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Soudan

Darfour, Cour pénale internationale : Le nouvel ordre humanitaire

Dimanche 15 mars 2009, par Mahmood Mamdani

Alors que la Cour pénale internationale vient d’émettre un mandat d’arrêt contre le président soudanais, Mahmood Mamdani revient sur les mutations du système humanitaire international et sur les difficiles rapports entre justice et politique. Quels enjeux, quels intérêts et quels mécanismes sous-tendent le nouvel ordre humanitaire ?

Le 14 juillet 2008, non sans l’avoir lourdement claironné à l’avance, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a requis un mandat d’arrêt contre le président soudanais, Omar Hassan Ahmad Al-Bashir, pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. La requête du procureur soulève d’importantes questions de fait. Mais surtout, cette affaire jette un nouvel éclairage sur la politique du « nouvel ordre humanitaire ».

Avant que Bashir et son groupe ne prennent le pouvoir, le conflit au Darfour prit d’abord la forme d’une guerre civile, qui dura de 1987 à 1989, et qui fut marquée, de part et d’autre, par d’aveugles massacres de masse. On parla d’abord de génocide pour qualifier ce conflit. Le représentant des Fours à la conférence de réconciliation qui se tint à El Fasher en mai 1989 pointa du doigt ses adversaires en déclarant que leur « objectif[était]un holocauste absolu, l’annihilation pure et simple du peuple four. » En réaction, le représentant arabe dit que l’origine du conflit remontait à « la fin des années 1970, lorsque[...]les Arabes furent présentés comme des étrangers qui devaient être chassés de cette région du Darfour ».

Le procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, a adopté sans examen le point de vue du camp qui parlait d’« holocauste » avant même l’arrivée au pouvoir de Bashir, à qui il attribue une part excessive de responsabilité dans les massacres. Il parle, de plus, des « nouveaux colons » du Darfour, ce qui suggère qu’il a pleinement intégré cette perspective partisane.

En même temps, le procureur trahit son ignorance de l’histoire : « Al Bashir[...]a encouragé l’idée d’une polarisation entre les tribus favorables au gouvernement, qu’il a qualifiées d’« Arabes », et les trois groupes qu’il estimait être les principales menaces, qu’il a qualifiés de « Zourgas » ou d’« Africains ». » La racialisation des identités au Darfour remonte à l’époque de la colonisation britannique. Dès la fin des années 1920, les Britanniques ont tenté de créer deux confédérations au Darfour, l’une arabe, l’autre noire (zourga). Ces identités racialisées furent intégrées au recensement de la population, et fournirent le cadre de la politique gouvernementale. Les deux camps opposés dans la guerre civile de 1987-1989 ne se sont donc pas qualifiés d’Arabes et de Zourgas du jour au lendemain. En outre, le mépris des gouvernements soudanais successifs — celui de Bashir compris — pour tous les habitants du Darfour, Zourgas non arabes comme nomades arabes, est parfaitement attesté.

Après avoir faussement attribué à Bashir la racialisation du conflit, Moreno-Ocampo se concentre sur deux conséquences du conflit du Darfour : le nettoyage ethnique par le pillage des terres et les atrocités commises dans les camps. Il en attribue également la responsabilité à Bashir. Là encore, il se trompe. Le pillage des terres est le produit de trois causes différentes, mais connexes. Tout d’abord le système colonial, qui a réorganisé le Darfour en une série de territoires tribaux, attribuant l’essentiel des terres à des tribus paysannes sédentaires sans en attribuer du tout aux tribus totalement nomades. Ensuite, la dégradation environnementale : selon le programme environnemental des Nations unies, le Sahara a gagné 100 km en 40 ans : cette extension atteignit un point critique au milieu des années 1980, contraignant toutes les tribus du nord du Darfour, Arabes comme non-Arabes, à émigrer vers le sud, pour aller vers les terres plus fertiles occupées par les Fours et les Masalit. Cela déboucha sur un conflit qui opposa les tribus sédentaires aux tribus nomades. C’est le simple impératif de survie qui explique en partie la brutalité sans précédent des guerres successives qui ont éclaté depuis 1987-1989. La troisième cause vient chronologiquement en dernier : il s’agit de la violente contre-insurrection menée en 2003-2004 par le régime de Bashir, en réaction à une insurrection soutenue par les tribus paysannes.

