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PALESTINE

Derrière la crise de Gaza

Entretien avec Gilbert ACHCAR

Lundi 19 janvier 2009, par Daniel Finn

Cet entretien a été réalisé le 10 janvier dernier par Daniel Finn pour la revue électronique irlandaise Irish Left Review (pour le texte original, cliquer ici.) La traduction française a été faite par Anne Spagnoli, responsable du site suisse Non à la guerre !

Daniel Finn : Quels sont selon vous les principaux objectifs de la stratégie israélienne actuellement dans l’attaque contre la bande de Gaza ?

Gilbert Achcar : Il s’agit-là en fait d’une question bien compliquée, car différents niveaux sont impliqués. Vue en grand angle, cette stratégie fait partie de la lutte en cours entre Israël, d’une part, et le Hamas et le Hezbollah, de l’autre, lutte qui a atteint son point culminant précédent en 2006, lorsque Israël menait simultanément deux guerres, l’une contre Gaza et l’autre – une offensive de grande envergure – contre le Liban. Ces guerres étaient liées à la stratégie générale de l’administration Bush dans sa confrontation avec l’Iran. En effet, la conception dominante à Washington est que le Hamas et le Hezbollah sont des outils de l’Etat iranien et qu’ils font donc partie d’un arc de forces qui devraient être écrasées si l’on veut stabiliser l’hégémonie états-unienne aussi bien que la sécurité israélienne. Ce qui se passe maintenant est donc une nouvelle étape d’une même guerre en cours, déclenchée depuis quelques années.

Si l’on resserre le cadrage, il devient évident que cette campagne a été lancée en ce moment précisément, depuis le 27 décembre, pour des considérations politiques à plus court terme. D’une part, l’administration Bush est sur le départ. D’après tous les signes donnés par l’équipe Obama, le gouvernement israélien n’a aucune raison de craindre un changement majeur dans la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient. Mais il y a quand même cette perspective, promise par Obama au cours de la campagne électorale, que la nouvelle administration entre en pourparlers avec l’Iran. Dans ce cas, l’appui états-unien à une position dure dans la confrontation avec l’Iran pourrait être dilué. Compte tenu de cela, une des raisons pour lesquelles la campagne a été lancée en ce moment même est justement d’épargner à la nouvelle administration la nécessité de devoir affronter d’emblée une crise majeure au Moyen-Orient. L’équipe Obama était donc soulagée que cela se fasse sous Bush.

Le problème – et c’est maintenant un phénomène récurrent lors des agressions israéliennes – est que l’opération a duré beaucoup plus longtemps que prévu : le temps de la « Guerre des Six Jours » est bien révolu. Idéalement, le gouvernement israélien – et il y a quelques mois beaucoup de commentateurs évoquaient cette possibilité – aurait voulu frapper directement l’Iran avant le départ de l’administration Bush. Mais cela est devenu impossible pour une série de raisons liées aux gros problèmes dans lesquels se trouve l’administration Bush elle-même. En effet, outre la faiblesse politique générale d’un président discrédité et en fin de mandat, il y a la crise économique qui fait que toute confrontation militaire avec l’Iran en ce moment serait certainement nuisible aux intérêts de l’économie mondiale. [Cette interview a été réalisée avant la révélation par le New York Times du rejet par l’administration Bush d’une requête récente de feu vert de la part d’Israël pour des frappes sur les installations nucléaires iraniennes.] Au lieu de ces frappes contre l’Iran qu’il avait souhaité, Israël est en train d’attaquer le Hamas, qu’il voit comme un agent de l’Iran.

Il existe enfin une considération encore plus étroite, celle des enjeux électoraux en Israël. Comme vous le savez, de nouvelles élections israéliennes doivent bientôt avoir lieu. Or, les partis représentés dans le gouvernement de coalition – le parti Kadima d’Olmert et de Livni et le parti travailliste d’Ehud Barak – font face à une forte concurrence de la part du Likoud, l’extrême droite de la mouvance sioniste dominante en Israël. D’une certaine façon, cette attaque contre Gaza est une manière de préempter la surenchère sur laquelle Netanyahou aurait certainement construit sa campagne électorale.

