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HUMANITAIRES ET ALTERMONDIALISTES

Lundi 30 octobre 2006, par Gustave MASSIAH

Entendu dans son sens littéral, en tant qu’adjectif, l’humanitaire, qui vise au bien être de l’humanité, prête peu à contestation. En tant que nom commun, défini comme l’ensemble des organisations humanitaires, il prête déjà à plus de discussions. Le mouvement humanitaire occupe une place spécifique dans l’ensemble du mouvement de solidarité et particulièrement dans le mouvement de solidarité internationale. Il s’est différencié des autres courants du mouvement de solidarité internationale, des tiers-mondistes, des anti-colonialistes et anti-impérialistes, des « développementistes ». Il a aussi évolué dans cette confrontation et s’est partagé dans ses conceptions et dans ses pratiques. Nous ferons l’hypothèse que la mouvance altermondialiste prolonge et renouvelle les courants et les formes de la solidarité internationale. Elle propose une nouvelle cohérence et constitue un nouvel espace de convergence dans lequel se reconnaît et se retrouve une partie du mouvement humanitaire.

Des premières ONG aux associations de solidarité internationale

Le mouvement de solidarité internationale se construit à partir de plusieurs courants qui sont amenés à évoluer avec la décolonisation. Le courant caritatif trouve ses sources lointaines dans les congrégations et les ordres religieux. Il est renouvelé par un courant humanitaire qui trouve ses origines dans les réactions aux guerres. La Croix Rouge est la première ONG (organisation non gouvernementale) au sens propre du terme, reconnue par les Nations unies. Le Secours Rouge qui deviendra le Secours Populaire Français est créé en 1925, la CIMADE (Comité inter-mouvements auprès des évacués) en 1939, le Secours Catholique, branche française de Caritas en 1947. C’est aussi la période de création des grandes ONG anglo-saxonnes ; OXFAM en grande Bretagne en 1942, CARE en 1945 et World Vision en 1950 aux Etats-Unis.

A partir de la fin des années cinquante, le thème dominant est celui de la lutte contre la faim. Emmaüs international est créé en 1955 à travers l’Institut de recherche et d’action sur la misère du monde qui deviendra l’IRAM. Entre 1963 et 1965, on voit apparaître Terre des Hommes en France, Medicus Mundi, l’AFVP et Frères des Hommes.

La vague des indépendances des années soixante va amener ces associations à associer à la lutte contre la faim la préoccupation du développement. Ainsi, en 1960, dans le sillon de la Campagne Mondiale contre la faim, se situe la création du CCFD (Campagne Catholique contre la Faim et pour le Développement). C’est la période du proverbe chinois : donne moi un poisson, je mangerai un jour ; apprend moi à pêcher, je mangerai toujours. En 1958, le Père Lebret crée l’IRFED (Institut de Recherche et de formation, éducation au développement) ; il développe une théorie de l’animation et de la formation orientées en priorité dans les zones rurales. Henri Desroches crée le Collège Coopératif qui fait le pont avec l’éducation populaire. Dès le début des années soixante, plusieurs mouvements de jeunesse et d’éducation populaire interviennent en Afrique ; les Eclaireurs et Eclaireuses de France, les Scouts et Guides de France, la Ligue Française de l’enseignement et de l’éducation permanente, la Fédération Léo Lagrange, les CEMEA (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active).

Parallèlement à cette mouvance tiers-mondiste, il faut souligner l’émergence d’un courant issu des luttes anti-coloniales. Il apparaît dans le mouvement pour la paix en Algérie, les associations étudiantes africaines et maghrébines, les comités Vietnam, l’Association d’amitié avec les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Il se décline en comités de soutien et de lutte. A partir de 1965, le cedetim (centre d’études et de documentation sur les problèmes du Tiers-monde, devenu en 1968, centre anti-impérialistes et aujourd’hui, centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale) en appuiera plusieurs, parmi lesquels les comités anti-outspan qui deviendront le MAA (mouvement anti-apartheid) et les comités de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien. Le cedetim regroupera un grand nombre de coopérants progressistes, qu’on appellera les « pieds-rouges » qui voudront appuyer les indépendances.