Le procureur n’est pas seulement mal informé quant aux débuts du conflit. Moreno-Ocampo est tellement désireux d’étayer son accusation qu’il déforme également l’histoire récente. Il accuse Bashir d’avoir, suite aux massacres de 2003-2004, utilisé les camps pour tenter d’affaiblir son

adversaire par d’autres moyens : « Il n’avait pas besoin de balles. Il employait d’autres armes : le viol, la faim, et la peur. » Cette déclaration contredit les éléments rapportés par des sources onusiennes, citées par Julie Flint dansThe Independent à Londres, selon lesquelles le taux de mortalité dans les camps est tombé aux alentours de 200 morts par mois à partir de début 2005, soit moins que dans le sud du Soudan ou que dans les quartiers pauvres de Khartoum.

L’acte d’accusation du procureur vise à rapporter toutes les conséquences à une unique cause : Bashir. Moreno-Ocampo l’a du reste déclaré à des journalistes venus l’interroger à La Haye : « Ce qui s’est passé au Darfour est la conséquence de la volonté de Bashir. » Les poursuites à l’encontre de Bashir sont le fait d’une justice politisée, qui remet en question la légitimité de la CPI et ne contribuera sans doute pas à résoudre la crise du Darfour. On peut sans doute comprendre qu’un procureur pressé fasse fi de tous les éléments allant à l’encontre de son accusation. Mais ici, nous ne devons pas faire preuve de compréhension. Pour trouver une solution viable à ce conflit, il faut que toutes les causes en soient saisies dans toute leur complexité.

Le Darfour connut une mortalité massive en 2003-2004. L’Organisation mondiale de la santé — qui est encore la source la plus digne de foi sur le taux de mortalité — impute ces décès à deux causes principales : environ 80 % à des diarrhées liées à la sécheresse, et 20 % à la violence. Il est évident que les auteurs de violences doivent être tenus responsables, mais le procureur de la CPI n’a pas à juger du moment et des modalités des poursuites, qui constituent des décisions politiques. Au-delà de l’innocence ou de la culpabilité du président soudanais, c’est, plus largement, le rapport entre le droit et la politique — la politisation de la CPI — qui fait problème, et c’est cela qui inquiète au plus haut point les gouvernements et les peuples d’Afrique.

Le nouvel ordre humanitaire

Lorsque la seconde guerre mondiale éclata, l’ordre international pouvait se diviser en deux parties inégales, dont l’une était privilégiée et l’autre assujettie, dont l’une consistait en un système d’États souverains de l’hémisphère occidental et l’autre en un système colonial qui occupait la majorité de l’Afrique, de l’Asie et du Moyen-Orient.

Après-guerre, avec la décolonisation, les anciennes colonies furent reconnues comme des États à part entière, ce qui contribua à faire de la souveraineté étatique un principe global de relations entre États. La fin de la Guerre froide a produit un autre changement fondamental, marquant l’avènement d’un ordre humanitaire international qui promettait que, dorénavant, la souveraineté étatique devrait rendre des comptes à la norme des droits humains internationaux. Beaucoup pensent que nous sommes actuellement au beau milieu d’une douloureuse transition systémique dans les relations internationales.

La norme de responsabilité ne relève plus, désormais, du droit international (international law) : elle a fatalement basculé du côté des droits (rights). L’administration Bush en a fait la démonstration éclatante au moment de l’invasion de l’Irak : l’intervention humanitaire n’a plus à se conformer au droit (law). Elle a même pour principale caractéristique de se situer au-delà de lui. C’est ce trait qui fait d’elle la soeur jumelle de la « guerre contre le terrorisme ».

