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Forum social mondial

Contribution au débat

Lundi 18 février 2008, par Pierre ROUSSET

Je souhaite présenter ici une contribution au débat — et non pas une analyse « panoramique » du processus du FSM ou de sa « place dans l’histoire ». Je vais donc me concentrer sur certains points seulement, qui me paraissent aujourd’hui politiquement importants, et les traiter de façon brève et incisive. Chaque affirmation mériterait certes d’être nuancée. D’autres points que je n’aborde pas sont tout aussi pertinents, mais je voudrais éviter de répéter ce qui se trouve dans nombre des textes déjà diffusés.

Je voudrais surtout traiter de ce qu’il y a de neuf et de certain des problèmes actuels auxquels nous sommes confrontés, par rapport à la période initiale de croissance du processus des forums. J’espère avoir l’occasion dans le débat de compléter, préciser, clarifier voire corriger les 7 points ci-dessous — qui ne sont pas exactement les 7 points introduits par la commission stratégie du CI.

1. Une dynamique internationale inégale, fragmentée. La journée d’action mondiale du 26 janvier dernier semble (au vu d’un bilan partiel) montrer que l’identification avec le FSM reste grande. Elle confirme aussi ce que l’on percevait déjà en 2005-2006 : la dynamique des forums devient de plus en plus inégale. Dans certains pays, ils jouent toujours un rôle moteur ou pionnier (est-ce notamment le cas de la Russie ?). Dans d’autres, ils aident surtout, pour l’heure, à préserver un espace de convergences. Dans certains pays, ils permettent d’exprimer des moments forts des mobilisations sociales. Dans d’autres, ces mobilisations se produisent indépendamment d’eux.

Bien entendu, le processus des forums n’a jamais été totalement homogène, mais la situation est aujourd’hui très différente de ce qu’elle était les premières années, marquées par une remarquable dynamique (rare et précieuse) d’extension géographique, d’élargissement organisationnel, thématique et social, et de radicalisation politique. Il n’est pas fréquent qu’un processus de mobilisation s’élargisse à ce point tout en se radicalisant simultanément. Cette phase est (temporairement ?) close. L’extension géographique se poursuit certes (Afrique, Scandinavie pour le FSE…), mais dans bon nombre des foyers d’origine du FSM, le second souffle tarde à venir.

2. Des causes politiques. Il y a, à l’essoufflement du processus dans certains de ses foyers historiques, des raisons multiples, parfois triviales. Les forums et les manifestations altermondiaistes sont victimes de leur succès : on ne maintient pas aisément longtemps un très haut niveau de mobilisation. Les résultats de ces mouvements sont loin d’être négligeables : ils ont contribué à la déligitimisation de l’ordre militaro-néolibéral, au ralentissement (dans divers pays) des contre-réformes libérales et à l’affirmation d’une volonté d’alternative systémique. Ce n’est pas rien ! Mais malgré des manifestations fortes de centaines de milliers de personnes, voire de millions (15 février 2003), les politiques guerrières, anti-démocratiques, discriminatoires et de régression sociale se poursuivent. Comment faire mieux quand on a déjà fait si bien ?

Mais il y a aussi des causes politiques plus problématiques qui affectent en profondeur le processus des forums. Le mouvement altermondialiste se trouve confronté à des exigences politiques qui, objectivement, le dépassent. C’est par exemple le cas des exigences nées des développements en Amérique latine (Venezuela, etc.), ou de la nécessité d’opposer aux politiques de l’Union des alternatives cohérentes au niveau européen, ou de la victoire de 2005 en France et aux Pays-Bas du non au projet de Constitution européenne ; sans même parler de ce qu’il serait nécessaire de faire pour juguler la crise écologique globale… Face à de telles échéances, les divergences d’orientation au sein du mouvement altermondialiste sont considérables.