Entre les tiers-mondistes et les anti-impérialistes, le débat est vigoureux. Les premiers trouvent les seconds trop politistes, et même trop politiques, et leur reprochent leur soutien à des Etats peu soucieux de respect des libertés. Les seconds trouvent les premiers trop basistes, localistes à travers leurs micro-réalisations et trop ruralistes et respectueux des autorités traditionnelles et religieuses. Ce clivage va s’atténuer dès la fin des années soixante. Une nouvelle génération de responsables va être porteuse d’une culture politique nouvelle, forgée dans les années de mobilisation qui vont suivre 1968. Les anti-impérialistes vont prendre conscience de l’évolution des régimes issus de la décolonisation et les tiers-mondistes vont mesurer les limites des actions locales. Ils vont se retrouver, ensemble, confrontés à l’offensive des anti-tiers-mondistes orchestrées par l’association Libertés sans frontières.

Les associations de solidarité internationale et le mouvement humanitaire

C’est que, pendant ce temps, une nouvelle génération d’humanitaires a vu le jour à partir de la création de MSF (Médecins sans frontières) au moment de la guerre du Biafra en 1971. L’affirmation de ce nouveau mouvement d’action humanitaire, autour de MSF avec plusieurs associations dont Médecins du Monde, Action Internationale Contre la Faim, Equilibre et d’autres, va bouleverser le fond et les formes du débat. Elle commencera par une période de confrontation très vive liée à l’affirmation, parfois exacerbée et sans nuances, du nouveau cours de l’action humanitaire.

Les questions posées par le nouveau mouvement humanitaire sont très pertinentes ; elles soulèvent des problèmes réels et fondamentaux. Elles bousculent les ONG qui interviennent dans l’humanitaire et qui ont entamé le passage du caritatif au développement. Le choc est d’autant plus vif que les nouvelles associations occupent le terrain de la solidarité sans ménagements et en affirmant une claire volonté d’hégémonie.

Dans une situation marquée par la crise de la décolonisation, l’évolution préoccupante des régimes issus des mouvements de libération nationale, la généralisation des guerres internes et des conflits ethniques, l’apathie des pouvoirs publics et l’indifférence de l’opinion, l’irruption du discours de l’action humanitaire est salutaire. On peut en discuter les termes, non l’importance de la réaction d’un mouvement humanitaire qui réaffirme son autonomie par rapport aux institutions politiques et religieuses.

Le discours met en avant la priorité donnée à la survie qui fonde l’urgence. Il affirme l’universalité des droits humains et revendique la légitimité de la solidarité humaine par rapport à la souveraineté nationale qui serait représentée exclusivement par les Etats ; ce serait le fondement du « sans-frontièrisme » et du droit d’ingérence humanitaire. Il met en avant le professionnalisme, la mobilisation des volontaires, la rapidité d’intervention, la mobilisation sur les situations d’urgence ; ce serait le fondement de l’efficacité et la preuve de la crédibilité et de l’utilité de l’aide. Il met l’accent sur la sensibilisation de l’opinion à travers les ressorts de l’émotion et du spectaculaire ; ce serait le fondement des rapports consubstantiels avec les médias.

Ce discours séduit dès l’abord et les nouvelles associations humanitaires s’imposent parmi les plus importantes de la solidarité internationale. Elles mobilisent de très nombreux volontaires en rencontrant le désir d’engagement immédiat et personnel de nombreux jeunes ; elles drainent des dons privés très importants ; elles captent une part croissante des fonds publics de l’aide au développement ; elles sont appuyées de manière constante par les médias et touchent l’opinion publique.

Après la période d’affirmation, les discours se diversifient et perdent une partie de leurs aspérités. Une partie des associations et de leurs porte-paroles poursuit leur offensive contre les autres composantes du mouvement de solidarité internationale. Le refus, justifié sur le fond, de la culpabilisation et du masochisme dérape vers le relativisme et rejoint les secteurs qui dans nos sociétés revendiquent ouvertement la réhabilitation de la colonisation. La critique, justifiée sans conteste, des Etats du Sud tourne à la diabolisation et le droit d’ingérence s’oriente vers une pression sur les Etats du Nord pour les pousser à imposer des conditionnalités qui mélangent les revendications démocratiques et l’ajustement au marché mondial. Les Etats du Nord sont encore présentés comme des arbitres sans considération pour leurs dénis grandissants pour les droits humains, leur responsabilité dans les guerres, leur rôle dans la structuration inique du système économique et politique mondial.

La culture de l’urgence développée est fondée sur une vision du Sud, occidentale et décomplexée, à travers une politique médiatique audacieuse qui conteste frontalement les sociétés civiles et les associations de ces pays. L’opposition maintenue entre urgence et développement fait l’impasse sur les causes et sous-estime la reprise en main par les grandes puissances qui prend les formes d’une recolonisation d’une partie du Sud.