Ce nouvel ordre humanitaire, officiellement adopté en 2005 lors du sommet mondial des Nations unies, invoque la responsabilité de la protection des populations vulnérables. Il est posé que cette responsabilité relève de « la communauté internationale », et doit être en pratique exercée par l’ONU, et en particulier par le Conseil de sécurité, dont les membres permanents sont les grandes puissances. Ce nouvel ordre est sanctionné dans un langage qui s’écarte très nettement de l’ancien langage du droit et de la citoyenneté. Il qualifie d’« humaines » les populations à protéger et d’« humanitaires » la crise dont elles souffrent, l’intervention qui promet de les sauver et les instances qui cherchent à mettre en oeuvre cette intervention. Si le langage de la souveraineté est profondément politique, celui de l’intervention humanitaire est profondément apolitique, et parfois même antipolitique. Si l’on examine la situation d’un oeil critique, on voit que nous assistons à une transition non pas globale, mais partielle. La transition du vieux système de la souveraineté au nouvel ordre humanitaire se limite aux États caractérisés comme « ratés » ou « voyous ». Il en résulte une fois encore un système duel, où la souveraineté étatique vaut dans de vastes parties du monde, mais se trouve suspendue dans un nombre croissant de pays d’Afrique et du Moyen-Orient.

La souveraineté étatique définie par les traités de Westphalie demeure de fait en vigueur dans le système international. Mais il vaut la peine de s’attarder sur les deux facettes que sont la souveraineté et la citoyenneté. Si la « souveraineté » continue d’être le mot de passe qui offre l’accès aux relations internationales, la « citoyenneté » confère encore une adhésion à la communauté politique (étatique) nationale souveraine. Loin de s’opposer, souveraineté et citoyenneté vont donc de pair. L’État constitue après tout l’incarnation du droit politique essentiel des citoyens : le droit à l’autodétermination collective.

Par contraste, l’ordre humanitaire international ne reconnaît pas la citoyenneté. Au contraire, il place les citoyens sous tutelle. Le langage de l’intervention humanitaire a rompu les liens qui le rattachaient à celui des droits des citoyens. Les droits que l’ordre humanitaire global prétend défendre sont les droits résiduels de l’humain, et non l’ensemble des droits du citoyen. Si les droits du citoyen sont ostensiblement politiques, les droits de l’humain relèvent de la simple survie ; on peut les résumer en un mot : protection. Le nouveau langage désigne ses sujets non pas comme des porteurs de droits — donc, comme des agents actifs de leur émancipation — mais comme les bénéficiaires passifs d’une « responsabilité (externe) de protéger ». Plutôt qu’à des citoyens dotés de droits, les bénéficiaires de l’ordre humanitaire s’apparentent à des bénéficiaires d’actes de charité.

L’humanitarisme ne prétend pas renforcer la puissance d’agir, mais seulement soutenir la vie nue. Sa tendance est de favoriser la dépendance. L’humanitarisme annonce un système de curatelle.

Il ne faut pas réfléchir bien longtemps pour reconnaître que la responsabilité de protéger est depuis toujours l’obligation du souverain. Un nouveau principe n’a pas vu le jour ; ce sont en fait ses termes qui ont subi un changement radical. Pour saisir cette mutation, on doit se demander : qui possède la responsabilité de protéger qui ? À quelles conditions ? En vue de quelles fins ?

L’ère de l’ordre humanitaire international n’est pas entièrement nouvelle. Elle s’appuie sur l’histoire du colonialisme occidental. Aux débuts de l’expansion coloniale, au XVIIIe et XIXe siècles, les grandes puissances occidentales — la Grande-Bretagne, la France, la Russie — prétendaient protéger des « groupes vulnérables ». Quand les pays en question étaient dirigés par des puissances rivales, comme l’Empire ottoman, les Occidentaux prétendaient protéger les populations qu’ils tenaient pour vulnérables, surtout les minorités religieuses, tel groupe chrétien ou juif par exemple. Dans les pays qui demeuraient vierges de toute colonisation, comme l’Asie du Sud et de vastes parties de l’Afrique, ils soulignaient les atrocités locales — l’infanticide féminin et le sati en Inde, l’esclavage en Afrique — et juraient de protéger les victimes de leurs oppresseurs.

