bras de fer entre le proconsul Bremer et le « grand ayatollah » Sistani sur la question des élections.

C’est cela qui fait que le projet de l’administration Bush est en échec et que l’Irak est déjà devenu un « bourbier » : l’armée américaine y est enlisée et la situation ne fait qu’empirer, sans perspective de sortie honorable. Dans ce sens, il y a des points de comparaison avec le Vietnam. Pas au niveau militaire — il n’y a pas de commune mesure entre la guérilla irakienne et la guerre du Vietnam — mais au niveau politique : comme le Vietnam, l’Irak est devenu un énorme boulet pour la classe dirigeante des États-Unis. Les États-Unis ont déjà dépensé près de 130 milliards de dollars pour leur présence en Irak, avec en ligne de mire le contrôle sur les richesses pétrolières considérables de ce pays. Mais, aujourd’hui, ils ne sont plus certains de pouvoir y rester…

Les enjeux économiques

On constate à ce niveau également une première défaite américaine : Washington n’a pas encore eu la possibilité de changer la donne de l’exploitation du pétrole irakien, ce qui était pourtant son objectif fondamental.

Les États-Unis ne se sont pas lancés dans cette guerre pour les quelques industries de transformation ou services qui existent en Irak. Dans ce domaine, l’administration Bremer a appliqué son programme à la lettre, à coup de privatisations et d’attribution de marchés à des entreprises américaines, sans appels d’offres, y compris au détriment d’autres entreprises américaines — ce qui a provoqué de nombreux scandales.

Par contre, les États-Unis n’ont cessé de reporter les décisions en matière de pétrole, justement à cause de l’hostilité à leur égard qu’ils ont bien vite dû constater dans le pays. Or, plus le temps passe, plus l’hostilité populaire qui les a amenés à reporter les décisions s’intensifie.

Le projet de l’administration Bush n’était pas, comme on l’a dit parfois, de privatiser purement et simplement les ressources pétrolières irakiennes. Cela serait trop difficile à faire admettre. Son objectif était une privatisation qui ne dit pas son nom, sous la forme d’accords permettant aux compagnies pétrolières US de « co-exploiter », avec la compagnie d’État, le pétrole irakien. Mais, aujourd’hui, le principal souci des États-Unis est de savoir s’ils pourront se maintenir dans le pays et à quelles conditions.

Le « transfert »

C’est à l’automne dernier que Bremer a annoncé officiellement son projet de soi-disant gouvernement irakien, réunissant des personnes désignées par l’occupant ou choisies par des assemblées elles-mêmes désignées par l’occupant. Il en a résulté un bras de fer avec pour principal adversaire, Sistani, le plus haut dignitaire chi’ite en Irak.

Le « grand ayatollah » Sistani est un fieffé réactionnaire sur le plan social, un traditionaliste moyenâgeux. Cependant, dans cette bataille, il est apparu comme celui qui défie le proconsul Bremer. Un homme éminemment réactionnaire est ainsi devenu le porte-parole de sa communauté et d’une majorité de la population irakienne, dans l’opposition aux plans des forces d’occupation. Malgré les différences importantes entre Sistani et Khomeini, notamment dans leur conception des rapports entre pouvoir politique et autorités religieuses, cette situation n’est pas sans rappeler le rôle que joua Khomeini en Iran dans la lutte contre le shah. Tout aussi ultra-réactionnaire en matière sociale ou de droits des femmes, Khomeini était devenu la principale figure d’opposition au shah d’Iran, à la fin des années 1970, en reprenant à son compte, dans un premier temps, le thème de la démocratie.

Quand, en novembre 2003, Bremer a voulu forcer la main aux Irakiens, Sistani a relevé le défi et il a appelé à des manifestations qui ont pris une ampleur considérable et ont obligé Bremer à reculer.

L’administration Bush s’est alors une nouvelle fois tournée vers les Nations unies pour obtenir une médiation et pour sauver sa face. Cette médiation a débouché sur la soi-disant promesse d’organiser des élections en janvier 2005. Je dis « soi-disant » parce que je ne crois pas que les États-Unis — en tout cas l’administration Bush — soient réellement disposés à organiser des élections libres en Irak.