Il existe fort heureusement un discours très différent dans le mouvement humanitaire. Les positions courageuses et nuancées de Rony Brauman et de tant d’autres tranchent complètement avec ces dérives. De même de nombreuses associations humanitaires sont aujourd’hui sur une position qui combine de manière heureuse le rapport entre urgence et transformation sociale. Dès le début des années quatre-vingt, la montée en puissance de l’humanitaire d’Etat va peser sur l’évolution du mouvement humanitaire et amener une partie de ce mouvement à converger avec l’ensemble du mouvement de solidarité internationale.

La politique étrangère des Etats met en avant l’action humanitaire et les droits de l’Homme. Il s’agit de faire coïncider l’idéalisme et les intérêts égoïstes des « monstres froids ». Cette évolution modifie les rapports entre l’humanitaire et le politique. A l’autonomie de départ succède un jeu complexe d’alliances conflictuelles. Les Etats-Unis, à partir de la présidence Carter font la promotion d’une idéologie spectaculaire des droits de l’Homme intrinsèquement liée à la défense du marché mondial réellement existant. Le droit d’ingérence lie directement l’humanitaire et le militaire. Le droit humanitaire pèse sur le droit international.

Il faudrait aussi insister sur les conséquences de l’émergence du mouvement humanitaire sur l’organisation et la structuration du mouvement de solidarité internationale. En tant que mouvement associatif, celui-ci rencontre deux grandes contradictions : la professionnalisation et l’institutionnalisation. Pour intervenir à l’échelle des problèmes, il faut se professionnaliser et si l’on veut intervenir dans la durée, il faut d’une certaine manière s’institutionnaliser. Or, les modèles dominants sont ceux des entreprises et des institutions, surtout administratives, il faudrait donc trouver le moyen de répondre à ces nécessités, en tant qu’associations, de façon à construire une professionnalisation qui ne soit pas une réduction des associations à des quasi-entreprises et éviter la bureaucratie des administrations.

Le secteur associatif de solidarité internationale est aussi confronté au problème de la concentration et à la multinationalisation des ONG. Les grandes associations représentent un équilibre possible par rapport aux grandes entreprises et aux Etats ; cette évolution n’est pas sans dangers. Les associations humanitaires ne ont pas seulement les plus importantes par la taille, elles sont aussi les plus sensibles à ces évolutions. Le modèle d’efficacité emprunte aux entreprises mais aussi au militaire ; les logisticiens trouvent leur modèle dans les unités spécialisées des armées. Et les armées se réorganisent avec des unités humanitaires. En 2004, lors d’un débat organisé par l’hebdomadaire La Vie sur l’Action Humanitaire, deux interventions avaient tenues une place importante. Le représentant de CARE avait expliqué que les méthodes devaient être adaptées pour avoir accès, en situation très concurrentielle, aux parts du marché des capitaux destinées à l’humanitaire. Et un colonel du Génie expliquait que la coordination entre ONG et corps expéditionnaire laissait beaucoup à désirer, que les ONG occidentales devraient être présentes sur les aéroports avant le débarquement pour le faciliter et qu’elles devraient participer au financement de ces expéditions pour compenser l’éventuelle réduction des budgets militaires !

La solidarité internationale, le partenariat et l’éducation au développement

Dans le débat ouvert avec le nouveau mouvement humanitaire, plusieurs associations de solidarité et ONG de développement mettent en avant l’éducation au développement et le partenariat. Ces formes d’action avaient été définies dès le milieu des années soixante ; il s’agissait alors de sensibiliser l’opinion publique européenne, et plus spécifiquement française, à la nécessité de lutter contre la faim dans le tiers-monde et pour l’aide au développement. Porter secours aux victimes des famines et des conflits a fonctionné au début comme une évidence. Peut-on accepter la non assistance à des personnes ou des peuples en danger ? Mais pour être à la hauteur des défis, il faut pouvoir s’appuyer sur une mobilisation de la société française. Cette mobilisation nécessite des moyens humains - l’engagement de bénévoles et de salariés -, des moyens financiers - dans les collectes et l’accès aux financements publics - et des moyens politiques, à travers l’action du gouvernement et des autorités publiques françaises.

