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CUBA

L’avenir de la révolution

En marge du 80ième anniversaire de Fidel Castro

Vendredi 1er décembre 2006, par Richard Gott

Dans une station service près de la ville provinciale cubaine de Cienfuegos, une demi-douzaine d’adolescentes se tiennent nonchalamment prés des pompes à essence, et s’activent lorsqu’une voiture ou un camion se présente. Elles manient adroitement les pompes, encaissent le paiement et enregistrent la transaction sur un grand formulaire officiel. Elles sont proprement vêtues de t-shirts et jeans avec un slogan inscrit dans le dos qui annonce leur qualité de "trabajadores sociales", ou travailleurs sociaux. Il s’agit là de la toute dernière armée de guérilla de Fidel Castro, déployée pour lutter contre une plaie à laquelle les économies centralisées ont toujours été particulièrement vulnérables, la corruption. Ils sont aussi l’avant-garde d’une génération dont dépend l’avenir de la révolution cubaine.

Lors de mes précédentes visites à Cuba, j’ai pu constater les problèmes liés à l’approvisionnement de carburant, et j’y ai même participé. En parcourant le pays en voiture on finissait toujours par tomber sur une âme charitable qui se proposait de nous diriger vers une citerne située dans l’arrière cour d’une maison, où le carburant était vendu à un prix avantageux ou simplement soustrait au rationnement. Il avait été siphonné dans les réserves de l’Etat. Cette pratique semblait assez inoffensive. Elle avait pourtant commencé à porter atteinte à l’économie. Castro se plaignait que « beaucoup d’essence était volée et vendue », et l’année dernière son gouvernement a présenté une solution originale. Quelques 10.000 jeunes militants, dont plus de la moitié sont des femmes, ont pris le contrôle des pompes à essence du pays, tandis que les employés habituels ont été renvoyés chez eux avec le maintien intégral de leur salaire.

Le rôle des travailleurs sociaux ne se limite pas aux stations services. Ils passent aussi de maison en maison pour distribuer des ampoules électriques à économie d’énergie, pour vérifier que tout le monde possède les nouveaux autocuiseurs électriques fournis par la Chine et pour inciter les gens à échanger leurs anciens réfrigérateurs des années 50 pour des modèles plus économiques en matière d’énergie. D’autres seront chargés d’examiner les pratiques financières dans les boulangeries et les entreprises de construction. Quelques 30.000 de ces jeunes révolutionnaires ont été déployés à travers le pays, âgés entre 16 et 22 ans. Il y a quelques années encore, ils étaient considérés comme une classe contre-révolutionnaire potentielle. A présent ils sont formés à la comptabilité et participent au maintien de la mystique révolutionnaire.

Une des caractéristiques de la révolution a été sa capacité à se réinventer. Castro était à l’origine un guérillero révolutionnaire avec un programme utopiste qui visait à créer une nouvelle société ; ensuite, dans les années 70, il est devenu l’homme des soviétiques avec un profil communiste traditionnel ; puis dans les années 90 (après la chute de l’Union Soviétique) il est devenu un survivant, même au prix de concessions idéologiques. Finalement, au 21e siècle, avec une économie qui commence à se redresser après des années de désastre, il se définit toujours comme un socialiste mais aussi comme un authentique militant écologiste. Les efforts pour réduire la corruption, économiser l’énergie et promouvoir l’agriculture biologique font tous partie d’un nouveau combat qui vise à raviver la flamme de la révolution auprès d’une génération qui n’a pas connu les années dorées de l’aide soviétique, moins encore celles de la ferveur des débuts de la révolution, il y a un demi siècle de cela.

Castro, qui aura bientôt 80 ans, a le même âge que la reine d’Angleterre. Sa longévité aux commandes de l’Etat est pratiquement la même [que la Reine] et il est apparemment toujours aussi actif. Au mois de novembre dernier, il a parlé pendant cinq heures à l’université et a ensuite conversé avec les étudiants jusqu’à l’aube. Et pourtant il n’a pas l’air en bonne santé. Ceux qui lui sont proches trouvent qu’il a parfois des difficultés à développer un argument. Ses discours intelligents mais parfois radoteurs ont tendance à être corrigés avant d’être imprimés. Alors que je pensais qu’il allait durer encore une décennie, je pense à présent qu’il aura du mal à passer l’année 2009, l’année des célébrations du cinquantenaire de la révolution.