Dans ce contexte, personne n’est dupe au sujet de l’échéance du 30 juin. Le gouvernement irakien mis en place reste de fait désigné par les puissances occupantes : même si la formation de ce gouvernement se fait par le biais de l’ONU, ce sont les États-Unis qui, en dernier ressort, l’intronisent. De plus, ce gouvernement n’est pas souverain : il n’a aucun contrôle sur les forces d’occupation, ni même, d’ailleurs, de pleines compétences budgétaires.

En réalité, le 30 juin, la véritable passation des pouvoirs s’est faite entre Bremer et le nouveau « gouvernement » irakien, mais entre Bremer et le nouvel ambassadeur des États-Unis à Bagdad, John Negroponte. Negroponte a fait ses armes au Vietnam et il a trempé dans les plus sales épisodes de l’intervention des États-Unis en Amérique centrale dans les années 1980.

Des réalignements politiques et sociaux

La fracture la plus importante ne passe pas entre chi’ites et sunnites, mais entre Arabes et Kurdes. Aujourd’hui, les Kurdes sont la seule fraction de la population irakienne qui approuve l’occupation et qui croit que c’est dans son intérêt de la perpétuer. Il est vrai que le Kurdistan irakien a bénéficié, à partir de la fin de la première guerre du Golfe en 1991, d’une autonomie réelle et d’un statut très privilégié en comparaison avec le reste de l’Irak. Il a échappé à la dictature de Saddam Hussein. Il a même pu prospérer économiquement en servant de poumon au reste du pays soumis à l’embargo de l’ONU, ce qui a favorisé le développement de toutes sortes de trafics. Tout cela s’est fait sous la protection des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

Pour le reste, le paysage politique est fractionné. Il n’existe pas une force hégémonique, susceptible de gouverner le pays.

Pour cette raison, les perspectives pour une certaine forme de démocratie en Irak sont réelles à condition, bien sûr, qu’il soit mis un terme à l’occupation. Je dis cela dans le sens où, par exemple, on peut affirmer que l’Iran est aujourd’hui infiniment plus « démocratique » que le royaume saoudien. En Iran, il y a des batailles électorales, qui ne sont pas un pur simulacre. Il y a une pluralité de forces politiques, même si c’est dans certaines limites bien connues. Il existe une vie politique iranienne réellement conflictuelle, qui n’a rien à voir avec l’intégrisme islamique totalitaire du royaume saoudien, ni avec l’ex-dictature semi-fasciste de Saddam Hussein.

Le potentiel en Irak pour un certain fonctionnement démocratique est plus grand encore qu’en Iran, car il n’y a pas de force politico-cléricale irakienne hégémonique. De plus, au sein de la population, la majorité chi’ite cohabite avec une minorité sunnite, sans parler des autres minorités, et du reste, aucune communauté n’est homogène. Tout cela contribue à l’existence de conditions objectives pour un fonctionnement pluraliste, même si c’est dans certaines limites.

Les États-Unis ont, involontairement, créé les conditions de cette possible démocratisation. En effet, ils ont cru qu’ils contrôleraient plus facilement le pays en détruisant son appareil d’État, celui de Saddam Hussein. Aux États-Unis, presque tout le monde s’accorde aujourd’hui à dire que la dissolution de l’armée et des services en tous genres, ainsi que la « débaasification » — qui a exclu des dizaines de milliers de fonctionnaires, la plupart membres du parti par strict opportunisme et qui ne sont pas facilement remplaçables — ont représenté une bévue monumentale. Les États-Unis se sont ainsi privés de la seule force qui aurait été susceptible de perpétuer un contrôle de la population : un appareil d’État répressif et bien rôdé.

Cela a créé une situation difficilement réversible. On ne reconstruit pas facilement un appareil d’État que l’on a dissout depuis plus d’un an. On a vu à Fallouja que la tentative de recourir à un général de l’ex-Garde républicaine pour stabiliser la situation a provoqué un tollé tel que l’armée américaine a dû en partie reculer.