Si l’on tient compte de tous ces aspects, on s’aperçoit qu’il y a eu surdétermination, autrement dit une multiplicité de raisons pour que cette opération soit lancée juste en ce moment. Tout le reste, les roquettes lancées par le Hamas etc., ne sont que des prétextes, tout comme l’enlèvement de deux soldats par le Hezbollah en juillet 2006 n’était qu’un prétexte utilisé par Israël pour lancer une agression préméditée de grande envergure.

Daniel Finn : La dernière confrontation entre Israël et le Hamas et le Hezbollah en 2006 s’est terminé en un revers majeur pour l’Etat israélien, ce qui a suscité toutes sortes de récriminations parmi les élites politiques et militaires. Pensez-vous qu’Israël a maintenant une chance réaliste de renverser cet échec et d’obtenir une victoire ou se dirige-t-il vers une nouvelle défaite ?

Gilbert Achcar : C’est justement la raison pour laquelle la situation est extrêmement dangereuse et inquiétante en ce moment. Cette attaque a commencé le 27 décembre, ce qui signifie que les combats ont déjà duré près de deux semaines. Le bilan des morts en chiffres absolus est déjà plus lourd que celui du Liban après deux semaines de bombardements intensifs. Et si l’on prend des chiffres relatifs, en sachant que la population libanaise est près de trois fois plus nombreuse que celle de Gaza, il y en a beaucoup, beaucoup plus. Ce qui est très inquiétant et dangereux dans la situation actuelle est que, justement à cause du fiasco précédent au Liban à l’été 2006, Israël ne peut pas se permettre un autre échec du même genre. Et cela tant pour des raisons stratégiques que pour des raisons opportunistes ou à court terme, des calculs politiques de bas étage.

D’une part, l’Etat israélien risque de perdre beaucoup de sa soi-disant crédibilité militaire s’il rencontrait un nouvel échec, d’autant plus que l’ennemi qu’il affronte cette fois-ci – le Hamas à Gaza – est certainement bien plus faible que le Hezbollah ne l’était au Liban. En effet, le Hezbollah est plus fort dans la communauté chiite libanaise que le Hamas ne l’est à Gaza, où il existe une rivalité farouche entre le Hamas et l’Autorité Palestinienne/Fatah, sans compter d’autres groupes rivaux se disputant le même public. En outre, bien sûr, pour des raisons très évidentes, le Hezbollah disposait de beaucoup plus d’armes que le Hamas à Gaza, cette étroite bande de terrain encerclé de toutes parts et étroitement surveillée. A Gaza, les Palestiniens peuvent faire entrer clandestinement quelques armes légères, mais pas d’armes lourdes, alors qu’au Liban le Hezbollah a pu accumuler un arsenal important, d’autant plus facilement qu’il bénéficiait du soutien de la Syrie.

Donc, si Israël devait subir un second fiasco, de surcroît contre le Hamas qui est plus faible que le Hezbollah, ceci constituerait pour lui un désastre majeur, pire que celui de 2006. Il y a ensuite, en deuxième lieu, les petits calculs de politique électorale. Si la coalition au pouvoir en Israël devait sortir de cette guerre avec un nouvel échec, les partis qui la composent n’auraient même pas besoin de se présenter aux élections. Netanyahu les écraserait complètement, et ils le savent. La coalition au pouvoir ne peut donc se permettre un fiasco pour ces deux raisons combinées, et c’est ce qui rend la situation si inquiétante. Ils pourraient être atteints du syndrome de la bête blessée, devenant encore plus féroces qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent. Le niveau des atrocités israéliennes augmente de guerre en guerre. La guerre des 33 jours en 2006 était déjà l’agression la plus brutale d’une longue histoire de guerres israéliennes, l’utilisation la plus brutale de la force par Israël, avec bombardements massifs de régions entières du Liban, des régions civiles.

Le prétexte invoqué alors, comme aujourd’hui, est que les combattants se cachent parmi la population. Il s’agit-là d’un argument parfaitement hypocrite : qu’attendent-ils qu’ils fassent ? Qu’ils se regroupent dans un terrain vague avec des pancartes disant : « Bombardez-nous ici » ? C’est grotesque. La réalité est qu’Israël essaie d’écraser des partis politiques de masse. Bien sûr, ceux-ci sont armés, mais ils sont obligés de l’être puisqu’ils sont menacés en permanence. Il s’agit de mouvements populaires armés. La plupart de leurs membres armés ne sont pas des combattants professionnels vivant dans des casernes. Si l’on tient compte de tous ces aspects du problème, on voit que les inquiétudes croissantes exprimées par les agences humanitaires internationales se fondent sur des raisons extrêmement sérieuses.

