|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > français > Archives du site > L’arc des crises > Armée inc.

PAKISTAN

Armée inc.

Lundi 4 février 2008, par Feroz MEHDI

L’assassinat le 27 décembre de Benazir Bhutto, ancienne première ministre du Pakistan et leader de l’opposition dans ce pays, a provoqué une onde de choc dans le monde entier. Son parti, le Parti du peuple pakistanais (PPP), ainsi que la majorité de la population ont blâmé le président Pervez Mucharraf pour ce meurtre, tandis que le gouvernement pakistanais et ses alliés ont montré du doigt les islamistes. Le président américain George Bush a aussi réagi en s’en prenant aux activistes islamistes.

Que des émules d’Al-Qaeda ou des talibans soient derrière la mort de Benazir Bhutto ferait bien l’affaire de Washington, qui cherche par tous les moyens à justifier sa croisade, « la guerre contre le terrorisme ». Cette vision est relayée par les grands médias occidentaux, comme The Economist qui décrit le Pakistan comme « le pays le plus dangereux au monde ». Les islamistes sont présentés comme un monstre homogène, prêt à prendre le contrôle d’un État chaotique sur le bord de l’éclatement, et qui en plus possède l’arme nucléaire. Mais cette logique ne tient pas compte d’une réalité indéniable : au Pakistan, ce ne sont pas les islamistes qui choisissent les dirigeants de l’armée ; ce sont plutôt les généraux qui déterminent la marge de manoeuvre dont jouissent les islamistes.

L’insécurité, la mère de l’armée pakistanaise

« Chaque pays a une armée, mais au Pakistan l’armée a un pays. » Ce dicton populaire pakistanais exprime bien l’influence inégalée dont jouit l’armée dans ce pays. Comme le souligne le président de la Commission des droits de la personne du Pakistan, I.A. Rehman : « Le Pakistan a vu le jour en 1947 dans des circonstances qui ont forcé les pères fondateurs à se préoccuper grandement de la sécurité du pays. Cet État n’avait jamais existé de manière autonome dans le passé, les relations étaient tendues avec son grand voisin indien, qui lui était hostile, et sa viabilité était loin d’être assurée. » Par crainte de l’Inde, les premiers dirigeants du Pakistan ont eu comme priorité de créer une puissante armée. Plus de la moitié du budget a été allouée à l’armée, des sommes qui ont même atteint les trois-quarts du budget durant les premières années d’existence du pays. Cette obsession pour la sécurité a favorisé la concentration et la centralisation du pouvoir entre les mains de l’armée, au détriment des partis politiques.

Armée Inc.

Depuis sa création en 1947, le Pakistan a été sous contrôle direct de l’armée durant plus de la moitié de son existence. Le reste du temps, le pays a été gouverné par des civils élus. Cette alternance entre le pouvoir civil et militaire prend la forme de cycles d’environ 10 ans. Mais en réalité, il s’agit d’une illusion, car le Pakistan n’a jamais vraiment goûté à la démocratie.

Les longues périodes de régime militaire ont permis à l’armée d’étendre ses tentacules. Elle contrôle par exemple de grands pans de l’économie. L’armée possède des entreprises de construction, des cimenteries en passant par des usines de céréales. Dans son livre sur l’armée pakistanaise publié en 2007, Ayesha Siddiqa, une ancienne chercheuse de la marine, estime que les avoirs de l’armée s’élevaient à 20 milliards de dollars, soit quatre fois le total des investissements étrangers au Pakistan en 2006. Elle soutient que plus de 10 % des terres publiques appartiennent à l’armée. Son livre, Military Inc : Inside Pakistan’s Military Economy, est interdit dans son pays d’origine.