A l’horizon stratégique se posent évidemment des questions comme la remise en cause de la propriété capitaliste et de l’Etat bourgeois — du moins pour qui veut réellement aider à la naissance d’un « autre monde ». Mais, en ces temps d’indétermination stratégique, ce ne sont pas elles qui incarnent les clivages « pertinents » du moment (bien qu’elles commencent à manifester leur actualité). En revanche, c’est le cas (notamment) des conditions de la participation gouvernementale. La question de la participation à des gouvernements de centre gauche a divisé les noyaux animateurs des forums dans des pays clefs (Brésil, Italie…) et en affecte d’autres (France…). L’Inde, encore un pays clef pour les forums, n’échappe pas non plus au problème. Le PCI (Marxiste) dirige en effet depuis trois décennies l’important Etat du Bengale occidental où, aujourd’hui, la répression très violente de mouvements paysans (de nombreux morts…) clive radicalement les forces de gauche. Même si, en bien des régions du monde, ce type de questions ne se pose pas concrètement, cela a un impact indéniable sur le processus international.

3. Cooptations. Il est ici indispensable de mettre quelques points sur les « i » et d’appeler un chat, un chat — quitte à être jugé malséant.

Le mouvement altermondialiste a été très tôt confronté à l’intimidation et, dans certains pays, à une répression violente (Gênes…), ainsi qu’à une politique de criminalisation idéologique (après le 11 septembre), mais aussi à des tentatives de séduction, de cooptation, visant à séparer le bon grain modéré de l’ivraie radicale. Malgré sa jeunesse et grâce à son dynamisme social, il a, dans l’ensemble, remarquablement résisté à ces épreuves.

La participation (ou l’aspiration à la participation) de certaines forces vives du mouvement altermondialiste à des gouvernements de centre gauche a ouvert de larges brèches dans les résistances à la cooptation. Encore une fois, le problème qui nous est posé n’est pas celui d’une opposition rhétorique entre « réformiste » et « révolutionnaire ». Les gouvernements concernés ne sont pas réformistes (ils opèrent dans le cadre de l’ordre mondial néolibéral sans le remettre en cause) et il n’y a pas, à de rares exceptions près, de luttes révolutionnaires en cours, même embryonnaires. La question posée est plus fondamentale : la préservation de l’indépendance du mouvement (on disait hier et on peut encore dire aujourd’hui : la défense de l’indépendance de classe — dans une acceptation large de ce que ce terme recouvre comme éventail de terrains sociaux).

Les mécanismes routiniers de la cooptation n’ont rien de mystérieux, mais il serait important de réfléchir sur ce qui les rend actuellement efficace. A priori, en effet, la situation se prête peu à la cooptation : d’un côté, l’ordre néolibéral est largement délégitimisé et, de l’autre, les prétentions réformistes sont particulièrement inconsistantes. Reste la logique du « moindre mal » et la mise en œuvre de programmes d’assistanat (qui, comme chacun sait, s’opposent à la défense des droits collectifs). C’est maigre, et pourtant... Le spectacle de la classe politique française, traversée de multiples ralliements tous azimuts et toute honte bue, éclaire l’arrière-plan du problème qui nous est posé : une porosité généralisée des frontières idéologico-sociales d’hier. Certes, il y a toujours eu dans les forums des tenants du « dialogue » avec Davos. Mais les premières années du mouvement altermondialiste auraient pu laisser croire que ses composantes motrices étaient immunisées contre de telles tentations. On sait aujourd’hui que les choses ne sont pas si simples. Il est donc nécessaire de consolider, voire reconstituer, les fondements d’une indépendance politico-sociale sans laquelle il n’y a pas d’action durable pour un « autre monde », libéré de la dictature marchande (puisque « le monde n’est pas une marchandise »).

4. Débattre en tenant compte des conditions nouvelles. Le débat sur le forum social mondial n’a aujourd’hui de sens que s’il aborde franchement les questions nouvelles auxquelles nous sommes confrontés : la grande inégalité du processus et le danger de fragmentation, l’épuisement (temporaire ?) de la dynamique combinée d’élargissement et de radicalisation, l’acuité des divisions politiques en son sein, l’abaissement des défenses face aux sirènes de la cooptation institutionnelle, etc. (la liste n’est pas exhaustive). Quelque soit leur intérêt et leur pertinence, il n’est pas utile de répéter comme si rien n’avait changé les discussions sur le rapport entre « espace », « événement » et « processus », entre « mouvement » et « mouvement des mouvements ». Ou de se concentrer exclusivement sur la « méthodologie », sans vouloir admettre que ces conditions nouvelles affectent le processus du forum. Le Conseil international devrait être l’un des lieux privilégiés où mener ce débat. Pour l’heure, ce n’est pas le cas.