Dans ce contexte, la seule possibilité de recomposer un État irakien est de le faire dans un cadre pluraliste, au moins dans un premier temps.

La stratégie par rapport à l’ONU

Il est certain que l’équipe Bush a fait des concessions : le seul fait de s’être à nouveau adressé à l’ONU est un aveu d’impuissance et une « concession » de la part d’une administration qui, jusqu’à une date récente, avait une attitude autrement plus arrogante. Paris, Moscou et Pékin sont ravis de voir le Conseil de sécurité — où les trois États disposent d’un siège permanent et d’un droit de veto — être de nouveau investi d’une responsabilité officielle pour le sort de l’Irak. Toutefois, personne n’est dupe : le fait que Paris et Berlin continuent à refuser de participer à l’occupation du pays, dans le cadre de l’OTAN, indique bien que les deux capitales savent que le pouvoir réel y est encore détenu exclusivement par Washington. Ce qu’elles souhaitent, c’est une véritable association à la gestion de l’Irak, et donc au partage du butin (pétrole et marché de la reconstruction). Le prétexte officiel, c’est que le gouvernement mis en place, malgré l’aval onusien, n’est pas encore assez légitime pour autoriser une présence militaire étrangère. Autrement dit, Paris, Berlin et Moscou attendent que se dégage un gouvernement élu en Irak, ce qui, en théorie, devrait avoir lieu en tout début d’année prochaine. Ils espèrent aussi un changement d’équipe à Washington avec l’arrivée au pouvoir d’un Kerry mieux disposé à les associer et à tourner la page de la détérioration des relations pour cause d’« unilatéralisme » états-unien. D’une élection comme de l’autre, ils attendent que la situation évolue en faveur de leurs intérêts.

« Irakisation »

La tentative de mettre sur pied une force armée irakienne est en cours depuis le début de l’occupation. Jusque-là ce fut un échec patent. Il s’en faut de beaucoup pour qu’une « irakisation » à la manière de la « vietnamisation », c’est-à-dire le remplacement des troupes états-uniennes par celles d’un gouvernement local fantoche, devienne possible ; d’ailleurs, n’oublions pas que la « vietnamisation » elle-même ne fut que le prélude à la débâcle finale…

Ceci dit, dans le cadre de la révision générale de l’action de Washington en Irak, il y a eu également un changement d’homme lige : l’escroc Chalabi a été remplacé par la brute Allaoui, que Le Monde a qualifié, à juste titre, de « Saddam sans moustache ». Celui-ci était partisan, depuis le début, de s’appuyer sur l’appareil du régime baasiste dont il était lui-même un des barons. Après avoir été bercés par les illusions des « néo-conservateurs » (appelés couramment « neocons » aux États-Unis), les États-Unis reviennent à la réalité : ils ne trouveront rien de mieux pour contrôler l’Irak que l’appareil de Saddam. Sauf qu’ils s’y prennent trop tard, et que ce qui aurait pu être une stratégie cynique mais efficace, au début, apparaît maintenant voué à l’échec.

Bush ou Kerry

La principale différence sur ce dossier, entre Kerry et Bush, réside dans la plus grande disposition de Kerry à repartager le gâteau, avec la France et la Russie notamment, afin de permettre une internationalisation plus grande de la gestion de l’Irak, par le truchement de l’ONU. Il pense que cela permettrait de désamorcer la violente opposition à l’occupation du pays. C’est ce que Kerry veut dire lorsqu’il affirme qu’il serait capable, contrairement à Bush, de renouer les liens avec les alliés.

L’administration Bush persiste de son côté à vouloir aménager la présence américaine sans céder de terrain quant au contrôle de l’Irak. Compte tenu de l’évolution de la situation, cela me semble presque impossible.

Mais cela ne veut pas dire non plus qu’une solution à la Kerry ait beaucoup plus de chance de résoudre la quadrature du cercle : maintenir le contrôle des États-Unis sur l’Irak — y compris leur présence militaire dans le pays — tout en le pacifiant.