Beaucoup de gens ont actuellement le sentiment que la population de Gaza est réellement en danger d’extermination. Il ne s’agit pas là des exagérations habituelles, mais d’une évaluation sobre, compte tenu du niveau de violence et de brutalité, jour après jour, avec de plus en plus de prétendus accidents au cours desquels des concentrations de civils sont visées, entraînant des massacres de masse. Pour Israël la seule manière d’éviter un fiasco est de pousser son offensive terrestre dans les zones à forte densité de population. Le pire devient ainsi possible, ce qui signifierait des milliers et de milliers de tués, sans compter les mutilés et les blessés, ce qui est terrifiant.

Daniel Finn : Si le Hamas veut être vu comme étant le vainqueur, même partiellement, à l’issue de cette dernière confrontation avec Israël, que doit-il faire ? Sa survie est-elle suffisante ? Suffirait-il que le Hamas reste debout ?

Gilbert Achcar : Vous voulez dire si le Hamas réussissait effectivement à sortir de la guerre la tête haute. Le fait est qu’en raison des conditions géographiques, il a déjà subi un taux plus élevé de morts dans ses rangs que le Hezbollah en 2006. Le tout premier jour où les bombardements israéliens ont commencé, les bâtiments des forces de sécurité du Hamas ont été visés, et le nombre de morts a immédiatement été très lourd. Mais si le Hamas réussit néanmoins à sortir de cette attaque en ayant plus ou moins conservé son commandement et son infrastructure ; s’il ne fait pas de concession majeure – ou plutôt pas de concession majeure qui ne soit réciproque, comme : « Nous arrêtons de lancer des roquettes, mais vous nous garantissez que vous, Israéliens, cessez de nous tirer dessus, de nous imposer un embargo et de nous étrangler » – il s’agira alors d’un fiasco israélien et ce sera perçu comme une victoire politique pour le Hamas, tout comme celle obtenue par le Hezbollah en 2006.

Mais au moment où nous parlons, ce n’est là qu’une hypothèse, car nous ne pouvons prévoir comment les choses vont évoluer. Ce qui est clair c’est qu’à l’échelle régionale, sinon à l’échelle mondiale, cette attaque israélienne a énormément accru la popularité du Hamas. Toutefois on ne peut considérer comme acquis que ce soit également le cas parmi les Palestiniens de Gaza, précisément à cause de la rivalité entre le Hamas et le Fatah. Sur cette question, les rapports divergent. Bien entendu les partisans du Fatah diront : « Le Hamas nous a mis dans cette situation terrible, nous souffrons à cause d’eux ; bien sûr, Israël est le premier à blâmer, mais... » – ce même « mais » que l’on retrouve dans les déclarations de certains régimes arabes. C’est notamment ce qu’a exprimé depuis le début le gouvernement égyptien, qui est clairement en collusion avec cette agression israélienne. C’est aussi ce qu’on a entendu, ici et là, de la part des alliés arabes des Etats-Unis. C’est la même rhétorique que l’on a entendue en 2006, lorsqu’on blâmait le Hezbollah pour l’agression israélienne contre le Liban. On ne sait pas encore quelle sera l’issue politique finale pour le Hamas. Je crois qu’il est encore trop tôt pour faire une évaluation de ce que cela donnera à long terme, voire à moyen terme. Pour le moment, comme je l’ai déjà dit, la seule certitude est la popularité croissante du Hamas au niveau régional. D’ailleurs c’est le résultat presque automatique chaque fois qu’Israël désigne une cible arabe et commence à la frapper. La cible devient automatiquement populaire à cause de la haine envers Israël et ses agressions permanentes dans la région : toute victime d’Israël, et surtout toute force de résistance à Israël, est assurée de devenir populaire dans la région.

Daniel Finn : Il a été question, au cours de la semaine passée, d’un certain mécontentement parmi la jeune génération du Fatah. Il y a eu des rapports selon lesquels Marwan Barghouti aurait envoyé des messages depuis sa cellule en prison exprimant des critiques à l’égard des déclarations faites par Mahmoud Abbas. Pensez-vous que cela a une possibilité de se concrétiser, et de miner la direction actuelle du Fatah ? Pensez-vous qu’il y a une chance que la direction du Fatah change d’orientation ?