L’orientation pour le développement dans les années soixante est passée par des prises de conscience et des ruptures. La lutte contre la faim ne peut être résolue par le caritatif, elle doit s’inscrire dans une perspective plus large qui a été appelée développement. Ce développement ne peut se limiter à des projets ou même à des secteurs (santé, éducation, alimentation, etc.). Il s’agit d’un processus dont l’élément déterminant est la mobilisation des populations concernées. L’aide publique au développement doit être à la fois augmentée et remise en cause dans sa nature, dans sa structure et dans ses fondements.

Cette orientation a donné naissance à l’apport le plus important de ce mouvement : le partenariat. Au départ la recherche de partenaires était nécessaire pour assurer la viabilité des projets. Ensuite, s’est imposée l’idée qu’il fallait partir de la demande des partenaires. Puis, qu’il s’agissait de créer les conditions et l’environnement permettant de renforcer les partenaires. Et enfin, que l’objectif même était de travailler, en commun et en réciprocité, avec des mouvements associatifs représentant ce qu‘on a appelé, pour simplifier, des « sociétés civiles ». Le mouvement a inventé avec le partenariat la coopération de société à société.

Il fallait faire partager cette conception dans la société française. D’autant plus qu’à partir du début des années soixante-dix, avec MSF, un marketing sans nuances flattait la « générosité » des donateurs et revendiquait l’essentiel des ressources publiques. Le refus du simplisme a conduit alors à proposer l’éducation au développement pour donner un autre visage au tiers-monde, expliciter les enjeux, les démarches et les solutions possibles, mettre en évidence les apports formidables du partenariat.

Cette éducation au développement nécessitait une recherche et une présentation des causes de cette situation, de ce qu’on a appelé alors le sous-développement ou le mal développement. René Dumont avec son livre « L’Afrique Noire est mal partie » y a beaucoup contribué. Il fallait revenir à la colonisation et aux échecs des Etats post-coloniaux, aux responsabilités de la politique française, européenne et des institutions internationales. Cette approche critique indispensable n’a pas fait l’unanimité dans la société française, mais elle a fait progresser les prises de conscience.

Les militants des Associations de Solidarité Internationale ont trouvé dans l’éducation populaire les bases méthodologiques de l’éducation au développement. ils se sont appuyés sur les mouvements d’éducation populaire et notamment sur l’IRFED, l’IRAM et le Collège Coopératif. Ils se sont aussi appuyés sur l’expérience d’Amérique Latine et particulièrement sur les actions et les travaux de Paulo Freire. Ils ont repris à « Pédagogie des opprimés » et « Education, pratique de la liberté » - deux de ses ouvrages les plus connus - les idées de conscientisation et d’auto-formation individuelle et collective.

Le développement confronté à ses limites et au néo-libéralisme

A partir de 1977, le contexte mondial change ; la phase néolibérale de la mondialisation est une phase de reconquête. Elle trouve ses fondements dans la domination renouvelée par le Nord et la nature de l’économie mondiale, l’échec des régimes issus de la décolonisation, l’échec du soviétisme. Elle s’appuie sur une gestion agressive et criminelle de la crise de la dette. Le front des non-alignés s’est effondré et, une dizaine d’années après, en 1989, c’est au tour de l’Union soviétique.

Le nouveau modèle dominant préconise l’ajustement des économies au marché mondial. Il propose la libéralisation, c’est à dire, la régulation par les marchés, particulièrement du marché mondial des capitaux, et la réduction du rôle de la régulation publique dans l’économie ; la priorité donnée à l’exportation et à l’exploitation effrénée des ressources ; la libéralisation des échanges ; la priorité à l’investissement international et aux privatisations ; la flexibilité et la pression sur les salaires ainsi que la réduction des systèmes publics de protection sociale ; la réduction des dépenses budgétaires considérées comme improductives qui se traduit par la réduction des budgets de santé et d’éducation ; la dévaluation des monnaies.

Pour achever la cohérence du modèle, il faut construire l’environnement international qui lui correspond. Dès le départ, la gestion de la crise de la dette a esquissé le cadre institutionnel autour du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris et du Club de Londres. Le plus important reste la primauté du marché des capitaux, la régulation des investissements et l’organisation du commerce mondial. Il s’agit d’organiser le cadre contraignant pour les Etats, qui « libérerait » les marchés internationaux et les opérateurs privilégiés du développement, les entreprises internationales.