Pour illustrer mon propos, je voudrais revenir sur la comparaison entre le forum de Mumbai (2004) et Nairobi (2007). Dans les deux cas, « l’espace » du forum a permis a de nombreux mouvements de se rencontrer. Dans les deux cas aussi le forum a marqué une étape importante dans l’extension internationale du processus hors ses terres latines d’origine : en Asie du Sud et en Afrique de l’Est. On pourrait s’en tenir là et dire que pour le reste, chacun est libre de faire ce qu’il veut au sein de ces espaces et qu’il ne nous revient pas d’en juger. Voire affirmer que les « convergences » ont été encore plus vastes à Nairobi qu’à Mumbai. Ce serait faire bien peu de cas de la politique.

Par plusieurs aspects, Nairobi a été un anti-Mumbai. Mumbai avait été le forum le plus rigoureux sur les sources de financement ; de fait le plus indépendant quant aux pouvoirs étatiques ; le plus à même d’assurer l’occupation de l’espace par les plus opprimés ; le plus soucieux d’incarner en pratique (restauration, etc.) l’opposition aux grandes firmes capitalistes et à la marchandisation du monde. En ces domaines, Nairobi a donné l’exemple exactement inverse.

Alors que Mumbai s’était prémunie contre l’intrusion de pouvoirs religieux agressifs, à Nairobi, des droits humains fondamentaux (droits reproductifs, respect des orientations sexuelles…) ont été attaqués de l’intérieur même du forum, notre espace de liberté où chacune et chacun doit se sentir en confiance.

Les mouvements sociaux sont au Kenya beaucoup moins important qu’en Inde, ce qui est un handicap. Mais l’invocation des spécificités régionales pour expliquer les différences entre Mumbai et Nairobi reste néanmoins un peu courte : difficile de prétendre que les ressources financières des mouvements indiens sont mirobolantes ou que l’Asie du Sud est exempte de religiosité. Difficile aussi de ne pas faire le lien avec le contexte international marqué notamment par les phénomènes de cooptation que j’ai évoqués et la multiplication d’offensives contre les droits reproductifs, de l’Amérique latine à l’Europe. Il y a des choix à faire. On ne peut pas lutter contre l’ordre marchand et organiser les forums avec de grandes entreprises capitalistes. On ne peut pas concevoir les forums comme des espaces de liberté et admettre que des droits fondamentaux y soient remis en cause.

5. Le consensus en question. La recherche du consensus (qui ne veut pas dire unanimité) fait partie du fonctionnement de toute organisation (raisonnable) — ce qui n’empêche pas de voter quand il faut démocratiquement choisir entre des possibilités alternatives. Quoi qu’en disent certains, le vote reste un élément essentiel de notre pratique démocratique. Pourquoi alors ne votent-on pas, en règle générale, dans le processus des forums ? Parce que, à la différence d’un comité de grève ou de lutte, il rassemble des composantes tellement hétérogènes (un comité local, une confédération mondiale…) qu’il n’y a plus de commune mesure entre elles. Le fonctionnement au consensus est une forme adaptée aux besoins des forums, mais pas pour autant une forme universalisable et « supérieure » aux pratiques « antérieures ». Il peut d’ailleurs être facilement perverti quand certains interprètent souverainement le consensus en refusant toute vérification par le vote.

Pendant plusieurs années, le fonctionnement au consensus a eu un caractère dynamique dans le CI et des assemblées préparatoires des forums : il a permis d’aller de l’avant en laissant le temps aux divergences d’être débattues, relativisées, voire surmontées. Mais il ne faut pas confondre consensus, blocage et guerre d’usure.

Un exemple : le débat sur les rythmes des forums, une question qui était et reste très importante. Si nous fonctionnions effectivement au consensus, cela fait longtemps que la décision aurait été prise de ralentir le rythme des forums mondiaux (compris ici comme un événement, le processus étant lui permanent), tant il est clair que telle était l’aspiration de la majorité des composantes actives concernées. Or, non seulement cela n’a pas été le cas, mais les décisions prises au Conseil international de Parme (octobre 2006) ont été remises en cause au fil des mois. La semaine du 26 janvier 2008 était initialement conçue comme un temps de mobilisation mondiale ouverte à tous les acteurs sociaux et citoyens — le FSM proprement dit ne devant avoir lieu qu’en 2009. A plus d’un titre, ce choix avait beaucoup de sens mais, en bout de course, cette journée est symboliquement et nominalement devenu le FSM 2008.