Gilbert Achcar : Barghouti est d’une certaine manière une carte de réserve pour le Fatah. Mahmoud Abbas a déjà largement brûlé ses propres cartes. Il n’a plus de crédibilité et apparaît comme un personnage servile, un pion secondaire dans ce jeu régional. Il n’est pas populaire, même à l’intérieur du Fatah. Il est donc clair que le Fatah va avoir besoin – immédiatement ou très bientôt – d’une autre personnalité dirigeante, et Barghouti serait une solution de rechange. Mais comme il est en prison, son sort dépend largement d’Israël et, bien sûr, de Washington. Quant à savoir quelle serait la conduite de Barghouti s’il était libéré de prison, c’est bien difficile. Le problème principal est de savoir quel type de relation il établirait avec les Etats-Unis et leur pion palestinien numéro un, Muhammad Dahlan. Dahlan et Barghouti étaient en alliance électorale lors des élections de janvier 2006. Poursuivraient-ils cette collaboration et constitueraient-ils une équipe dominante soudée dans le Fatah de l’après-Abbas, ou seraient-ils en concurrence ? Cela reste à voir.

Daniel Finn : Vous avez dit que le régime égyptien en particulier, et dans des mesures variables tous les autres régimes arabes pro-états-uniens, sont vus comme complices d’Israël. Si l’escalade devait se poursuivre, si comme vous l’avez décrit, Israël se comportait comme un animal blessé et utilisait des méthodes de plus en plus brutales contre les Palestiniens vivant à Gaza, comment le gouvernement égyptien parviendrait-il à contenir la colère – qui semble déjà considérable – au sein de son propre peuple ?

Gilbert Achcar : Ces régimes ne sont pas seulement vus comme complices d’Israël, ils le sont réellement. La presse a d’ailleurs rapporté qu’ils avaient été mis au courant de l’attaque contre Gaza avant qu’elle ne se déclenche. Le jour où l’attaque a commencé, le quotidien arabe basé à Londres, Al-Quds al-Arabi, a publié un article de son correspondant en Cisjordanie qui rapportait que la ministre des affaires étrangères israélienne Tzipi Livni, lors de sa visite au Caire effectuée la veille, avait informé les autorités égyptiennes qu’Israël allait déclencher une opération contre le Hamas. Le Général Suleiman, chef du service des renseignements égyptien, lui a demandé expressément qu’Israël vise les combattants du Hamas en prenant soin d’épargner les civils. Or, le jour même de la parution de l’article, l’attaque était déclenchée et les premières cibles visées furent les bâtiments de la police à Gaza. Il s’agissait donc en apparence d’une attaque qui épargnait les civils et ciblait spécifiquement les forces armées. Ce qui prouve sans le moindre doute que le régime égyptien avait bien été informé de ce qui allait se passer. Il n’a même pas prévenu le Hamas, qui fut pris par surprise lorsque l’attaque a commencé, d’où le bilan initial très lourd de tués dans les rangs de ses forces armées.

Le gouvernement égyptien et les autres régimes arabes alliés aux Etats-Unis souhaiteraient beaucoup voir le Hamas affaibli. Ils ne sont pas en faveur d’une élimination du Hamas – pour autant que ce fut possible – puisqu’ils savent que cela aurait un coût humain énorme et traumatisant. Ils souhaiteraient un Hamas affaibli qui n’aurait alors d’autre choix que de couper ses liens avec l’Iran et serait obligé de dépendre d’eux pour survivre : voilà ce qu’ils souhaitent. Ils veulent un Hamas apprivoisé, et ils attendent d’Israël qu’il se charge du dressage. Ainsi, une fois qu’Israël aurait administré une leçon au Hamas, l’Egypte, puis les Saoudiens et les Jordaniens, pourraient dire à ce dernier : « Vous n’avez pas d’autre choix que de coopérer avec nous ; soit vous entrez dans le jeu à nos conditions, en coupant tous vos liens avec l’Iran et la Syrie, soit vous devrez affronter Israël seul, avec la possibilité qu’il vous écrase ».

