A mesure que des marchandises s’entassent sur les quais de Bangkok à Shanghai, et qu’un nombre record de travailleurs est licencié, les populations d’Asie du Sud-est commencent à se rendre compte qu’elles sont en train de vivre non seulement un déclin économique, mais également la fin d’une époque.
Depuis plus de 40 ans, l’avant-garde de l’économie de la région a été son industrialisation tirée par les exportations. Taïwan et la Corée du Sud ont été les premières à adopter cette stratégie de croissance au milieu des années 1960, avec le dictateur coréen Park Chung-Hee (1963-1979) qui incitait les entrepreneurs de son pays à s’orienter sur l’exportation, entre autres en coupant l’électricité des usines de ceux qui refusaient d’obtempérer.
Le succès de la Corée et de Taïwan ont convaincu la Banque Mondiale (BM) que ce modèle était l’option pour l’avenir. Au milieu des années 1970, Robert McNamara – qui était alors le président de la BM [1968 à 1981, en ayant été avant Secrétaire à la défense et, encore avant, membre de la direction de Ford Motor Corporation] – a élevé cette orientation au rang de doctrine, en expliquant que « des efforts spéciaux doivent être faits dans de nombreux pays pour qu’ils détournent leurs entreprises de production des marchés relativement modestes associés à la substitution d’importations pour qu’ils se tournent vers les possibilités beaucoup plus grandes offertes par la promotion des exportations. »
L’EOI [modèle de croissance tiré par les exportations] est devenu un des principaux points de consensus entre la BM et les gouvernements du Sud-Est asiatique. Les deux parties ont compris que l’industrialisation de substitution à l’importation ne pouvait se poursuivre que si le pouvoir d’achat domestique était augmenté au moyen d’une redistribution significative des revenus et des richesses, ce qui était simplement hors de question pour les élites de la région. Les économies orientées vers l’exportation, surtout vers le marché relativement ouvert des Etats-Unis, apparaissaient donc comme une substitution relativement indolore [ce qui sera suivi d’une hausse de revenu].
Le capital japonais crée une plateforme d’exportation
La BM a soutenu l’établissement de zones consacrées à la production pour l’exportation, où le capital étranger pouvait être associé à de la main-d’œuvre bon marché (en général féminine). Elle a également soutenu la création d’avantages fiscaux pour les exportateurs et, avec un succès moindre, elle a promu la libéralisation du commerce.
Mais ce n’est qu’à partir du milieu des années 1980 que les économies du Sud-est asiatique ont démarré, ceci non pas tellement à cause de la BM qu’à cause de la politique commerciale agressive des Etats-Unis. En effet, en 1985, sous ce qui est connu sous le nom d’accords du Plaza [du nom de l’hôtel de New-York où s’est tenue, en septembre 1985, la Conférence entre Etats-Unis, Japon, RFA, France et Royaume-Uni pour fixer les taux de change], les Etats-Unis ont imposé une modification du taux de change du yen japonais par rapport au dollar. En renchérissant les importations japonaises pour les consommateurs américains, Washington espérait réduire son déficit commercial avec Tokyo. La production japonaise est devenue prohibitive en termes de coût de la main-d’œuvre, obligeant les Japonais à transférer les branches productives utilisant une forte quantité de main-d’œuvre vers des régions à bas salaires, en particulier en Chine et en Asie du Sud-est. Au moins 15 milliards de dollars d’investissements directs japonais se sont écoulés vers l’Asie du Sud-est entre 1985 et 1990.
L’afflux de capitaux japonais a permis aux pays « récemment industrialisés » du Sud-est asiatique d’échapper au resserrement du crédit qui s’est produit au début des années 1980, suite à la crise de la dette du Tiers-Monde, de surmonter la récession globale du milieu des années 1980 et de prendre le chemin d’une croissance à grande vitesse. La centralité de l’endaka ou réévaluation de la monnaie japonaise est reflétée dans l’afflux d’investissements étrangers directs dans la formation du grand capital, qui s’est accéléré de manière spectaculaire à la fin des années 1980 et dans les années 1990 en Indonésie, en Malaisie et en Thaïlande.
