Selon le sociologue vénézuélien Edgardo Lander, l’armée de son pays se caractérise par le fait de sa composition populaire, même dans le corps des officiers. : « En général, les classes supérieures ont toujours considéré l’idée d’une carrière militaire avec mépris ». Dans son histoire de la révolution vénézuélienne, l’historien Richard Gott explique que les officiers ont été envoyés dès les années 1970 dans les universités pour côtoyer la population estudiantine. « Ils ont été très tôt exposés aux idées progressistes dans un contexte où la gauche dominait les universités. « Ils se sont aussi intégrés davantage à la société civile plus qu’ailleurs en Amérique latine. » En contrepartie selon Gott, beaucoup moins d’officiers vénézuéliens ont été envoyés à l’école des Amériques dirigée par l’armée américaine à Fort Benning en Georgie. Cette école a été le principal centre de formation militaire pour équiper les militaires dans la « lutte contre l’insurrection ». Certes, ces facteurs expliquent en partie que l’armée vénézuélienne est moins réactionnaire. Mais cela ne permet pas de comprendre pourquoi elle se trouve au centre du processus de transformation le plus radical de l’hémisphère. Pour Gott et Lander, le facteur principal réside dans le rôle joué par Hugo Chavez.
Le facteur Chavez
Chavez est è la fois une personnalité charismatique, un grand orateur, un acteur politique expérimenté et courageux. Il est aussi l’homme de l’armée, qui estime que cette institution est celle qui a libéré le Venezuela à l’époque de Simon Bolivar. Le Président pense que l’armée est donc destinée à jouer un rôle décisif dans la transformation sociale de son pays.
Selon les dires de Chavez lui-même, il s’est joint à l’armée au début pour jouer au baseball. Mais dans les années 1970, les militaires traversaient une période turbulente. Ils étaient au cœur de la lutte contre la guérilla tout en étant exposés aux idées progressistes dans les universités où proliféraient les groupes de gauche clandestins. Plus tard, Chavez est devenu enseignant d’histoire au Collège militaire du Venezuela. Entre-temps, il a entrepris de construire un réseau clandestin, le « Mouvement révolutionnaire bolivarien ».Il était très critique face au système démocratique dysfonctionnel dominé par deux grands partis corrompus, l’Accion Democratica et la Copei. Peu à peu a germé l’idée d’un coup d’état qui ouvrirait la porte à une renaissance nationale. Mais tel que le raconte l’historien Richard Gott, la révolte populaire de 1989, le « Caracazo » a pris les militaires de court. Pendant trois jours, des milliers de pauvres urbains et ruraux ont envahi les rues pour s’opposer aux hausses de prix ordonnées par le gouvernement sous l’influence du FMI. Cette révolte eut un impact durable sur les militaires, d’une part pour démontrer l’ampleur de la colère populaire, d’autre part pour placer les militaires dans le rôle ingrat d’agents de la répression.
Trois ans plus tard, Chavez était devenu commandant d’un régiment de parachutistes. Avec ses collègues, il jugea que le temps de l’action était arrivé. Son coup d’état échoua, mais par cette action, Chavez est devenu une personnalité nationale. « En une minute à la télévision explique Gott, Chavez est devenu un héros en demandant aux militaires de baisser leurs armes ». Il en profita également pour livrer un message politique, appelant la nation à se réinventer.
Emprisonné pendant quelque temps, Chavez libéré s’investit dans la campagne présidentielle. Tout en restant en contacts avec ses compagnons militaires, il a alors choisi la voie constitutionnelle et ainsi, il fut élu une première fois en 1998 avec une large majorité. Son gouvernement se caractérisa dès le début par le grand nombre de militaires en faisant partie. En 1999 lors des pluies torrentielles qui détruisirent une partie du pays, l’armée fut déployée pour aider les gens. Des unités composées de militaires et de civils furent constituées pour développer de nouveaux programmes agro-industriels. Les hôpitaux militaires furent ouverts à la population.
Transformer l’institution militaire ?