Mais si l’opération israélienne devait échouer, ces régimes retourneraient immédiatement leur veste, par pur opportunisme, et ils commenceraient à blâmer Israël, en multipliant les déclarations de réprobation qui ne vont pas très loin. Le régime égyptien pourrait gonfler l’importance de son désaccord avec Israël sur la question des troupes internationales sur le côté égyptien de la frontière avec Gaza, qu’Israël demande et que le Caire rejette. Des affaires de ce genre seraient exagérés hors de proportion, de sorte que Le Caire et ses alliés arabes puissent faire mine de confronter Israël. Leurs discours hypocrites habituels expliquent qu’ils le font, eux, de manière responsable, parce qu’ils connaissent la puissance militaire israélienne et se soucient du bien-être des populations, pas comme ces fous du Hamas, et ainsi de suite.

Daniel Finn : Le Hezbollah a organisé quelques manifestations très importantes au Liban en solidarité avec le Hamas et avec les habitants de Gaza. Est-ce que son soutien est susceptible de rester au niveau politique ou existe-t-il une possibilité, comme l’ont évoqué certains en termes assez alarmistes, que le Hezbollah pourrait ouvrir un deuxième front contre Israël sur la frontière Nord ?

Gilbert Achcar : Je ne crois pas du tout à une possibilité de ce genre. Il semble que les trois roquettes tirées depuis le Liban vers le nord d’Israël l’ont été par un des petits groupes palestiniens liés à Damas. Le Hezbollah a immédiatement rejeté toute responsabilité et la coalition gouvernementale libanaise dans laquelle le Hezbollah est représenté a condamné unanimement ces tirs de roquettes. En fait, à ce stade, il y a bien d’énormes manifestations de solidarité politique, mais le Hezbollah a aussi tiré la leçon de 2006. Rappelez-vous, après la guerre des 33 jours en 2006, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déclaré dans une interview que s’il avait su qu’Israël réagirait comme il l’a fait à l’enlèvement de ses deux soldats le 12 juillet, le Hezbollah ne l’aurait pas organisé. Il voulait dire, en tenant compte des sentiments humains : « Je ne leur aurais pas fourni ce prétexte si j’avais su qu’ils détruiraient mon pays et tueraient 1500 personnes parmi mon peuple. »

En même temps, nous savons que pour Israël l’enlèvement n’était qu’un prétexte : si aucun soldat n’avait été enlevé, Israël aurait trouvé – ou créé de toutes pièces –¬ un prétexte quelconque pour faire ce qu’il a essayé de faire à cette époque. Le Hezbollah a accepté la résolution 1701 du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Cette résolution prévoyait le déploiement au Liban-sud non seulement de l’armée libanaise, mais aussi d’une force internationale, la FINUL – ce qui n’était pas dans l’intérêt du Hezbollah, étant donné que cette force est composée en grande partie de troupes de l’OTAN, et constitue donc une menace pour lui. Le Hezbollah a dû accepter néanmoins parce que l’alternative aurait été la poursuite de cette guerre horrible, et qu’il y avait des limites humaines à cet égard. Il ne peut donc se permettre d’apparaître comme totalement irresponsable en prenant l’initiative d’ouvrir un deuxième front – surtout sans feu vert tant de Damas que de Téhéran.

Par ailleurs, comment peut-on s’attendre à ce que les Libanais ouvrent un deuxième front alors que les Palestiniens de Cisjordanie eux-mêmes, y compris le Hamas, ne le font pas ? Le Hamas n’a pas tiré de roquettes depuis la Cisjordanie. Ce qui montre, soit dit en passant, à quel point le Hamas a commis une grave erreur en décidant de saisir tout le pouvoir à Gaza seul, entraînant ainsi la séparation des deux territoires palestiniens. Je ne veux pas dire qu’ils n’auraient pas dû préempter le coup que Dahlan était en train de monter contre eux avec le soutien des Etats-Unis et d’Israël, mais ils n’auraient pas dû éliminer complètement le Fatah des institutions de l’Autorité Palestinienne comme ils l’ont fait. Alors qu’il y a une nécessité stratégique d’organiser la lutte à l’échelle de toute la région, voilà que la scène palestinienne elle-même est fragmentée en deux. C’est très dommage.

