Les passages mis en avant, en particulier dans les traductions de l’original vers les langues étrangères, sont perçus comme des appels à l’extermination et à la haine, enfermant quasiment la lutte des Palestiniens pour la libération de leur terre dans un moule religieux foncièrement hostile, dont le but est de combattre les Juifs en tant que tels. Les efforts des officiels israéliens se conjuguent aux pressions et à la désinformation des lobbies sionistes dans le monde pour présenter le Hamas et à travers lui les Palestiniens comme des « loups » prêts à se jeter sur « l’innocent » Israël. Le matériel que l’on cueille ici ou là pour justifier la thèse ne manque pas, et la Charte du Hamas en fournit aujourd’hui la part la plus importante. Si bien qu’au fil des médias et des débats en cours, on voit se métamorphoser les données du conflit ; celui-ci semble dès lors se cristalliser autour d’un texte au lieu d’apparaître comme la conséquence d’une situation meurtrière qui ensanglante une terre occupée. L’absence de justice et la brutalité israélienne témoignent du droit palestinien cependant que dans son ensemble, écrit comme oral, le discours palestinien (et arabe et islamique, dans sa quasi totalité), dilapide ce droit. C’est dans cette voie que s’engagent les slogans antisémites à bon marché, naïvement et stupidement disséminés dans les discours, les assertions crûment menaçantes ponctuant les documents et communiqués politiques. Et généralement, plus la menace est énorme plus la mise en œuvre est maigre. Par contre, chez la partie adverse, le rapport est inversé ; un discours tempéré sur la nécessité de refréner l’effusion de sang enveloppe autant l’armée d’occupation traditionnellement appelée « Armée de Défense d’Israël » que la pratique quotidienne d’assassinats, de poursuites, de démolitions des maisons palestiniennes ; ici, la mesure de l’expression contrebalance la brutalité de la réalisation.
Pour ce qui est de la situation palestinienne, il n’est pas besoin d’un génie supérieur pour avancer des arguments « super » convaincants. C’est un cas d’occupation dont l’évidence s’impose ; et c’est donc de personnes clairvoyantes que l’on a besoin pour défendre la cause et non de discours choc. Il n’est pas non plus nécessaire de plonger dans le tréfonds de l’Histoire ni de remonter jusqu’à Adam et Eve pour prouver l’injustice qui a frappé les Palestiniens. C’est pourtant dans ce sens que va la Charte du Hamas alors même qu’en pratique, elle a été dépassée depuis longtemps par le mouvement. Rares sont les allusions et références qui y sont faites, au cours des dernières années, par ceux-là même qui s’en réclament, ce qui est d’ailleurs à leur avantage. La Charte a été rendue publique en août 1988, moins de neuf mois après la création du mouvement Hamas. Depuis, elle n’a cessé d’être l’objet de contestations. Le texte de la Charte, son esprit empreint d’historicisme, son style noyé dans la réthorique et les citations lyriques ont tôt fait de montrer qu’elle avait été rédigée et publiée à la hâte, sans pouvoir tirer parti de débats à la mesure de son importance. Il est apparu, par la suite, qu’elle avait été presque entièrement rédigée par une seule personne, un des grands vétérans des « Frères Musulmans », empreint de cette culture traditionnelle dont la marge de rapport à la politique et au monde est restée cantonnée dans les limites les plus étroites.
Dans la seconde partie de la Charte, article 9, on lit, sous le titre « Objectifs », cet exposé confus et creux, où s’étale un jargon aberrant, vide de sens : « Le mouvement de résistance islamique s’est trouvé à une époque où l’Islam était absent du vécu ; c’est pour cela que les rapports furent renversés, les concepts brouillés, les valeurs ébranlées ; l’injustice et l’obscurité régnaient, les malfaisants dominaient, les lâches prétendaient au courage des tigres ; le pays profané, l’errance aux quatre coins de la terre fut le sort des victimes de la spoliation. L’Etat du droit avait disparu pour laisser place à l’Etat du mal, plus rien n’est resté en place... » Quant à la définition des objectifs pour la réalisation desquels fut fondé le Hamas, elle n’est pas moins confuse : « Objectifs : Affronter le mal, l’écraser, le refouler, afin que règne le droit, que revienne la patrie et que du haut de ses mosquées les muezzins proclament l’édification de l’Etat de l’Islam, que l’ordre règne à nouveau sur les gens et les choses, avec l’aide de Dieu. »
De plus, la Charte abonde en expressions et analyses se référant aux « Protocoles des Sages de Sion », un écrit commandé par le Tsar de Russie, fabriqué de toutes pièces et rédigé dans un contexte situationnel purement raciste et antisémite, en vue de préparer le terrain aux pogroms anti-juifs de l’époque. Si déjà il est indigne d’un chercheur peu cultivé de se fonder sur les « Protocoles », que serait-ce alors d’un mouvement politique aujourd’hui associé à la direction du peuple palestinien ? A l’article 31 de la Charte on peut encore lire : « Le plan sioniste est sans bornes ; après la Palestine ils visent l’expansion du Nil jusqu’à l’Euphrate et une fois la région conquise digérée, ils chercheront à s’étendre davantage, et ainsi de suite. Leur plan est exprimé dans ’Les Protocoles des Sages de Sion’ et leur présent est le meilleur témoin de nos dires. » Puisant toujours dans le même ordre d’idées, la Charte énumère à l’article 22 les éléments qui font la force de l’ennemi et souligne le fait que « le plan des adversaires est préparé depuis longtemps ; pour en arriver au point où ils en sont, ils l’ont exécuté avec maîtrise, agissant sur les facteurs susceptibles d’influencer le cours des choses, ils ont ainsi œuvré à réunir d’immenses fortunes qu’ils ont consacrées à la réalisation de leur rêve ; au moyen de la finance, ils ont contrôlé les médias internationaux, agences de presse, journaux, maisons d’édition, radios et autres. Au moyen de la finance, ils ont provoqué les révolutions dans le monde entier afin de réaliser leurs intérêts et en récolter les fruits. Ce sont eux qui sont derrière la Révolution française, la révolution communiste et la plupart des révolutions dont on entend parler ici ou là... »