La mondialisation se traduit par l’ajustement de chaque société au marché mondial ; par la montée des inégalités entre le Nord et le Sud et dans chaque pays, par la précarisation dans les sociétés du Nord et l’explosion de la pauvreté dans les pays du Sud. La prise en compte des différences de situation, des inégalités, des discriminations, des formes de domination et d’oppression n’est pas pour nous une question secondaire, une conséquence qu’il faudrait corriger. Elle fait partie de la raison de la transformation sociale et la caractérise ; elle fait donc partie de ce que nous voulons comprendre, de notre façon de voir et d’analyser les sociétés et le système international.

Pourquoi, et comment, le modèle néolibéral s’est imposé ? Nous n’entrerons pas ici dans la discussion. Le modèle néo-libéral est en fait un modèle de reconquête. Il démontre que la bataille intellectuelle est une des formes de la lutte sociale. Il a tiré les leçons des échecs et des faiblesses des modèles précédents pour proposer une nouvelle cohérence. Il a tiré profit de la contestation géopolitique du modèle soviétique qui s’est effondré définitivement en 1989 ; il a réduit, à travers la gestion de la crise de la dette, les marges d’indépendance obtenues par la décolonisation ; il a remis en cause les avancées sociales du salariat, à travers les politiques de précarisation et la mise en crise des systèmes de protection sociale. Cette évolution a démontré que les dynamiques à l’œuvre dans les sociétés ne sont pas seulement économiques, elles sont aussi sociales, politiques, idéologiques, culturelles, militaires.

Le mouvement de solidarité ne peut se désintéresser de la pensée du développement qui implique aujourd’hui sa remise en cause. La pensée du développement se traduit dans des modèles qui explicitent une conception à l’échelle du système-monde. Les politiques de développement sont une manière de la mettre en œuvre, dans une situation donnée. Les concepts ne sont pas toujours explicites pour les décideurs, politiques ou techniciens ; ils fonctionnent comme des évidences, définissent les politiques possibles et la représentation du réalisme. Ce sont les résistances et les crises qui rendent visibles le sens et la relativité des solutions proposées.

Le mouvement de solidarité est confronté à une remise en cause fondamentale de la notion de développement qui dépasse très largement la critique du néolibéralisme. Elle porte sur quatre questions qui constituent des coins aveugles de la conception du développement centrée sur l’économie et la croissance. Il s’agit des questions des discriminations sociales et culturelles, de l’impératif démocratique et des libertés, des conflits et des guerres. Il s’agit surtout de l’irruption du paradigme écologique qui heurte de front le cousinage entre les modèles préexistants, tous productivistes, qu’ils soient keynésiens, néo-libéraux, soviétiques ou d’indépendance nationale. Ce paradigme écologique introduit un déplacement de la durée, en mettant en avant les droits des générations futures et une limite, celle de l’écosystème planétaire.

Dans cette situation, le mouvement de solidarité internationale confirme l’évolution engagée et le choix de se définir comme un mouvement de solidarité. La dénomination « Solidarité Internationale » est une représentation assumée. C’est un choix amorcé il y a une vingtaine d’années qui remplace les notions d’ONG ou de tiers-mondistes qui ont aussi leur histoire. La solidarité comme valeur, ne se limite pas au champ international, elle trouve son application dans chaque pays. C’est l’avantage de la formulation « solidarité internationale » par rapport au concept « Nord/Sud ». Elle affirme que la solidarité commence au sein de chaque pays, y compris le sien. La définition du mouvement de solidarité internationale peut s’établir soit de façon statique par l’addition de ceux qui le constituent soit de façon dynamique par le projet qu’ils portent. Il y a toujours un rapport entre projet et structure, il est dialectique. Le projet du mouvement est la solidarité internationale ; ses structures sont principalement les associations de solidarité internationale

L’éducation au développement se transforme en éducation à la solidarité internationale. Ses enjeux sont précisés : comprendre le monde pour le transformer dans le sens d’un monde plus libre, plus juste et plus solidaire ; comprendre le rapport entre les dynamiques internes de transformation des sociétés et la transformation du système international ; inscrire notre action dans la solidarité internationale et refuser la nature des rapports de discrimination et de domination dans chaque pays et entre pays, notamment entre Nord et Sud ; analyser la situation du point de vue des mouvements sociaux et citoyens porteurs de la solidarité internationale.

Le mouvement altermondialiste et la transformation sociale

Partons de l’hypothèse que le mouvement altermondialiste, en tant que mouvement historique, prolonge et renouvelle le mouvement historique de la décolonisation. Il inclut le mouvement de solidarité internationale et lui donne de nouvelles perspectives. Il modifie le cadre et le contenu de l’éducation à la solidarité internationale.