Ces évènements mettent également en lumière tout le problème du choix stratégique des armes. La résistance du Hamas est héroïque, certes, mais on ne peut pas comparer les conditions au Liban à celles existant en Palestine. Pendant les années d’occupation israélienne du Liban, le Hezbollah a livré une guerre d’usure, concentrant principalement son action dans les zones libanaises contre les forces d’occupation. En avril 1996, il a même conclu avec l’occupant, par l’intermédiaire des Etats-Unis, un accord stipulant que : « Les groupes armés au Liban n’effectueront pas d’attaques sur Israël au moyen de roquettes Katyusha ou d’autres armes. Israël et ceux qui coopèrent avec lui n’utiliseront aucune arme contre des civils ou des cibles civiles au Liban. En outre, les deux parties s’engagent à assurer que sous aucune circonstance des civils ne seront visées par une attaque, et que les zones habitées par des civils, les régions industrielles et les installations électriques ne seront pas utilisées comme base de lancement d’attaques. » La nature géographique du terrain au Liban et la présence de forces israéliennes dans les zones libanaises habitées rendaient possible une stratégie de résistance populaire, et c’est ce qui a fini par assurer la victoire, lorsque Israël a dû évacuer le Liban-sud en 2000 dans ce qui ressembla fort à une débâcle.

Il en va tout autrement à Gaza, où les troupes israéliennes s’étaient retirées de l’intérieur de la Bande et l’encerclaient. Du point de vue stratégique, cela n’a pas beaucoup de sens de les confronter militairement en lançant des roquettes vers des zones habitées au sud d’Israël. Le fait est que, du point de vue des Territoires Occupés palestiniens, si on tire un bilan de la lutte des Palestiniens contre l’Etat d’Israël depuis 1967, il est très clair que cette lutte a atteint le maximum d’efficacité en 1988, avec la « révolution des pierres », la première Intifada, sans armes à feu, sans attentats-suicides, sans roquettes, rien de ce genre – juste par la mobilisation de masse. C’est cette mobilisation qui a été le plus terrible pour Israël : elle a mis les Israéliens en grande difficulté politique.

Il faut tirer des leçons de cela. Les différentes forces dans la région ne tiennent pas suffisamment compte des questions stratégiques. Il y a actuellement dans la lutte palestinienne beaucoup de maximalisme d’inspiration religieuse, tout comme il y avait auparavant un maximalisme d’inspiration nationaliste. Ce qui manque, par contre, c’est une évaluation réaliste des conditions en vue d’élaborer une stratégie. Non pas une stratégie de capitulation au nom du « réalisme », bien entendu, comme celle de l’OLP – je veux dire l’Autorité palestinienne, Arafat et maintenant Mahmoud Abbas. Mais une stratégie de résistance et de libération, de résistance populaire, pour imposer à Israël tout objectif stratégique possible dans les conditions existantes. Et ce qui reste envisageable dans les conditions objectives actuelles est d’obtenir qu’Israël se retire des territoires occupés en 1967, avec la possibilité pour ces territoires d’organiser leur propre gouvernement démocratiquement, de jouir au moins d’une souveraineté politique – ce qui n’est pas le cas actuellement, quand on voit comment Israël et ses soutiens occidentaux ont réagi à la victoire électorale du Hamas.

Au-delà de cet objectif immédiat, la seule stratégie raisonnable à long terme doit inclure un bouleversement de la société israélienne elle-même. Elle ne saurait être élaborée comme stratégie totalement extérieure à la société israélienne comme l’ont été les stratégies de l’OLP, hier, et du Hamas aujourd’hui. Il n’est pas possible de vaincre Israël militairement depuis l’extérieur. Ce n’est pas possible sur le plan de l’armement conventionnel, car Israël est beaucoup plus puissant sur ce plan que l’ensemble des Etats arabes environnants – sans compter le fait que ceux-ci ne sont pas du tout disposés à affronter Israël, et je ne parle pas seulement de l’Egypte et de la Jordanie, mais également de la Syrie. Une « guerre populaire » pour la libération de l’ensemble de la Palestine historique n’a pas de sens, parce que les Israéliens constituent une large majorité dans les territoires d’avant 1967. Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’une armée d’occupation, comme celle des Etats-Unis au Vietnam, ou en Afghanistan ou en Irak, ou comme celle d’Israël au Liban. Par ailleurs, tout le monde sait qu’Israël est une puissance nucléaire depuis la fin des années 1960. Tout projet qui repose sur une destruction de l’Etat israélien depuis l’extérieur est donc irrationnel, dans tous les sens du terme.