Cette perversion du fonctionnement au consensus renforce le pouvoir, au sein du Conseil international, des structures (et individus) qui ont la capacité financière et organisationnelle d’être présent à toutes les réunions. Eux seuls peuvent en effet mener de telles « guerres d’usure ». Elle marginalise la contribution des mouvements et réseaux qui n’ont pas de moyens financiers et d’appareil de permanents importants — ou qui ne peuvent consacrer tant d’énergie au fonctionnement interne du CI compte tenu des responsabilités militantes qui sont par ailleurs les leurs. La représentativité du CI s’en ressent. Le poids du secrétariat (de fait), de structures syndicales sommitales, de grosses ONG, d’institutions ecclésiastiques et d’agences de financement est disproportionné par rapport à leur représentativité sociale.

Du coup, dès qu’une question dérange, elle n’est tout simplement pas débattue. Comme la remise en cause du dogme de Davos. Reprenons l’exemple des journées mondiales du type 26 janvier, où des acteurs multiples se mobilisent « sur place » dans le maximum de localités. Elles gagneraient beaucoup à être organisées durant le printemps de l’hémisphère Nord (bien peu de pays se trouvant alors au cœur de l’hiver !) plutôt que fin janvier — ne serait-ce que pour pouvoir occuper joyeusement la rue, l’espace public, au lieu de louer fort cher des salles inadaptées. Mais une telle suggestion, répétée, a toujours été écartée sans plus de débat… parce que Davos.

Il serait très intéressant de faire la liste des questions qui se débattent dans le CI du FSM — comme la place des partis (je rappelle que j’ai toujours été d’accord avec le fait de ne pas en faire des co-organisateurs des forums) — et les questions qui ne se discutent pas, même quand elle sont soulevées à bon escient (au CI de Parme par exemple, en prévision de Nairobi) — comme le rôle des institutions ecclésiastiques ou des agences de financement. Ce sont pourtant des questions tout aussi intéressantes que celle des partis ; et fort problématiques aussi !

6. Dialectique d’en haut et d’en bas. Le rôle du CI est limité et les mouvements sont dans une large mesure libre de façonner chaque forum par leurs initiatives. C’est l’une des richesses du processus — et qui fait que l’avenir du processus est véritablement à responsabilité partagée. Les faiblesses du processus sont aussi celles de ses composantes socialement radicales, et pas seulement des « autres ».

Mais il y a très peu de lieux où l’expérience mondiale puisse être partagée et la réflexion collectivisée en dehors des FSM « centralisés ». Les réunion du CI et de la coordination des mouvements sociaux en font partie, mais remplissent aujourd’hui mal leur fonction, sur ce terrain. C’est un véritable talon d’Achille au moment où le processus international se fait plus inégal et où la portée des clivages politiques devient plus immédiate. C’est ce qui donne son importance à la question du fonctionnement du CI.

7. Un avenir ouvert. Il y a évidemment beaucoup à dire, mais il faut savoir terminer un texte. Alors concluons brièvement. Le chapitre des forums sociaux n’est pas clos. Ils gardent dans bien des pays (et à l’échelle internationale) une fonction unique d’espace militant de convergences. Mais le processus est traversé de contradictions bien plus fortes que durant les premières années.

Dans bien des pays aussi, le lien dialectique entre les forums et les mobilisations sociales ou anti-guerre (qui a été si important, comme en 2002-2003) n’est aujourd’hui pas évident. Cette « déconnection » apparaît dans des pays, mais aussi lors d’importantes échéances internationales, comme contre l’OMC à Hongkong en décembre 2005. Elle est très dangereuse. Non seulement les forums risquent de tourner à vide, mais ils peuvent alors détourner des mobilisations les ressources financières et militantes dont elles ont besoin.

Beaucoup va dépendre du maintien (là où il existe) ou du rétablissement (là ou il est distendu) du lien entre forums et luttes. En cas de succès, le processus des forums sera à nouveau vivifié par la radicalité des résistances sociales à la marchandisation du monde. En cas d’échec, l’institutionnalisation rampante du processus l’emportera. Le succès ou l’échec ne dépendent pas seulement de ce que nous ferons. Mais un peu quand même.

Pierre ROUSSET anime le site Europe solidaire sans frontière.