Les islamistes et l’armée

Les islamistes n’ont jamais été populaires au Pakistan. Leurs performances électorales sont médiocres avec seulement quelques pour cent des votes. De plus, leur place, comme celle des démocrates, est déterminée par l’armée. C’est la dictature du général Mohammed Zia-ul-Haq (1977-1988) qui a favorisé l’islamisation du Pakistan en imposant par exemple des taxes d’origine religieuse et l’appel à la prière télévisée. Le général Zia-ul-Haq, avec l’appui des États-Unis, a soutenu les jihadistes contre l’occupation soviétique en Afghanistan. Et aujourd’hui, c’est le général Pervez Mucharraf qui combat les islamistes avec, encore une fois, le soutien des Américains. Le fil continu de l’histoire pakistanaise, c’est donc l’omniprésence de l’armée pakistanaise et l’appui indéfectible que lui portent les États-Unis. Par conséquent, ce sont les militaires, et non les islamistes, qui menacent le Pakistan et qui empêchent l’émergence d’une véritable démocratie.

Le leg de Benazir Bhutto

Benazir Bhutto, leader du parti le plus populaire pour le moment au Pakistan, se dirigeait vers une victoire importante avant d’être assassinée le 27 décembre. Les commanditaires de cet homicide demeurent inconnus, mais madame Bhutto a été présentée par une bonne partie de la presse occidentale (surtout aux États-Unis) comme « une martyre pour la liberté et la démocratie ».

Malgré ses prises de position libérales, l’ex-première ministre du Pakistan (1988-90, 1993-96) a une feuille de route peu reluisante en matière de démocratie. Durant ses années au pouvoir, Amnistie internationale a accusé son gouvernement d’être l’un des pires au monde en termes de torture et de morts en incarcération. Au sein de son propre parti, le PPP, Benazir Bhutto s’était autodéclarée présidente à vie. Et c’est sous ses ordres que les services secrets pakistanais ont aidé les talibans à prendre racine et ont entraîné des combattants islamistes pour qu’ils fassent le sale travail en Inde et en Afghanistan.

Benazir Bhutto faisait aussi partie de cette élite agraire qui contrôle le Pakistan avec l’armée. Sa famille possède d’énormes superficies de terres dans la province de Sindh. La démocratie n’a jamais pu s’implanter au Pakistan, en partie parce qu’une des seules façons d’émerger sur la scène politique est d’appartenir à cette classe de propriétaires terriens.

Les classes moyennes éduquées, qui ont réussi en Inde à s’imposer, sont encore largement mises à l’écart au Pakistan. Malgré les alternances entre régime militaire et civil, une constante demeure au Pakistan : les barons qui contrôlent l’armée, l’industrie et les régions rurales se serrent les coudes pour défendre leurs privilèges. Dans ce contexte, l’alliance entre le président Pervez Mucharraf et Benazir Bhutto pour empêcher l’autre principale figure de l’opposition, Nawaz Sharif, de se présenter aux élections est typique de la manière dont l’armée et les politiciens ont réussi à partager le pouvoir sans se soucier de l’électorat.

Vers la démocratie ou la dictature ?

Les manifestations en faveur de la démocratie de l’automne représentent un phénomène nouveau, et de bon augure pour le Pakistan. Pour la première fois, le peuple a refusé de plier l’échine durant l’état d’urgence imposé par le président Mucharraf. Les citoyens ont plutôt investi les rues en plus grand nombre pour le défier, malgré les répressions policières.

Mais avec la mort de Benazir Bhutto, avec l’expérience des années au pouvoir de Mucharraf, et aussi de ses prédécesseurs militaires (Ayub Khan, Zia-ul-Haq), les Pakistanais se rendent compte que l’armée ne fait pas partie de la solution, mais plutôt du problème. Les forces démocratiques de gauche et de droite sont maintenant unanimes pour rejeter les militaires. La joute électorale (que les élections aient lieu ou non comme prévu le 18 février) en est désormais une entre la démocratie et la dictature. Et dans ce combat, les reculs de l’armée représenteront des victoires pour le peuple du Pakistan.


Voir en ligne : www.alternatives.ca