Castro a peut-être la même opinion. En s’adressant aux étudiants, il a abordé le problème de ce qui se passerait après sa mort, et a posé une série de questions rhétoriques : « Lorsque les vétérans commenceront à disparaître, pour laisser la place à des nouvelles générations de dirigeants, que va-t-il se passer ? Peut-on rendre le processus révolutionnaire irréversible ? » Il a averti que bien qu’il paraissait peu probable que la révolution puisse être renversée de l’extérieur, il est possible qu’elle s’auto-détruise. Il a dit que c’était aux nouvelles générations de s’assurer qu’une telle chose ne se produise pas, tout en admettant que son propre règne a été loin d’être parfait. « Après tout, nous avons commis de nombreuses erreurs que nous n’avions tout simplement pas remarquées à l’époque ».

Une de ces erreurs fut de ne pas reconnaître que la production de sucre était devenue nettement peu rentable. « Il y a avait de nombreux économistes dans le pays et je ne veux pas les critiquer, mais j’aimerais savoir pourquoi nous n’avons pas découvert plus tôt que notre niveau de production de sucre était impossible à maintenir. L’Union soviétique s’était effondrée, le pétrole valait 40 dollars le baril, les cours du sucre était au plus bas, alors pourquoi n’avons nous pas pris des mesures pour rationaliser cette industrie » au lieu de cultiver des milliers d’hectares chaque année. « Aucun de nos économistes ne semblait l’avoir remarqué, et il nous a fallu pratiquement leur ordonner de tout arrêter. » Dans la pratique, de nombreux économistes savaient parfaitement ce qui se passait. Ce qu’il leur manquait était une presse libre pour étayer leurs conclusions. Bien que les débats en interne soient plutôt bien documentés et même parfois explosifs, les débats publics sur les stratégies économiques sont presque totalement absents.

Cuba produisait jusqu’à 8 millions de tonnes de sucre par an. Cette industrie est désormais pratiquement abandonnée tournant ainsi le dos à 300 ans d’histoire du pays. Aujourd’hui le pays produit à peine 1 million de tonnes pour le marché intérieur. Les revenus du pays proviennent du tourisme, du nickel et de l’exportation de médecins et formateurs sportifs au Venezuela [contre du pétrole]. Ce dernier projet, couplé avec une production locale de pétrole qui couvre 50% des besoins, a donné un nouveau souffle à l’économie pour la première fois depuis l’effondrement soviétique il y a 15 ans. Même si les villes sont toujours dans un triste état, de grandes quantités de nourriture sont disponibles sur les marchés privés (au prix fort). Les gens se plaignent moins qu’il y a quelques années, bien que les moyens de transport constituent toujours un point noir.

Les filles devant les pompes à essence font partie d’un projet visant à résoudre le problème de l’aliénation de la jeunesse. A présent Castro tente d’attaquer le problème des inégalités croissantes qui constitue un des phénomènes majeurs de ces dernières années. Il a critiqué les « nouveaux riches », qui reçoivent des dollars de leurs familles à Miami ou qui travaillent dans le tourisme et peuvent gagner 20 ou 30 fois plus qu’un médecin ou un enseignant. Il ne s’oriente pas vers une économie de marché mais vers une société qui est plus consciente de la valeur de ce qu’elle consomme. Tandis que la santé et l’éducation resteront gratuites, les subventions à l’électricité ou à l’habitat seront diminuées, et le rationnement alimentaire sera progressivement réduit jusqu’à disparaître éventuellement.

Ce sont là des changements importants, même si la hausse des salaires et retraites a permis d’amortir le choc. Ces sont des mesures destinées à sauvegarder l’avenir de la révolution. « Les révolutions sont-elles condamnées à l’échec ? » demanda-t-il aux étudiants l’année dernière. « Est-ce que la société peut les empêcher de s’effondrer ? »

Personne ne connaît la réponse, même si la place de Castro dans l’histoire semble assurée. Les Européens pensent parfois que Castro a largement fait son temps et qu’il représente une sorte de dinosaure survivant d’une époque communiste révolue. Pourtant, avec le basculement à gauche de l’Amérique latine, Cuba est de nouveau en phase avec le continent, et développe des relations diplomatiques et économiques qui auraient été impensables au cours des cinquante dernières années. Castro lui-même est considéré en Amérique latine comme une des personnalités les plus populaires et respectées, reconnu par les nouvelles générations comme une des grandes figures du 20e siècle.


Voir en ligne : URL : http://risal.collectifs.net/