Le mouvement de solidarité internationale s’inscrit dans cette périodisation. De 1980 à 1989, pendant la période que Félix Guattari appelait si justement les années d’hiver, il soutient les résistances dans les pays du Sud qui marquent de plus en plus le partenariat. Il participe aussi de plus en plus aux mobilisations internationales contre le G7 et les institutions internationales. Le CRID, Agir Ici et le Cedetim organisent en 1989, à Paris, le premier sommet des sept peuples parmi les plus pauvres et participent à l’organisation de la manifestation et du concert, avec Renaud et Gilles Perrault, « Dette, colonies, apartheid, ça suffat comme ci ! ». C’est une préfiguration des manifestations altermondialistes.

L’éducation à la solidarité internationale peut s’appuyer sur l’élargissement de la prise de conscience des conséquences dramatiques de la phase néo-libérale de la mondialisation. Ces conséquences sont : la montée des inégalités et de leur liaison aux discriminations ; l’aggravation de la domination du Nord sur les peuples du Sud et leur liaison aux conflits et aux guerres ; la mise en cause de l’écosystème planétaire et des droits des générations futures et leur liaison au productivisme et à la logique spéculative financière ; la montée des insécurités sociales, écologiques, guerrières et leur liaison aux idéologies sécuritaires et aux doctrines des guerres préventives. Cette prise de conscience élargit la compréhension des liaisons entre les questions sociales, les questions sociétales et la question mondiale. Elle prend en compte l’intime liaison entre les niveaux locaux, nationaux, régionaux (au sens des grandes régions), et mondiaux.

Cette prise de conscience commence dès le début de la phase néo-libérale, au début des années 80, dans les pays du Sud avec les luttes contre la dette, le FMI, la Banque mondiale, les plans d’ajustement structurel. Elle met en lumière dès 1989 le cadre institutionnel de cette phase de la mondialisation (le G8, FMI et Banque mondiale, OCDE, OMC). Elle se déploie à partir de 1994 en Europe (Italie, France, Allemagne), aux Etats-Unis et en Corée contre le chômage, la précarisation et la remise en cause des systèmes de protection sociale. A partir de Seattle en 1999, et de Porto Alegre en 2000, les forums vont être les lieux de la convergence des mouvements des pays du Sud et du Nord.

Le mouvement altermondialiste dans ses différentes significations est porteur d’un nouvel espoir né du refus de la fatalité ; c’est le sens de l’affirmation « un autre monde est possible ». Nous ne vivons pas « La Fin de l’Histoire » ni « Le Choc des civilisations ». La mouvance altermondialiste résulte en effet de la convergence des mouvements de solidarité : le mouvement syndical, le mouvement paysan, le mouvement des consommateurs, le mouvement écologiste, le mouvement féministe, le mouvement de défense des droits humains, le mouvement des associations de solidarité internationale, sans compter les associations culturelles, de jeunesse, de chercheurs, confrontent leurs luttes, leurs pratiques, leurs réflexions. Mais à travers les forums, une orientation commune se dégage également celle de l’accès pour tous aux droits fondamentaux, à la démocratie, à la paix. C’est la construction d’une alternative à la logique dominante. A l’évidence imposée qui prétend que la seule manière acceptable pour organiser une société c’est la régulation par le marché, nous pouvons opposer la proposition d’organiser les sociétés à partir de l’accès pour tous aux droits fondamentaux. Cette orientation commune donne son sens à la convergence des mouvements.

Cette orientation commune se traduit par une nouvelle culture de la transformation qui se lit dans une évolution de chacun des mouvements. La référence à l’accès aux droits pour tous imprègne les mouvements. Pour citer quelques exemples, Amnesty International a décidé, il y a trois ans, de prendre en charge la défense des droits économiques, sociaux et culturels ; Médecins du Monde définit ses objectifs par rapport au droit à la santé ; les syndicats mettent en avant les quatre droits fondamentaux de l’OIT ; Via Campesina prend en compte la défense de la paysannerie, de la souveraineté alimentaire, des risques écologiques et scientifiques ; etc.