C’est de cette histoire qu’est né le régime international de curatelle exercé sous l’égide de la Société des Nations (SDN). Les territoires que la SDN avait placés sous tutelle se trouvaient principalement en Afrique et au Moyen-Orient. Ils furent créés à la fin de la première guerre mondiale, lorsque les colonies possédées par les puissances impériales vaincues (Empire ottoman, Allemagne, Italie) furent cédées aux puissances victorieuses, qui promirent de les administrer comme des gardiens s’occupent de leurs pupilles, sous la surveillance de la SDN.

Le Rwanda comptait parmi ces territoires, il fut placé sous tutelle belge jusqu’à la révolution hutu de 1959. C’est sous l’oeil bienveillant de la SDN que la Belgique fit des Hutus et des Tutsis des identités racialisées, en utilisant la force du droit pour institutionnaliser un système officiel de discrimination. Ce faisant, le colonialisme belge posait les fondements institutionnels du génocide qui se produisit un demi-siècle plus tard. Les puissances occidentales qui constituaient la SDN ne voulurent pas tenir la Belgique pour responsable de la manière dont elle avait exercé sa curatelle coloniale, pour une raison très simple : si elles l’avaient fait, elles auraient fait ressurgir leur propre passé colonial. La domination belge au Rwanda n’était qu’une version plus dure de la domination indirecte pratiquée à un niveau ou à un autre par toutes les puissances occidentales en Afrique. Ce système ne se contentait pas de refuser la souveraineté à ses colonies ; il reconfigurait leur vie administrative et politique en les plaçant toutes sous un régime articulé sur des identités et des droits ethniquement différenciés. La domination belge au Rwanda a peut-être été une version extrême du colonialisme, mais elle n’avait rien d’exceptionnel.

Compte tenu du bilan de la SDN, il est bon de se demander en quoi le nouveau régime international de curatelle diffère de l’ancien. Quelles sont les implications possibles de l’absence de droits des citoyens qui se trouve au coeur de ce nouveau système ? Pourquoi un régime de curatelle ne dégénèrerait-il pas, une fois de plus, en un régime détaché de toute forme de responsabilité ?

À première vue, ces deux systèmes — l’un défini par la souveraineté et la citoyenneté, l’autre par la curatelle et la tutelle — paraissent plus contradictoires que complémentaires. En pratique toutefois, ils constituent les deux parties d’un système international duel. On peut se demander comment cet ordre duel peut se reproduire sans que la contradiction finisse par sauter aux yeux, sans qu’il apparaisse comme la version contemporaine de l’ancien système colonial de la curatelle. L’explication réside, en partie, dans la manière dont le pouvoir est parvenu à subvertir le langage de la violence et de la guerre pour le mettre au service de ses visées propres.

La subversion du langage génocidaire

Voici longtemps que la guerre a cessé d’être une confrontation directe entre les forces armées de deux États. Cette mutation est apparue clairement dans la confrontation entre les Alliés et les puissances de l’Axe au cours de la seconde guerre mondiale, dans la guerre américaine en Indochine dans les années 1960 et 1970, puis dans la guerre du Golfe de 1991, et encore dans l’invasion de l’Irak en 2003 : les États ne visent pas seulement les forces armées des États adverses ; ils prennent pour cible la société elle-même : l’industrie et l’infrastructure guerrières, l’économie et la force de travail, et parfois, comme dans les bombardements aériens de villes, la population civile en général. La violence politique tend à la généralisation et à l’indistinction. La guerre moderne est guerre totale.