Cette réorientation de l’armée fut cependant critiquée par certains secteurs de la hiérarchie militaire qui ne voyait pas d’un bon œil le président populiste et les réformes radicales. Lorsque furent mis sur la table des projets comme la réforme agraire et la reprise en main du secteur pétrolier, des éléments de l’armée ont entrepris une nouvelle conspiration avec l’appui de l’élite, des propriétaires des grands médias et d’une partie de la classe moyenne. En avril 2002, les confrontations aboutirent au coup d’état. Mais celui-ci fut mis en échec par les commandants sur le terrain et les officiers juniors qui sont restés loyaux à Chavez ou neutres. Entre-temps, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour appuyer Chavez. Peu après, les loyalistes ont déclenché un contrecoup et arrêté les putschistes. Revenu au pouvoir, Chavez en a profité pour compléter la transformation de l’armée. Plus de 100 officiers supérieurs ont été mis en accusation ou renvoyés. Une purge en profondeur a mis en place une nouvelle direction de l’armée, au détriment des ambitions des putschistes et des Etats-Unis.
Le projet de Chavez qui se définit comme un mouvement « vers » le socialisme repose sur l’appui très fort des classes populaires. Mais l’armée est la seule institution organisée sur laquelle il s’appuie. Les médias, la hiérarchie de l’Église, la bureaucratie, les partis politiques, sont globalement contre lui. Chavez entre-temps préfère continuer avec un mouvement plutôt vaguement organisé derrière lui. Avec l’armée, Chavez accélère l’inclusion des auxiliaires urbains et des réservistes, mieux connus sous le nom des « Cercles bolivariens » qui compte près d’un million de membres et qui joue un rôle central dans l’organisation et la provision des services sociaux dans les bidonvilles. Ces auxiliaires participent avec la garde nationale à l’expropriation des terres privées dans le cadre du programme de réforme agraire.
Un modèle ou une exception ?
Selon Lander, l’armée est loyale parce qu’elle n’est pas corrompue et qu’elle est plus efficace que les autres institutions. « Elle est particulièrement efficace pour faire face aux problèmes immédiats, comme la construction d’écoles et de cliniques servies par des médecins cubains. Mais ce n’est pas une solution à long terme. Une révolution qui ne s’institutionnalise pas faiblit à la longue. Il y a une prolifération de solutions ad hoc ». Certes à court terme, Chavez et ses officiers sont enthousiastes à poursuivre la révolution. Interrogé à ce sujet par Richard Gott, Chavez expliquait qu’avant, « les militaires étaient comme des eunuques. Ils ne pouvaient pas parler. Ils devaient regarder dans le silence la corruption et le désastre infligé par le gouvernement. Des officiers volaient la nourriture des soldats. C’était une fausse discipline ». Ce genre de frustrations est à l’œuvre dans d’autres forces militaires dans le tiers-monde.
Aux Philippines par exemple, l’armée est agitée. Elle est traversée de courants contradictoires qui réagissent à une crise qui ressemble à celle du Venezuela. Mais il est peu probable que les militaires philippins suivent la voie d’Hugo Chavez. Cette armée n’a pas d’héritage révolutionnaire nationaliste. Elle a été formée sous la direction des Etats-Unis lors de la campagne de « pacification » dans les années 1890. Depuis l’indépendance en 1946, l’institution militaire a gardé des liens très proches avec l’armée américaine. Elle n’a pas développé d’affinités avec la société civile ou le monde universitaire comme le Venezuela. Elle a au contraire concentré ses efforts à combattre l’insurrection de la Nouvelle armée populaire. Les groupes putschistes qui ont émergé ces dernières années comme le Mouvement pour la réforme des forces armées ne se présentent pas avec une perspective anti-impérialiste ou de classe. Enfin, l’armée reste proche des élites traditionnelles.
L’histoire n’a cependant pas dit son dernier mot. Les forces armées peuvent être affectées par les transformations dans le milieu ambiant. Après tout dans les années 1980, il n’était pas évident que l’armée vénézuélienne évoluerait d’une telle façon.