Le mouvement de solidarité internationale en est transformé. Le mouvement associatif se saisit de la question de la transformation sociale à partir de la recherche d’alternatives, celles qui correspondent à l’accès aux droits fondamentaux pour tous et à l’égalité en droit. La base du mouvement change. Il n’y a pas les militants de la solidarité internationale qui s’adressent à l’opinion publique ; il y a tous ceux qui, dans les mouvements et la convergence des mouvements, sont convaincus de l’importance de la solidarité internationale et la pratiquent. Cette évolution est visible à travers le CRID et son adaptation, en tant que collectif, au contexte mondial notamment depuis l’émergence des Forums Sociaux. Sur 54 membres du CRID, 29 y sont entrés depuis moins de 4 ans : ce ne sont plus seulement des associations de développement travaillant quasi-exclusivement sur la solidarité internationale au Sud.
On constate ainsi un élargissement de l’espace de la solidarité internationale axé sur la transformation sociale et la construction des alternatives et non plus seulement axé sur une solidarité Nord-Sud.

Actuellement émerge une discussion autour de l’orientation et des valeurs que représente la solidarité internationale. Qu’il s’agisse de citoyenneté, d’éducation populaire ou de partenariats, la solidarité internationale est une des dimensions de la solidarité tout court. Le mouvement altermondialiste esquisse une nouvelle approche, mondiale, qui inclut la contradiction Nord-Sud sans s’y limiter. La solidarité est plus forte parce que la situation est commune et vécue comme telle.

Les thèmes de la solidarité internationale sont portés par le mouvement altermondialiste : ils l’ont précédé et préparé et celui-ci a permis de les réorienter. Citons par exemple la question du droit international et de la lutte contre l’impunité ; le cadre institutionnel de la mondialisation et le réforme radicale des institutions internationales ; les rapports entre migrations et mondialisation, la démocratie dans l’entreprise et les normes internationales garantissant leur responsabilité sociale et environnementale ; l’expertise citoyenne et la contestation du monopole de l’expertise dominante ; le marché mondial et les échanges internationaux ; l’annulation de la dette et l’élimination des paradis fiscaux ; la redistribution par les taxes globales ; l’exploration des voies nouvelles de l’économie sociale et solidaire ; etc.

Les associations humanitaires et l’altermondialisme

De nombreuses associations humanitaires sont parties prenantes de la mouvance altermondialiste. Tout d’abord, la distinction entre associations humanitaires et autres composantes de la solidarité internationale s‘est beaucoup atténuée. De nombreuses associations du CRID se définissent aussi comme associations humanitaires (CCFD, Secours Catholique, Secours Populaire, Secours Islamique, Emmaus International, etc.) Ensuite, de nombreuses associations humanitaires participent au Forums Sociaux Mondiaux et Européens ainsi qu’à d’autres manifestations de la mouvance altermondialiste, comme par exemple au Sommet Pour un Autre Monde (SPAM) à Annemasse en 2003, en réponse au G8. Certaines des associations internationales d’urgence, comme Caritas Internationalis ou OXFAM International, participent même de manière très importante au financement des Forums sociaux mondiaux et sont membres du Conseil International des FSM. 

La convergence s’est faite sur le fond, sur la priorité donnée aux droits fondamentaux. Elle a été explicitée à la Conférence de Vienne sur les Droits Humains en 1993 qui a posé le principe de l’universalité et de la complémentarité des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux (DESC). Elle a été prolongée par la Commission des Droits Humains des Nations unies qui a défini la justiciabilité et la garantie des droits à travers l’élaboration du protocole additionnel sur les DESC. La décision de Amnesty International de prendre en compte la défense des DESC confirme cette évolution. Le chantier reste ouvert avec l’approfondissement de la liaison entre droits individuels et collectifs et entre droits individuels et droits des peuples.

Le rapport entre urgence et développement, suivant ses différentes acceptions, est une des questions clés de la période. Nous savons bien qu’il faut répondre à l’urgence, mais que la solution durable n’est pas dans la réponse à l’urgence. Il faut bien s’attaquer à la transformation sociale et aux alternatives. De ce point de vue, le lien est la stratégie : comment on fait pour réagir dans l’urgence par rapport à une perspective ? Le débat stratégique est le débat essentiel du mouvement de solidarité internationale. Plusieurs associations se sont engagées sur cette voie. Handicap International et d’autres associations intervenant dans l’urgence travaillent avec Architecture et Développement sur l’organisation d’un habitat et de quartiers durables pour prolonger l’abri et le relogement en période de catastrophe. Médecins du Monde est passé de la réponse immédiate aux besoins à l’accès au droit à la santé et à une réflexion sur la durabilité des structures de soins.