Cette évolution de la nature de la guerre moderne a eu tendance à se calquer sur celle de la contre-insurrection dans les contextes coloniaux. Confrontées à des guérillas insurrectionnelles menées par de simples civils armés, les puissances coloniales se mirent à prendre pour cible les populations des territoires occupés. À Mao Tsé Toung qui disait que les guérillas doivent être comme poisson dans l’eau, le théoricien américain de la contre-insurrection Samuel Huntington répondit, pendant la guerre du Vietnam, que l’objet de la contre-insurrection doit être de vider l’eau et d’isoler le poisson. Mais cette pratique est plus ancienne que les mouvements contre-insurrectionnels de l’après-seconde guerre mondiale. Elle remonte à l’aube de la modernité, aux guerres coloniales contre les Indiens d’Amérique, au cours des décennies et des siècles qui ont suivi 1492.

L’Amérique des colons fut la première à pratiquer l’internement des populations civiles dans ce que les Américains appelaient des « reservations » et les Britanniques des « reserves », une technologie que les Nazis devaient développer par la suite, sous la forme extrême des camps de concentration. Alors qu’on croit souvent qu’il s’agit d’une invention britannique mise en oeuvre à la fin du XIXe siècle au cours de la guerre des Boers en Afrique du Sud, la pratique de la concentration et de l’internement des populations lors des guerres coloniales était à l’origine une contribution des colons américains au développement de la guerre moderne.

Le régime identifié à l’ordre humanitaire international établit une distinction tranchée entre le génocide et les autres formes de violence de masse. Il tend à se montrer permissif envers l’insurrection (guerre de libération), la contre-insurrection (répression de guerres civiles ou de mouvements rebelles/révolutionnaires) et la guerre entre États, toutes choses qui sont partie intégrante de l’exercice de la souveraineté nationale, et sont de plus en plus considérées comme une part inévitable, bien que regrettable, de la défense ou de l’affirmation de la souveraineté nationale, sur les plans intérieur ou international — à la différence du génocide.

Quel est donc le trait distinctif des génocides ? Il ne s’agit à l’évidence pas de l’extrême violence à l’encontre des civils, qui à notre époque caractérise aussi bien les contre-insurrections que les guerres entre États. Ce n’est que lorsque l’extrême violence vise à annihiler une population civile désignée comme différente « sur la base de sa race, de son appartenance ethnique ou religieuse », que cette violence est qualifiée de génocide. C’est cet aspect de la définition juridique qui a permis aux grandes puissances d’instrumentaliser le terme de « génocide » afin de s’attaquer à des États nouvellement indépendants qui leur paraissaient un peu trop indisciplinés. De plus en plus, on condamne universellement une unique forme de violence de masse — le génocide — considérée comme le crime par excellence, au point que contre-insurrections et guerres passent pour des phénomènes normaux. Le génocide, au contraire, est une violence devenue folle, amorale, diabolique. Dans le premier cas, donc, une violence normale ; dans le second, une violence mauvaise. D’où la tendance à en appeler à l’« intervention humanitaire » seulement lorsque le massacre de masse porte le nom de « génocide ».

Étant donné que la nature du colonialisme « indirect » du XXe siècle a défini l’orientation « tribale » (ou ethnique) du pouvoir administratif, il n’est pas surprenant que, dans les États nouvellement indépendants, l’exercice du pouvoir et les réactions qu’il suscite tendent aussi à prendre des formes « tribales ». De ce point de vue, il n’est guère possible de distinguer la violence de masse dirigée contre les civils au Congo de celle qui sévit au nord de l’Ouganda, au Mozambique, en Angola, au Darfour, en Sierra Leone, au Libéria, en Côte d’Ivoire, et ainsi de suite. Alors, dans quels cas convient-il de parler de « génocide » ? Mais surtout, qui en décide ?