En effet, si l’on entre dans un processus directement contrôlé par le Conseil de sécurité des Nations unies, la pression pour des élections libres sera trop forte pour y résister. Et je vois mal comment des élections en Irak pourraient porter au pouvoir un quelconque gouvernement s’accommodant de la présence des troupes américaines.

Cela dit, les impondérables sont nombreux. C’est une région très instable, où peuvent se produire des mutations brutales. Personne, par exemple, ne peut miser sur la pérennité des régimes syrien ou iranien. La situation est même en train de devenir critique dans le royaume saoudien, pourtant relativement préservé jusqu’à ce jour sous une chape de plomb.

En réalité, les politiques pratiquées jusqu’ici par les États-Unis au Moyen-Orient, dans ce qu’elles ont de commun d’une administration à l’autre, ne peuvent qu’alimenter le désordre et une forme de descente dans la barbarie — j’avais parlé après le 11 Septembre de « choc des barbaries ».

D’un côté, le scandale des sévices et des tortures pratiqués par des soldats américains en Irak et en Afghanistan, les centaines de prisonniers privés de tout droit à Guantanamo, en violation des conventions internationales, illustrent les pas franchis dans cette spirale régressive du côté américain.

Des alternatives ?

De l’autre côté, au Moyen-Orient, tous les héros populaires sont aujourd’hui des intégristes musulmans : Ben Laden, les chefs du Hamas, du Hezbollah libanais, Moqtada Al-Sadr, etc. On mesure ainsi la dynamique régressive qui pèse lourdement sur la région et qui rend la situation particulièrement sombre.

Dans ce tableau très inquiétant, il y a heureusement quelques petites lueurs d’espoir. Le mouvement mondial contre la mondialisation néolibérale et contre la guerre commence à avoir un impact, très modeste pour l’instant, dans des pays comme le Maroc, l’Égypte ou la Syrie, et il suscite des activités s’inspirant de ce qui se passe en Europe. Le premier forum social marocain a ainsi rassemblé quelques centaines de personnes en 2003 et il tiendra une seconde édition cet été. Un petit mouvement contre la mondialisation cherche à se développer en Syrie. Ces quelques lueurs sont, ainsi, essentiellement dues à des facteurs exogènes ; les facteurs endogènes alimentent plutôt la radicalisation sur le terrain de l’intégrisme islamique.

L’impact nouveau du mouvement altermondialiste renvoie à des changements importants : l’information circule infiniment plus que par le passé au Moyen-Orient et dans le monde arabe. Les chaînes de télévision satellitaires en arabe ont ébréché les chapes de plomb imposées par les régimes autoritaires de la région, qui ne peuvent pas, non plus, contrôler complètement l’accès à Internet.

Ce nouveau contexte peut aussi favoriser l’émergence de nouveaux courants de gauche. Pour se développer, ceux-ci devraient privilégier les domaines sur lesquels les intégristes sont, par essence, incapables de leur faire concurrence : le terrain social, les droits des femmes, la dénonciation du capitalisme sauvage et de ses ravages à l’échelle de la planète. Bien entendu, toute gauche digne de ce nom doit aussi s’opposer à l’occupation et aux plans de domination occidentaux ; mais elle ne saurait, sur ce terrain-là, parvenir à battre les intégristes, qui occupent très largement la scène.

* D’origine libanaise, Gilbert Achcar enseigne à l’Université de Paris-VIII et l’Université américaine de Berlin. Il a écrit des plusieurs articles dans le Monde Diplomatique et Inprecor, ainsi que plusieurs bouquins dont le plus récent, « Le choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial », vient d’être réédité par les Editions 10/18.


D’origine libanaise, Gilbert Achcar enseigne à l’Université de Paris-VIII et l’Université américaine de Berlin. Il a écrit plusieurs articles dans le Monde Diplomatique et Inprecor, ainsi que plusieurs bouquins dont le plus récent, « Le choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial », vient d’être réédité par les Editions 10/18.