Ainsi donc, même en mettant de côté les exigences de l’internationalisme, c’est-à-dire le type de victoire sur l’Etat sioniste qui serait désirable, il n’existe pas, en tout cas, de stratégie raisonnable pour le vaincre sans prendre en considération la nécessité d’un bouleversement majeur dans la société israélienne elle-même. Il faut impérativement qu’une partie majeure de la société israélienne s’oppose activement aux politiques belliqueuses du gouvernement israélien et se batte pour un règlement pacifique, durable, fondé sur la justice, l’autodétermination et la fin de toutes les discriminations. C’est une condition essentielle, décisive, et c’est la raison pour laquelle l’Intifada de 1988 a été si importante : elle a suscité une crise réelle, profonde, à l’intérieur même de la société israélienne.

Par contre, ce que nous voyons maintenant, c’est un très haut degré de cohésion et d’unanimité parmi les Israéliens au sujet de cette agression qui est la plus féroce et brutale de leur histoire, et c’est de bien mauvais augure. Dans de telles conditions, même s’il se produisait des fiascos pour Israël comme celui de 2006, le résultat ne serait pas de susciter la rupture de secteurs importants de la population israélienne avec la politique menée par leur gouvernement (et encore moins avec le sionisme) et leur opposition à la guerre, comme ce fut le cas pour de larges secteurs de la population allemande lors de la Première Guerre mondiale ou de la population états-unienne au cours de la guerre du Vietnam. Le résultat serait plutôt d’entraîner de nouveaux glissements à droite. C’est pour cette raison que le tableau d’ensemble dans la région est très sombre. Comme je l’ai déjà dit, si cette offensive débouche sur un fiasco – et c’est ce que nous souhaitons – nous savons d’avance que cela signifiera l’arrivée au pouvoir de Netanyahu, qui est encore pire que les dirigeants actuels. Il est très difficile de prévoir où tout cela mènera.

Daniel Finn : Il apparaît en effet que c’est une période très dangereuse pour les Palestiniens, peut-être le moment le plus dangereux depuis 1967. En Israël, dans les médias et dans des milieux de l’establishment, il est question d’un transfert de la Bande de Gaza aux autorités égyptiennes et des zones peuplées de la Cisjordanie à la Jordanie. Si un plan de ce genre était mis en pratique, ce serait certainement fatal pour les aspirations nationales palestiniennes durant de nombreuses années. Quelles mesures devraient à votre avis prendre les forces à l’intérieur de la société palestinienne pour améliorer les perspectives du mouvement national ?

Gilbert Achcar : Je ne vois pas vraiment les choses comme vous les décrivez. Tout d’abord, la monarchie jordanienne elle-même aurait plutôt peur aujourd’hui si elle devait reprendre le contrôle de la Cisjordanie. Lorsque cela était une perspective réelle, elle avait déjà tenu compte du militantisme croissant des Palestiniens, et c’est la raison pour laquelle les plans conçus par le précédent roi Hussein étaient de nature fédérative, prévoyant notamment d’accorder à la Cisjordanie, ou à la Cisjordanie et à Gaza, une forme d’autogouvernement. Mais le problème aujourd’hui est que la monarchie jordanienne ne peut pas compter sur des gens comme Mahmoud Abbas pour dompter la population palestinienne. Ils savent qu’ils ont affaire à une population très radicalisée, et qu’une nouvelle jonction, une nouvelle fusion entre les Palestiniens de Cisjordanie et ceux de Jordanie, où ils constituent déjà une majorité de la population, serait très dangereuse pour la monarchie jordanienne. Le problème est là.