Que des concepts juridiques soient utilisés à l’avantage des grandes puissances, voilà qui n’a rien de neuf. En revanche, la « guerre contre le terrorisme » a ceci de nouveau que l’action visant à contrecarrer certaines formes de violence y est à la fois moralisée et légalement dérégulée. Est-il dès lors étonnant que cette évolution même ait pu conduire à une violence débridée, comme en Irak après 2003, ou comme dans la petite guerre contre le terrorisme que Bashir a menée au Darfour entre 2003 et 2004 ? Puisque le nouvel ordre humanitaire se débarrasse des barrières juridiques qui limitaient la guerre préventive — donc, la guerre globale contre le terrorisme —, on ne doit pas s’étonner que la contre-insurrection se définisse comme une guerre locale contre le terrorisme.

L’année 2003 a vu le déploiement de deux contre-insurrections, l’une en Irak, qui est née de l’invasion étrangère, l’autre au Darfour, qui s’est développée en réaction à une insurrection intérieure. La première impliquait une guerre de libération contre un occupant étranger ; la seconde, une guerre civile dans un État indépendant. Il est vrai que, du point de vue des habitants de l’Irak ou du Darfour, il n’y avait guère de différence entre la brutalité des violences exercées dans ces deux cas. Pourtant, dans chacun d’eux, une grande énergie a été dépensée pour savoir comment il convenait de définir la brutalité : fallait-il parler de contre-insurrection ou de génocide ? Nous assistons au spectacle ahurissant d’un État, les États-Unis, qui, ayant perpétré des actes de violence en Irak, fait d’un État ennemi, le Soudan, le responsable de violences génocidaires au Dafour. Plus ahurissant encore, nous voyons, aux États-Unis, un mouvement citoyen en appeler à une intervention humanitaire au Darfour tout en gardant un silence absolu quant aux violences commises en Irak.

La Cour pénale internationale

De plus en plus, les grandes puissances ne sont plus seulement présentées comme les instances protectrices des droits sur le plan international, mais aussi comme celles qui mettent en oeuvre la justice à l’échelle internationale. C’est ce qui apparaît clairement lorsque l’on considère d’un oeil critique la courte histoire de la Cour pénale internationale.

La CPI a été créée par le traité de Rome de 1998 afin de poursuivre les crimes les plus odieux : les massacres de masse et autres brutalités systématiques. Les rapports entre la CPI et les administrations américaines successives sont des plus instructifs : Washington a commencé par critiquer la CPI avant de chercher à l’instrumentaliser. Républicains comme démocrates s’y sont mis : ce sont même aux leaders démocrates que l’on doit, sous l’administration Clinton, les premières tentatives d’affaiblir la CPI et d’exempter les États-Unis du régime de justice internationale émergeant.

Les inquiétudes de Washington furent clairement expliquées par John Bolton, ambassadeur républicain à l’ONU : « Notre principal souci doit être de protéger nos grandsleaderscivils et militaires, ceux qui s’occupent de notre défense et de notre politique étrangère. » Bolton poursuivait en demandant « si les États-Unis étaient coupables de crimes de guerre pour avoir bombardé l’Allemagne et le Japon pendant la seconde guerre mondiale » ; à quoi il répondit par l’affirmative : « en effet, une lecture directe du langage utilisé indique probablement que la Cour jugerait les États-Unis coupables.A fortiori, ces dispositions semblent impliquer que les États-Unis auraient été coupables de crime de guerre pour avoir lâché la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. Ce qui est intolérable et inacceptable. » Il se fit également le porte-parole des inquiétudes du principal allié de l’Amérique au Moyen-Orient, Israël : « Ainsi, Israël a manifesté à Rome la crainte tout à fait fondée que ses frappes préventives durant la guerre des Six Jours lui auraient valu presque à coup sûr des poursuites à l’encontre de ses principaux responsables. En outre, il ne fait aucun doute qu’Israël fera l’objet d’une plainte concernant les conditions et les pratiques de son armée dans la Bande de Gaza. »

Les États-Unis refusèrent de signer le traité. Mais, sitôt qu’elle comprit qu’elle ne pourrait empêcher la CPI de devenir réalité, l’administration Bush changea de tactique et se mit à signer des accords bilatéraux avec d’autres pays, stipulant que les deux signataires ne livreraient pas leurs ressortissants – même ceux accusés de crimes contre l’humanité – à la CPI. À la mi-juin 2003, les États-Unis avaient passé des accords avec 37 pays, à commencer par la Sierra Leone, théâtre de gigantesques atrocités.