Ces discours archaïques et stériles causent du tort au Hamas en ce qu’ils contredisent son image actuelle et ne reflétent pas l’évolution de sa pensée politique, pragmatique et nationale dont témoigne sa représentation du conflit avec Israël au cours des vingt dernières années. Ils n’en demeurent pas moins un fardeau pour le mouvement qui n’arrive pas à les désavouer. Si l’on compare les textes anciens de la Charte à des textes postérieurs, les derniers en date étant le programme électoral du mouvement lors du vote pour le Conseil législatif et le document pour l’entente nationale, il nous est difficile de dire qu’ils sont le produit du même mouvement. Au cours des toutes dernières années, le débat interne autour du remaniement de la Charte ou de sa conservation dans sa forme actuelle, se heurtait invariablement à la crainte permanente qu’une modification puisse être interprétée par « les autres » comme un renoncement du Hamas à ses principes d’où l’on concluait que « le moment n’[était] pas propice pour franchir ce pas. » Aujourd’hui pourtant, il faut se rendre à l’évidence du fait que l’ajournement répété du remaniement sous prétexte d’une conjoncture défavorable était le produit d’une vision politique étroite. Car en raison des continuels atermoiements, le mouvement s’est retrouvé dans des situations encore plus pénibles et plus délicates et la conséquence fut qu’on adopta tout simplement la politique de l’autruche alors que, parallèlement, le Hamas et son discours évoluaient et produisaient des textes contredisant la Charte et son langage. Dans tous les cas, lorsque le Hamas était encore dans l’opposition, l’évaluation de l’intérêt qu’il y avait à maintenir le statu quo relativement à la Charte était uniquement du ressort du mouvement et de son organisation, le reste des Palestiniens n’ayant le droit que de critiquer à distance.
Toutefois, la situation palestinienne, en particulier celle du Hamas, a changé de fond en comble après les élections de l’an passé, la victoire de celui-ci, la formation d’un [premier] gouvernement puis d’un gouvernement d’union nationale. A l’étape actuelle, le Hamas est devenu une composante essentielle de la direction du peuple palestinien et ne fait plus simplement partie du paysage politique. Aujourd’hui, les Palestiniens où qu’ils se trouvent, où qu’ils aillent, doivent rendre compte des textes du Hamas, y compris de sa Charte dans la mesure où ce document relève de leurs dirigeants. Et de ce fait, le débat relatif à la Charte du Hamas et à sa modification ne peut plus être limité à cette seule organisation ; d’une affaire interne la question est passée à l’ordre général ; elle est la préoccupation de tous les palestiniens et le débat devient un impératif.
Il va de soi que personne n’entrevoit ou ne s’illusionne sur le fait que le remaniement d’un texte, retouché ici ou là, va entraîner un changement direct et immédiat de la situation politique sur le terrain. Mais l’illusion c’est aussi de faire montre de peu d’intérêt envers ce qui est susceptible d’ouvrir de nouveaux fronts devant les Palestiniens dont ceux-ci n’ont que faire et qui ajoutent à leur pertes un supplément négatif. Le discours raciste à l’égard des Juifs comme appartenant à une race, à une religion, porte préjudice au fondement même de l’équité de la cause palestinienne. Le maintien de la terminologie « qaedienne » (par allusion à la Qaeda, NdT) dans la Charte du Hamas, - terminologie qui porte le conflit au plus haut degré et procède de la logique des « Croisades », ne faisant pas de distinction entre Etats et sociétés, représentant le monde entier [comme étant] « contre nous »- est destructeur. Vilipender la Révolution française et la révolution bolchévique, par exemple, c’est provoquer ceux que le Hamas cherche aujourd’hui à mobiliser aux côtés du peuple palestinien dans l’implacable bataille du siège [boycott financier] livrée contre lui.
En réalité, ce que l’on attend du Hamas, compte tenu de ses nouveaux statut et responsabilités, c’est non seulement de modifier sa Charte, mais ce qui est bien plus important, on espère qu’il présentera sa vision d’une solution historique du conflit sur la Palestine : [Entrevoit-il] un Etat ou bien deux Etats ? Un Etat démocratique ou un Etat islamique ? Un groupement à l’instar du Bénélux ou un Etat bi-national ? Ou bien quoi ? Il lui est demandé de présenter une vision fondée sur des principes humains et des valeurs profondes qui consacrent à nouveau l’équité de la cause et des droits palestiniens, en faisant preuve de créativité pour épargner aux Palestiniens l’embarras des grands slogans et des équations nulles, de sorte qu’ils puissent adopter cette vision comme étant la leur et comme participant du monde terrestre -non religieuse ou métaphysique-, et qu’elle soit le levier de leur projet national de libération et non pas un fardeau pour lui.
*Khaled Al-Hroub est écrivain et chercheur palestinien. Université de Cambridge. [ NdT : Khaled Al-Hroub a été correspondant en Jordanie du journal d’opposition égyptien Al-Shaab, de la mouvance islamique (durant les années 80 et 90), puis rédacteur en chef du journal Falastine al-muslima, proche du Hamas, paraissant à Londres. Il a animé pendant les dernières années (2002-2006) une émission sur les livres pour la chaîne Al-Jazeera.]
**Al-Hayat (Londres) - Traduit de l’arabe par M.A.