Ces associations, pour s’engager dans le dépassement de la différence entre urgence et transformation dans la durée se sont investies dans le partenariat. Elles développent des formes très avancées de construction de partenariat. La solidarité internationale s’appuie sur le partenariat qui est à la fois un objectif et un moyen. Le mouvement altermondialiste permet de franchir un pas supplémentaire dans le partenariat. Comme nous pouvons le vérifier dans les forums sociaux, il ne s’agit pas d’aider un partenaire à vous ressembler mais de travailler ensemble à un projet commun.

Les associations humanitaires s’engagent aussi plus directement dans le mouvement de solidarité et développent des positions offensives par rapport aux pouvoirs publics. Les plate-formes et les campagnes sont des formes aujourd’hui particulièrement intéressantes de l’émergence de nouvelles pratiques, de formes de luttes, de propositions et de négociations. Les associations humanitaires sont parties prenantes actives de ces plate-formes comme on a pu le voir avec la participation de Médecins du Monde, Action Contre la Faim et Handicap International à la campagne « 2005, plus d’excuses ! » contre la pauvreté. Le rapport à l’opinion publique ne se restreint pas à l’influence sur les institutions et les acteurs économiques et au lobbying. L’objet principal du mouvement de solidarité internationale est d’être reconnu comme un acteur du changement et de négocier en situation, d’assurer le renforcement des associations, des mouvements et des sociétés.

Les associations humanitaires s’engagent par rapport aux pouvoirs publics. Ainsi Handicap International a pu faire changer la réglementation internationale sur les armes avec l’interdiction des mines anti-personnel. Un exemple particulièrement intéressant est celui de la campagne de Médecins du Monde désireux de ne pas limiter son action aux zones de détresse du tiers-monde et qui avait ouvert une, puis plusieurs, antennes médicales en France pour amener l’Assistance Publique à soigner tout le monde. L’échec de cette action, qui se voulait symbolique, a amené l’association à jouer un rôle actif dans l’adoption de la Couverture Maladie Universelle (CMU).

Le mouvement altermondialiste tire sa force du soutien de l’opinion publique dans chaque pays et au niveau international. Il pose la question de la formation de l’opinion publique mondiale et de son rapport avec l’hypothèse d’une conscience universelle. L’élément le plus important de la dernière période, c’est l’irruption d’une opinion publique dans les pays du Sud comme on a pu le constater avec la crise des médicaments génériques contre le SIDA, au Brésil, en Inde et en Afrique du Sud. Le mouvement est alors confronté à la question difficile de la formation de l’opinion et notamment du rôle des médias. Sans négliger la nécessaire critique des médias, elle permet de tenir compte des contradictions des médias pour éviter au maximum d’en être instrumentalisé. Les associations humanitaires peuvent apporter au mouvement de solidarité internationale une compréhension renouvelée et élargie du rapport avec les médias. Les deux composantes peuvent aussi s’enrichir dans la construction d’une expertise citoyenne élargie aux mouvements sociaux, civiques et citoyens. Cette expertise citoyenne permet de contester le monopole des expertises dominantes.

Le mouvement altermondialiste est riche de sa diversité, de la multiplicité des courants de pensée qui le composent. Il permet de mieux appréhender la complexité du monde. Il combine plusieurs démarches à travers l’intervention dans l’urgence, la résistance aux logiques dominantes, la recherche des alternatives, la mise en œuvre de pratiques innovantes, la négociation en situation. La convergence des associations humanitaires et des autres composantes ouvre des perspectives nouvelles pour le mouvement de solidarité internationale.

Pour en savoir plus

• Michel Faucon, Historique, notion et démarche de l’EADSI, CRID, 2006
• Réseau Polygone, Éducation au Développement, ITECO (Belgique), 1999
• Michel Doucin, Les ONG acteurs-agis des relations internationales, Thèse de Sciences Politiques, Bordeaux, 2005
• Henri Rouillé d’Orfeuil, La diplomatie non gouvernementale : Les Ong peuvent-elles changer le monde ?, Éditions Charles Léopold Mayer, 2006
• Jean Marie Hatton, Note sur la structuration des Organisations de Solidarité Internationale, HCCI, 2006
• Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, Le Retournement du monde, Sociologie de la scène internationale, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Dalloz, 1992
• J.C. Rufin, Le Piège Humanitaire, Lattès, 1993
• Pierre Garrigue, Article Action Humanitaire, Encyclopédia Universalis, 1999
• Maurice Torelli, Le Droit international humanitaire, Que sais-je ?, PUF, 1989