Puis l’administration Bush passa à une phase de compromis, rendue possible par le pragmatisme des dirigeants de la CPI. Il est tout à fait clair, au vu des quatre pays sur lesquels la Cour a lancé des enquêtes – le Soudan, l’Ouganda, la République centrafricaine et le Congo –, que l’unique superpuissance mondiale et une institution internationale tentant désespérément de trouver ses marques sont parvenues à trouver un terrain d’entente. Les États-Unis n’ont, en effet, guère d’objections à faire sur la tournure prise par les enquêtes concernant ces pays. Bientôt, la CPI n’aura plus d’« internationale » que le nom, puisqu’elle est rapidement en train de devenirs une cour occidentale chargée de juger des crimes africains contre l’humanité. Elle s’est attaquée à des gouvernements ennemis des États-Unis et a ignoré, à l’inverse, des actions auxquelles les États-Unis ne s’opposaient pas, en Ouganda, au Rwanda ou au Congo oriental, par exemple,conférant ainsi à leurs auteurs une impunité de fait.

La CPI a des comptes à rendre non à l’Assemblée générale, mais au Conseil de sécurité. C’est à cela que l’Inde s’opposait, quand, tout comme les États-Unis, la Chine et le Soudan, elle a refusé de signer le traité de Rome. The Hindu, principal quotidien politique de l’Inde, a parfaitement résumé l’objection primordiale : « il était inacceptable d’accorder au Conseil de sécurité le pouvoir de renvoyer des affaires devant la CPI, en particulier si tous ses membres n’étaient pas signataires du traité », car on « offrait ainsi des échappatoires aux pays accusés de crimes graves, mais influents au sein de l’ONU ». En outre, « c’est aller à l’encontre du droit des traités, selon lequel aucun pays ne saurait être lié aux exigences d’un traité qu’il n’a pas signé, que de donner au Conseil de sécurité le pouvoir de renvoyer devant la CPI des affaires concernant un pays non signataire. »

L’absence de responsabilité politique formelle a conduit à la politisation informelle de la CPI. Il n’est pas étonnant que les États-Unis aient joué de leur position de principale puissance au sein du Conseil de sécurité pour tenter d’asservir la CPI à leurs propres fins. Voici comment The Hindu résumait le rapport des États-Unis à la CPI : « Les tractations douteuses grâce auxquelles les États-Unis sont parvenus à maintenir leur statut d’exception devant la CPI tout en aidant à « mettre un terme au climat d’impunité régnant au Soudan » tourne en ridicule les idéaux qui ont informé la création d’une cour pénale internationale permanente visant à poursuivre les auteurs des plus graves des crimes contre l’humanité. »

Droit et politique dans les sociétés en transition

Les fondamentalistes des droits humains plaident pour des critères juridiques internationaux indépendants du contexte politique des pays concernés. Ce point de vue trouve un appui dans l’exaspération populaire tout à fait compréhensible, non seulement en Occident mais aussi sur le continent africain, face à l’impunité permettant à un nombre croissant de régimes de massacrer et de brutaliser leur population pour la réduire au silence. Mais le fait que la CPI se soit focalisée exclusivement sur les crimes africains, et surtout sur des crimes commis par des adversaires des États-Unis, a quelque peu tempéré les débats en Afrique, et soulevé des inquiétudes quant à la politisation de la justice et la relation qu’entretiennent le droit et la politique.