La dynamique de la croissance stimulée par les investissements étrangers a été le mieux illustrée en Thaïlande qui, en l’espace d’à peine cinq ans – entre 1987 et 1991 – a reçu 25 milliards de dollars d’investissements directs en provenance de pays riches en capitaux tels que le Japon, la Corée et Taïwan. Quelles qu’aient été les préférences de la politique économique du gouvernement thaïlandais – qu’elles fussent protectionnistes, mercantilistes ou en faveur du marché – cette énorme quantité de capitaux en provenance de l’Asie de l’est qui entraient en Thaïlande ne pouvait que déclencher une croissance rapide. La même chose s’est passée dans les deux autres pays d’Asie du nord qui ont reçu des capitaux : la Malaisie et l’Indonésie.
Mais ce n’était pas seulement l’échelle des investissements japonais durant une période de cinq ans qui a été importante, c’est aussi la manière dont cela s’est passé. Le gouvernement japonais et les kereitsu ou conglomérats, ont fait des projets et coopéré étroitement dans le transfert d’équipements de firmes industrielles vers l’Asie du Sud-est. Un point clé de ce projet était la relocalisation non seulement de grandes entreprises comme Toyota ou Matsushita, mais aussi d’entreprises petites et moyennes qui ont fourni des schémas productifs et des composants au processus de production. Un autre objectif était l’intégration des opérations de fabrication complémentaires (chaînes productives) qui étaient répandues dans différents pays de l’ensemble de la région. Le but était de créer une plateforme productive en Asie Pacifique pour la réexportation vers le Japon et l’exportation vers des marchés dudit Tiers Monde.
Il s’agit d’une politique et d’une planification à grande échelle, gérées conjointement par le gouvernement japonais et des entreprises, et stimulée par la nécessité de s’ajuster au monde d’après l’accord du Plaza. Comme l’a expliqué avec une certaine candeur un diplomate japonais : « Le Japon est en train de créer un marché exclusivement japonais dans lequel les nations de l’Asie Pacifique sont incorporées dans le système dit de keiretsu [conglomérat financier-industriel]. »
La Chine domine le modèle
Si Taïwan et la Corée ont été les pionnières dans le modèle et le Sud-est asiatique les a suivis avec succès, c’est la Chine qui a perfectionné la stratégie de l’industrialisation tirée par l’exportation. Avec son armée de réserve de main-d’œuvre bon marché, sans pareil dans le monde, la Chine est devenue « l’atelier du monde », attirant 50 milliards de dollars en investissements étrangers durant la première moitié de la décennie. Pour survivre, les firmes transnationales n’ont eu d’autre choix que de transférer leurs opérations exigeant une main-d’œuvre intensive à la Chine pour tirer l’avantage de ce qui a commencé à être connu sous le nom de « prix chinois », provoquant ainsi une énorme crise dans les forces de travail des pays capitalistes avancés.
Ce processus dépendait du marché états-unien. Aussi longtemps que les consommateurs états-uniens se gavaient, les économies d’exportation de l’Asie orientale pouvaient continuer à fonctionner à plein rendement. Le taux bas de l’épargne des ménages aux Etats-Unis ne constituait pas un obstacle, puisque le crédit était disponible en abondance. La Chine et d’autres pays asiatiques se sont précipités sur les bons du Trésor états-uniens et ont consenti des prêts massifs aux institutions financières états-uniennes, lesquelles à leur tour ont prêté aux consommateurs et aux acquéreurs d’habitations. Mais maintenant le système financier états-unien a implosé, le crédit s’est contracté très fortement, et il est peu probable que le marché états-unien puisse continuer à servir de source de demande aussi dynamique que par le passé. Et cela ne sera pas le cas avant longtemps. Ainsi que les économies d’exportation asiatiques se trouvent isolées.