Une nouvelle fusion de la Cisjordanie avec la Jordanie serait certainement dans l’intérêt des Palestiniens, car le soi-disant Etat indépendant en Cisjordanie et à Gaza n’a pas de sens. Sur cette question, je suis entièrement d’accord avec ceux qui critiquent la solution des deux États : un soi-disant Etat indépendant n’a pas de sens en Cisjordanie, s’il devait être pris en otage entre Israël et la Jordanie comme entre l’enclume et le marteau. Le peuple palestinien a besoin pour respirer du débouché constitué par la Jordanie, sans parler des continuités humaines et familiales qui existent entre les deux rives du Jourdain. Il y a une unité historique naturelle de la communauté humaine vivant sur les deux rives de ce fleuve, et pour que cette communauté puisse exercer son autodétermination, il faut un autre type de gouvernement en Jordanie, un gouvernement qui soit réellement démocratique, et non une situation où la majorité de la population est opprimée par un régime qui attise des divisions ethniques de nature tribale, comme c’est le cas maintenant.

C’est la raison pour laquelle je ne pense pas que le gouvernement jordanien soit enthousiasmé par la perspective d’une nouvelle jonction des deux rives, ni même qu’il l’envisage activement. Pourquoi le Roi Hussein a-t-il officiellement rompu les liens entre son royaume et la Cisjordanie en 1988 ? Tout simplement parce qu’en 1988, l’Intifada battait son plein et qu’il a compris que cette Cisjordanie sur laquelle la monarchie avait régné depuis le marché que son père avait conclu avec les sionistes en 1948 – la Cisjordanie sur laquelle la monarchie avait pu régner plus ou moins sans difficulté majeure jusqu’en 1967 – était devenue ingérable à cause de l’Intifada. Elle était devenue une patate chaude, trop dangereuse à manipuler, et c’est pourquoi il a rompu officiellement les liens et abandonné toute prétention sur la Cisjordanie.

Daniel Finn : Pensez-vous que la scène politique palestinienne est susceptible de rester entre les mains du Hamas et du Fatah pour l’avenir prévisible, ou pensez-vous que certaines des forces qui sont actuellement marginales ont une chance de prendre plus de place ?

Gilbert Achcar : Je ne vois pas vraiment une telle perspective actuellement. Je veux dire que, pour le moment, il n’existe pas de réels concurrents aux deux principaux acteurs que sont le Fatah et le Hamas. Les autres forces, en particulier la gauche palestinienne, ont perdu leur crédibilité au fil des ans, après avoir raté tant d’occasions. On ne peut donc pas s’attendre à ce qu’elles se développent soudain par miracle, à moins qu’une nouvelle force – dont nous n’avons pas encore entendu parler – ne surgisse, et même dans ce cas, il lui faudrait du temps pour mûrir en tout cas. Ce qui aura lieu, dans la situation actuelle, ce sont de nouvelles évolutions de l’intérieur des deux forces qui polarisent la société palestinienne, une lutte entre différentes fractions au sein du Fatah, et également dans le Hamas. Ni l’une ni l’autre de ces forces n’est monolithique, car elles sont grandes et ont une base et une affiliation de masse. Il est donc plus probable actuellement que des changements se produisent à l’intérieur de ces mouvements que de voir la montée inattendue de nouvelles forces à l’extérieur.

Cela dit, je souhaite vivement qu’une troisième force puisse surgir, qui serait un mouvement progressiste, s’appuyant sur la tradition de gauche qui existe parmi les Palestiniens et qui est loin d’être négligeable, même à Gaza, bien qu’elle ne soit pas suffisamment forte pour faire contrepoids au Fatah ou au Hamas. Je souhaite vivement qu’une force de gauche puisse émerger et devenir un acteur majeur sur la scène palestinienne. Mais pour être franc, pour le moment, en dehors de l’espoir ou du souhait, ce n’est pas une perspective réaliste – nous n’en voyons pas les prémisses.

* Cet entretien a été réalisé le 10 janvier dernier par Daniel Finn pour la revue électronique irlandaise Irish Left Review (pour le texte original, cliquer ici : The Crisis in Gaza.)

La traduction française a été faite par Anne Spagnoli, responsable du site suisse Non à la guerre !.

* Gilbert ACHCAR a vécu au Liban pendant de nombreuses années avant de s’installer en France, puis en Allemagne et au Royaume-Uni, où il est actuellement professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages, dont Le choc des barbaries (2002), L’Orient incandescent (2003), La guerre des 33 Jours (avec Michel Warschawski, 2007), et, avec Noam Chomsky, La poudrière du Moyen-Orient (2007). Son prochain livre, Les Arabes et la Shoah, paraîtra à l’automne 2009.