La distinction entre questions juridiques et politiques ne va de soi dans aucun pays. Dans une démocratie, c’est par un processus politique que se définit le domaine propre au juridique. Que se passerait-il si nous privilégiions le juridique au détriment du politique, quel que soit le contexte ? L’expérience de toute une série de sociétés en transition – postsoviétiques, post-Apartheid, postcoloniales – laisse penser que pareil fondamentalisme remettrait en question leur existence politique même. Plusieurs sociétés postsoviétiques d’Europe de l’Est dont l’histoire a été marquée par l’information, l’espionnage et les compromissions à grande échelle ont choisi de ne pas ouvrir complètement les dossiers de la police secrète et du Parti communiste, ou alors de ne le faire qu’au compte-gouttes. Les sociétés déchirées par la guerre civile, comme l’Espagne postfranquiste, ont préféré l’amnésie à la vérité, pour la simple raison que, pour elles, la nécessité de construire l’avenir primait sur tout accord concernant le passé. À l’opposé, nous avons la Bosnie et le Rwanda, où l’administration de la justice est devenue une responsabilité internationale et où la décision de séparer les crimes de guerre de la réalité politique qui les sous-tendait a transformé la justice en règlement de comptes.

Ceux qui voient les droits humains comme le langage d’une « intervention humanitaire » menée de l’extérieur doivent s’efforcer de lutter contre un régime juridique où le contenu des droits de l’homme est défini à l’extérieur de tout processus politique — démocratique ou non – qui les inclurait comme participants formels. Surtout pour les Africains, la CPI annonce un régime de dépendance juridique et politique, tout comme les institutions mises en place par la conférence de Bretton Woods après-guerre mirent sur pied le régime international de dépendance économique qui sévit au cours des années 1980 et 1990. En détachant le juridique du politique, en abandonnant le juridique aux fondamentalistes des droits humains, le véritable danger est de transformer la poursuite de la justice en quête de revanche, et d’empêcher tout désir de réconciliation et toute paix durable. Cela signifie-t-il que la notion même de justice doit être différée au motif qu’elle vient troubler la paix ? Certainement pas.

La justice des survivants

Si la paix et la justice sont des objectifs non pas contradictoires, mais complémentaires, nous devons distinguer entre la justice des vainqueurs et celle des survivants : si la première souligne qu’il faut distinguer le bien du tort (right from wrong), la seconde cherche à réconcilier différents biens (rights). Dans une situation où il n’existe pas de gagnant, donc pas de possibilité que s’exerce une justice des vainqueurs, la justice des survivants est peut-être la seule forme de justice possible.

Si Nuremberg constitue le paradigme de la justice des vainqueurs, la transition post-Apartheid de l’Afrique du Sud est celui de la justice des survivants. La fin de l’Apartheid était animée par un principe central : pardonner, mais ne pas oublier. La première partie de la formule énonçait que le nouveau pouvoir pardonnerait toutes les transgressions commises par le passé, à condition qu’elles soient publiquement reconnues comme des torts. Il n’y aurait pas de poursuites. La seconde disait qu’il n’y aurait pas d’oubli, donc que dorénavant, les règles de conduite devaient changer, pour assurer la transition vers l’après-Apartheid. L’Afrique du Sud a eu la chance de connaître une transition qui, pour l’essentiel, fut animée de l’intérieur.

L’Afrique du Sud, loin d’être un exemple unique, est au contraire le prototype des conflits qui font rage en Afrique concernant la forme que doivent prendre les communautés politiques postcoloniales et la manière dont doit être définie l’appartenance à ces communautés. L’accord qui mit un terme à la guerre au sud du Soudan s’accompagna d’une immunité pour tous les participants à la réforme politique. Il en fut de même de l’accord qui marqua la fin de la guerre civile au Mozambique. Si la CPI avait été impliquée dans ces conflits comme elle l’est actuellement au Darfour, on peut douter qu’un accord de paix eût été trouvé.

Traduit par Nicolas Vieillescazes, © Mahmood Mamdani, 2008, avec l’aimable autorisation de l’auteur.


Voir en ligne : www.larevuedeslivres.net