L’illusion du découplage économique
Durant plusieurs années la Chine a été présentée comme une alternative dynamique au marché états-unien pour le Japon et pour les économies plus faibles d’Asie de l’est. La demande chinoise avait, après tout, tiré les économies asiatiques, y compris la Corée et le Japon, des abîmes de stagnation et de la crise financière asiatique de la première partie de cette décennie. En 2003, par exemple, le Japon a rompu avec une stagnation d’une dizaine d’années en allant à la rencontre de la soif chinoise de capitaux et de produits à technologies avancées. Les exportations japonaises ont atteint des niveaux records. En fait, au milieu de la décennie, la Chine était devenue « le stimulant par excellence de la croissance exportatrice de Taïwan et des Philippines, ainsi que le principal acheteur de produits du Japon, de la Corée du Sud, de la Malaisie et de l’Australie. »
Bien que la Chine semblât être la nouvelle locomotive de la croissance par les exportations, certains analystes continuaient à considérer comme chimérique l’idée d’un découplage de la locomotive états-unienne [c’est-à-dire d’une économie chinoise pouvant avancer au même rythme sans être tirée par la locomotive états-unienne]. Par exemple, une recherche effectuée par les économistes C. P. Chandrasekhar et Jayati Gosh a souligné que la Chine importait effectivement des produits intermédiaires et des pièces du Japon, de la Corée et de l’ASEAN, mais seulement pour les monter, principalement pour les exporter en tant que produits finis aux Etats-Unis et en Europe, et non pas pour le marché intérieur. Et ils affirmaient : « Ainsi si la demande d’exportations des Etats-Unis et de l’Union européenne ralentit - comme c’est probable avec la récession aux Etats-Unis - cela n’affectera pas seulement la production de manufactures chinoises, mais aussi la demande chinoise d’importation de ces pays asiatiques en développement. »
L’effondrement du marché clé en Asie a fait taire tous les discours au sujet du « découplage ». L’image de locomotives découplées – l’une s’arrêtant et l’autre continuant à avancer sur un autre rail – ne peut plus être appliquée, à supposer qu’elle ait pu être appliquée un jour. On peut plutôt dire que les relations économiques entre les Etats-Unis et l’Est asiatique font penser aujourd’hui à une chaîne de forçats rattachant non seulement la Chine et les Etats-Unis, mais également une série d’autres économies satellites. Ils sont tous liés aux dépenses d’une « classe moyenne » financée par la dette, qui s’est effondrée.
La croissance chinoise en 2008 est tombée de 11 % une année plus tôt à 9 %, au mieux. Le Japon est maintenant dans une profonde récession. Ses puissantes firmes orientées sur des biens de consommation durables pour l’exportation sont ébranlées par la chute brutale des ventes. La Corée du Sud, qui est le pays asiatique dont l’économie a été le plus durement frappée, a vu sa monnaie s’effondrer de quelque 30 % par rapport au dollar. La croissance de l’Asie du Sud-est, en 2009, ne sera probablement que la moitié de ce qu’elle était en 2008.
La colère gronde
La fin brutale de l’ère des exportations aura quelques conséquences désagréables. Pendant les trois dernières décennies, la croissance rapide a réduit le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans beaucoup de pays. Dans pratiquement tous les pays, cependant, les inégalités de revenus et de fortune se sont accrues. Toutefois l’augmentation du pouvoir d’achat pour la consommation a désarmé les conflits sociaux. Maintenant que la période de croissance se termine, une pauvreté croissante dans un contexte d’énormes inégalités va devenir une combinaison explosive.
Environ 20 millions de travailleurs ont perdu leurs emplois en Chine au cours des derniers mois. De nombreux travailleurs devront retourner à la campagne, où ils ne trouveront pas beaucoup de travail. Les autorités sont à juste titre préoccupées, et craignent que ce qu’ils appellent « des incidents de masse » qui ont été en augmentation pendant la dernière décennie, ne deviennent incontrôlables.
Avec la fermeture de la soupape de sécurité de la demande étrangère pour des travailleurs indonésiens et philippins, des centaines de milliers de travailleurs rentrent chez eux, où il y a peu de travail et où les fermes agricoles périclitent. La souffrance s’accompagnera très vraisemblablement de protestations croissantes, comme cela a déjà été le cas au Vietnam, où les grèves se propagent comme un feu de brousse. La Corée, avec sa tradition de travailleurs militants et de mouvements de paysans, est une bombe à retardement. En fait, l’Asie orientale est peut-être en train d’entrer dans une période de protestations radicales et de révolutions sociales, choses qui paraissaient démodées lorsque l’industrialisation tirée par les exportations régnait, il y a trois décennies. (Traduction A l’Encontre)
* Professeur en sciences politiques et sociales de l’Université de Filipinas (Manille). Il est membre du Transnational Institute d’Amsterdam et président de Freedom from Debt Coalition, ainsi qu’analyste dans Focus on the Global South.